Parce que tu es ami et que je me fixe une ligne de vie qui doit être honnête, je te dis la vérité. Ces derniers mois, j'ai connu de sérieux soucis familiaux concernant la santé de ma fille. Donc, les problèmes professionnels ont été relégués au second plan. Par bonheur, tout est rentré dans l'ordre. Il ne demeure que la persévérance de Radio France à vouloir se séparer de moi sans que j'en connaisse la raison. Jamais d'avertissement, pas d'explication, encore moins de conseil de discipline. Néanmoins, puisque les camarades Lavige et Dhordain faisaient également partie de la charrette, je suppose une reprise en main des émissions musicales libres et indépendantes. J'entends aussi la volonté de rajeunir et faire évoluer la grille des programmes. En vérité, ces arguments ne tiennent pas, puisque ce sont des rediffusions d'émissions de la journée qui m'ont succédé. Je suis un peu dans la situation de l'ouvrier qu'on licencie pour le remplacer par un robot. C'est très méprisant et cela vaut pour les auditeurs insomniaques ou de par le monde qui méritent un accompagnement réel. Sinon, le micro ne me manque pas. J'en ai mangé durant des dizaines de milliers d'heures toujours dans le souci de mettre l'autre en valeur. Ce qui me fait défaut, c'est la convivialité, l'adrénaline, la découverte ou les retrouvailles avec des artistes, l'énergie partagée avec mon équipe. Je ne me suis jamais senti propriétaire à vie de l'émission. Cependant, j'ai cinquante-cinq ans dont trente passés à France Inter. J'y ai acquis une expérience, des compétences et mon carnet d'adresses est blindé. Radio France est un empire de cinquante stations où quelques-unes de mes petites qualités pourraient être utiles, je crois.
- À ceux qui te demandent les raisons pour lesquelles tu as été viré, tu réponds: «Je ne suis pas viré puisque j'ai été requalifié en CDI par le Conseil des Prudhommes.» C'est quoi ce micmac ?
En juin dernier, le Conseil des Prudhommes de Paris a ordonné ma requalification en CDI et la poursuite de mon contrat. Après une trentaine d'années de cachetons, je suis donc devenu salarié. Toutefois, Radio France conteste cette décision de justice et a décidé de faire appel. En attendant le prochain épisode dans un tribunal, je fais toujours partie de la Maison Ronde, je n'y ai pas d'activité professionnelle, je n'ai pas à m'inscrire à Pôle Emploi et ne peux chercher un autre travail puisque mon contrat prévoit une clause d'exclusivité.
- On ne t'entend plus mais tu rédiges sur ta page facebook des billets délicieux, des souvenirs, des anecdotes... Pourquoi ne pas en faire un recueil, plutôt que de les publier au vent d'internet?
Merci pour les compliments. Très vite, j'ai considéré les réseaux sociaux comme un supplément d'âme de mes émissions. Il y règne une vraie et saine liberté quitte, parfois, à en prendre plein la tronche. Myspace a longtemps été un terrain sympathique pour repérer de jeunes artistes. Sur Facebook, les rapports sont plus rapides et peuvent relever de l'intime. J'y ai des rapports directs avec les auditeurs. Lorsqu'en juin dernier, j'ai été menacé de licenciement, il s'est créé un mouvement extraordinaire de soutien. Un véritable tsunami de solidarité fraternelle. Des pétitions, des lettres expédiées jusqu'à l'Elysée, des dizaines de milliers de posts que je conserve soigneusement. Il me faudrait trois vies pour répondre personnellement à chacun. À défaut, j'écris ce que tu appelles mes billets. Chroniques, souvenirs, recettes de cuisine, hommage à des artistes. C'est une manière de partage. Pourquoi j'en ferai un bouquin? Je ne sais pas si ça a une réelle valeur littéraire et puis, ce n'est pas ma volonté. Je faisais de même pour mes textes dits à l'antenne. Je n'en ai pas fait de compilation. Une fois que c'était parti sur les ondes, cela ne m'appartenait plus. C'est cadeau. Si mes bavardages font sourire, je suis heureux. J'ai toujours eu des problèmes avec les mots argent et carrière.
- Quel(s) disque(s) écoutes-tu en ce moment?
Quand je suis seul et que j'écris, j'écoute du rock métal ou de l'Opéra. À l'heure où je te réponds, c'est Aïda. Sinon, toujours mêmes saucissons de mon adolescence. Pink Floyd, Genesis (période Peter Gabriel), Yes, Van Der Graaf Generator, King Crimson, Gong, etc... À l'heure de l'apéro, une compilation de Depeche Mode ou Chants dans la nuit de Roland Becker. Pour étonner ma fille et ma compagne, Ella Fitzgerald, Orelsan, Charlelie Couture, Bilit de Louis Arti, Wiliam Sheller, La Wally par la Callas, Quadrophenia des Who, Chet Baker, Magma. À chaque fois, avant de lancer le disque, j'explique le contexte, commente, tente de mettre en valeur certains éléments... Bref, je continue à faire de la radio. Comme un animateur qui n'écouterait plus la radio.
- Pas une station qui ne trouve grâce à tes oreilles?
Pour l'heure, je ne peux plus. Sinon Rires et Chansons en cas de blues dans la bagnole. Les camarades Jean-Louis Foulquier et Laurent Lavige ont souffert du même syndrome.
- «Quand reprendrez-vous l'antenne?» Celle-là, on doit te la poser tous les jours...
C'est une question à laquelle ce n'est pas à moi de répondre. Depuis la décision de justice en juin dernier, la balle n'est plus dans mon camp. Je vais radoter mais je crois avoir fait un vrai boulot de service public, sans démériter, durant trente ans. Neuf direction successives l'ont confirmé. Je conçois très bien qu'une grille des programmes doit évoluer et qu'il faut donner à des plus jeunes l'occasion de s'exprimer. Mais ce n'est pas mon cas, puisque ce sont des rediffusions de programmes de la journée qui m'ont remplacé. Programmes qui sont parfois animés par des producteurs plus âgés que moi. Je n'ai pas encore l'âge d'être à la retraite et, pour parler simplement, je dois encore gagner ma croûte afin d'entretenir ma famille. Je ne revendique pas mon retour à l'antenne dans les mêmes conditions que précédemment. Encore que cela ne bouleverserait en rien la grille des programmes et apporterait plus de considération envers les contribuables insomniaques. En revanche, je souhaite continuer à mettre mes compétences au service d'une maison pour laquelle j'ai donné énormément, malgré des horaires compliqués, souvent au détriment de ma vie sociale et familiale. Continuer de servir les auditeurs et les artistes.
- Si tu devais évoquer trois ou quatre «grands» souvenirs, lesquels te viendraient à l'esprit?
La naissance de ma fille, ses premiers pas que j'ai filmés, ses réussites notamment le concours de Sciences-Po Paris; cette nuit-là nous avons réveillé tout un village breton, sa bonne santé aujourd'hui. Mais tu souhaites certainement des bonheurs professionnels. Ils sont tellement nombreux. La rencontre avec René Barjavel dont j'avais présenté les textes au bac et dont j'ai été le dernier ami. Avoir eu Pauline Chauvet et Poupoune Gandon comme collaborateurs. Avoir réussi, via les ondes, a trouver une école pour une petite môme handicapée. Avoir reçu des gamins qui s'appelaient alors Keren Ann, Agnès Bihl, Dyonisos, Bénabar, Camille, Bertrand Belin, Jeanne Cherhal, Loïc Lantoine, Karimouche, Albin de la Simone, La grande Sophie, Yves Jamait, Emily Lozeau, Pauline Croze, Mell, Clarisse Lavanant, etc. [dit d'une traite]... Avoir réussi à gagner ma vie en discutant simplement avec des gens magnifiques. Mon pauvre Papa qui était ouvrier et qui gagnait moins que moi n'arrivait pas à le comprendre. Ouais, un miracle.
- Tu te souviens, Ricet Barrier? Bavarder avec toi me rappelle, là, va savoir pourquoi, sa moustache, son intelligence, sa drôlerie.
Cher Ricet... Dimanche dernier, nous sommes partis en balade. Il y avait un peu de route à faire, j'ai pris le double album en public de Ricet Barrier. Ma fille connaît le répertoire par cœur. Ricet lui téléphonait à la maison en se faisant passer pour le canard Saturnin quand elle était petite. Ma compagne ignorait totalement son existence. Il s'est produit quelque chose d'extraordinaire. À aucun moment, je n'ai été tenté de zapper une chanson. Tout est bon. Rien de faiblard. Un double album guitare-voix. Toute la palette des émotion. Et quel homme délicieux dans la vie...
- Y a-t-il un(e) artiste de la chanson encore de ce monde que tu aurais vraiment aimé avoir et qui n'est jamais venu dans ton studio?
Très peu d'artistes ont refusé de venir dans l'émission. Jackie Quartz peut-être... J'ai également eu un gros manqué avec Daniel Balavoine. Nous avions pris rendez-vous Porte de Versailles. Je suis arrivé en retard. Il était pressé de rejoindre le Paris-Dakar... Je n'ai jamais invité Johnny, j'ai essayé de recevoir Eddy. Ils n'avaient pas besoin de la lumière de mes petites étoiles. En revanche, je sais qu'ils écoutaient l'émission. Sinon, côté chanson, qui manque au générique...
- Sardou? Michel Sardou sur Inter, sous les étoiles, c'aurait été étonnant.
Sardou a été longtemps sur une liste noire à Inter. Enfin, rien d'officiel bien sûr. Mais, dès que j'en parlais, il y avait une levée de bouclier. Un jour, j'ai pris le taureau par les cornes, suis allé voir le patron de l'époque pour lui annoncer que j'allais recevoir Sardou. Déjà, il y avait un côté «je demande la permission»... Elle ne m'a pas été refusée. Si cela ne s'est pas fait, c'est finalement et surtout à cause du chanteur lui-même. Pourquoi viendrait-il sur une radio qui n'a jamais programmé ses disques?
- Tu peux choisir, là, entre Brassens, Brel et Gainsbourg pour une interview en tête-à-tête.
T'es vache. J'ai la sensation que tu me connais bien et sais déjà la réponse. J'ai respiré le même air que deux d'entre eux. Brassens quand j'étais gamin en Bretagne qui m'avait donné du corned-beef, Gainsbourg avec qui j'ai mangé de la queue de boeuf. Malencontreusement, c'était sa période Gainsbarre et ce fut une soirée pénible. Brel, je ne l'ai jamais rencontré mais j'ai vécu des mois en sa compagnie pour écrire mon bouquin «L'éternel adolescent». Si je dois choisir entre les trois, je prends Léo Ferré évidemment. C'était un être magnifique, intègre et sincère. Je pense à lui chaque jour. Comme je pense à Bécaud, Nougaro, Salvador, Nino Ferrer, Francis Lemarque; avec tous je me suis retrouvé à la même table.
- Tu écris en ce moment. De quoi s'agira-t-il? Tu m'as dit, une nuit, vers deux heures du matin, devant la Maison de la Radio où nous en grillions une: «Si je ne pouvais faire qu'écrire, ce serait le bonheur.»
L'écriture est un refuge et un bonheur. En ce moment, j'essaye d'achever un roman qui serait dans la lignée de «La grande bouffe» de Ferreri et qui évoquera les rapports entre la gastronomie et le sexe dans une histoire déjantée. Le tout dans l'espoir de faire marrer le lecteur. Il n'y a que cela qui vaille. Apporter de la fantaisie et de la légèreté dans nos réalités.
(Entretien Baptiste Vignol)