Dans le rétroviseur

Dix disques de discothèque. Palmarès 2013 de la chanson «française». Dans le désordre.

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LE POIDS DES CONFETTIS est un miracle de légèreté folk tout en mélodies virevoltantes. Un an après Louis-Jean Cormier, Lisa Leblanc et Peter Peter, le Québec nous offre Les Sœurs Boulay. L'histoire s'en souviendra.



SANS MOI. En mettant en musique douze poèmes de Philippe Muray, Bertrand Louis délivre avec zèle et une haleine bouillante un chant qui semblait sommeiller dans son cœur. Impressionnant.



LA NUIT NOUS APPARTIENT. De sa voix si particulière, qui a l'accent et la sonorité douce d'une plainte, Bertrand Betsch (le plus brillant des BB de la chanson française?) chante avec splendeur la fragilité des choses humaines.



Conçu sous les alizés à 10.000 km de sa verte Méditerranée, WESTERN HIP-HOP, cinquième album du Marseillais, frémit de chevauchées, de mise aux poings nus, d'ambiances rodéo. Rit est un as de la gâchette.



RACINE CARRÉE. Stromaé agite les dance floors sur fond de couplets problématiques. Voilà précisément ce qui rend percutantes ses chansons modernes et poétiques. Le nouveau Fou chantant.




FEUTRES ET PASTELS. Lynda Lemay est unique, nature et naturelle. Il suffit de la regarder chanter Reste avec elle. Pas de tralala ni de guimauve, juste l'intensité du regard et la finesse de l'interprétation. Une chanteuse obligatoire.



ARTS MARTIENS. Voix off viriles et martiales, scratchs au scalpel, «ouais» approbatifs, boucles enivrantes, lignes pures et sculpturales. Akhenaton, Shurik'n, Imhotep, Kheops et Kephren sont toujours là.



LE GARDIEN DE NÉNUPHAR. Pierre Schott est un chevalier têtu. Sa mélancolie, c'est le blues, qu'il partage avec Cabrel, Christophe, Manset ou Murat. Même retenue, identiques inquiétudes, élégance d'autrefois. Inusable.



MALADIE D'AMOUR. Les chansons du Québécois Jimmy Hunt, animales et planantes, produisent une chaleur étonnante, elles palpitent, elles tremblent, elles rougissent, elles saignent. Un disque d'amour, fou, et follement accompli.



TOBOGGANÉcouter Jean-Louis Murat, c'est regarder à travers des carreaux fleurdegivrés, près d'une cheminée qui ronfle, le souffle des cieux sans étoiles. Ça transporte. Agite-toi paysage.

Baptiste Vignol

Initiales JH


MALADIE D'AMOUR. C'est le titre qui court du troisième album d'un chanteur québécois, Jimmy Hunt. La traversée d'un monde aquatique plongé dans d'aimables ténèbres, l'exploration d'un système où nul souffle n'agite l'atmosphère, où l'ouïe, ce sens délicieux, déploie ses capacités, figurant des formes fantasmagoriques. Au mixage, un New Yorkais, Chris Moore, qui ne parle ni ne comprend le français. La voix du chanteur a donc été domptée comme si elle était un instrument de musique. Au diable ce qu'Hunt dit («Marie-Marthe, vieille conne, finalement, je suis ton ange, je pense à toi» Marie-Marthe), où en est le morceau («Nos corps tombent toujours/ Peu importe d'où on se lance», Nos corps), ce qu'il suggère («Un nouveau corps ce serait si beau/ Un nouveau sexe, une nouvelle peau/ Qu'il soit petit ou qu'il soit gros/ Un nouveau corps se serait si beau», Un nouveau corps), il faut que ça sonne, et ça sonne divinement. Les Québécois vivent un âge d'or de la chanson; c'est là-bas, à Montréal, que ça se passe. L'histoire s'en souviendra. 
Lancées dans de méandreux préliminaires, caressantes sous des nuages de claviers, agitées par des solos de guitare, les chansons de Jimmy Hunt, animales et planantes, produisent une chaleur étonnante, elles palpitent, elles tremblent, elles rougissent, elles saignent. Insoucieuses et sans crainte, sûres de leur force, éléphantesques. «Emmène-moi au dessus du monde/ J'ai de fabuleuses érections/ Emmène-moi au dessus du monde/ Je suis aux commandes de tes seins ronds…» (Au-dessus du monde) Rare plaisir de les découvrir, puis de les réécouter, l'œil clos, l'oreille en éventail; d'en préliber les moites et suaves saveurs. Un disque d'amour, fou, follement accompli.

Baptiste Vignol

Joyeux Noël!


Il n'avait tué ni dénoncé personne mais pâtissait d'une sale réputation pour son «comportement» pendant la Deuxième Guerre mondiale. Faut dire, il avait chanté en Allemagne, le «collabo». Comme Maurice Chevalier et Édith Piaf. Cinquante plus tard, il répondrait: «Nous, on savait que la vie peut parfois être brève / Nous, dans nos rêves, on savait / C'est pour ça qu'on rêvait.» (Nous, on rêvait) Son goût pour les jeunes gens n'avait pas arrangé son cas, à une époque où la majorité se gagnait à 21 ans. On avait donc parlé de «ballets bleus» et de pédophilie forcément. Cette tendance à faire outrage, à voir l'horreur où elle n'est pas, et à pardonner aux ordures. Décembre 1988, à l'âge de soixante-quinze ans, il fête son retour en donnant une exceptionnelle série de récitals au Châtelet. De Trenet, nous connaissions le surnom, ainsi que deux ou trois chansons, La Mer, Y a d'la joie et Je chante. Des monuments qui avaient fini par étouffer son œuvre. Mais les enfants de Pompidou qui en pinçaient pour la chanson savaient l'admiration que Serge Gainsbourg, Georges Brassens ou Jacques Brel portaient au père Trenet. Assez éloquent pour, à 17 ans, laisser un vendredi soir de côté nos «disques laser» des Rita, Daho, Higelin et Souchon qui cartonnaient alors, et courir voir en bande ce vieux monsieur chapeauté, pas mécontents à l'idée de rajeunir l'assistance. Au Bal de la nuit, Les Chiens-loups et Le Revenant ouvrirent cet époustouflant tour de chant composé d'une trentaine de chefs-d'œuvre. Suffisant pour galvaniser le théâtre et nous subjuguer, reléguant même deux heures durant nos idoles (ne trouvait-on pas du Trenet dans Marcia Baïla, Week-end à Rome, Tombé du ciel ou Ultra moderne solitude?) au statut d'aimables auteurs-compositeurs. Fut-ce là le plus beau concert de nos jeunes années? 


Un quart de siècle plus tard, il en reste d'immarcescibles souvenirs, un album live (LE FOU CHANTANT EN PUBLIC) et un éblouissement qui nous pousserait à retourner applaudir Trenet sur scène une vingtaine de fois, au Palais des Congrès, à l'Opéra Bastille en 1993 à l'occasion de ses 80 ans, au Festival «Chante!» de Montauban jusqu'à la salle Pleyel en 1999. 
Didier Varrod lui a consacré un feuilleton radiophonique sur France Inter («Tout l'été pour Trenet»), duquel il a tiré un beau livre richement illustré de documents magnifiques. À deux jours de Noël, voilà un cadeau idéal à offrir aux gamins chez qui l'on croirait soupçonner un penchant pour la chanson moderne et poétique, histoire de leur démontrer qu'elle n'est pas née avec Stromae.

Baptiste Vignol

Viande française


Neuf mois sans discontinuer que leur dernier album PITTOCHA ET LA TISANE DE COULEURS figure dans le Top 200 des ventes de disques en France. Mais personne n'en parle. On y trouve pourtant des duos avec Manu Chao, Thomas Fersen, Juliette, Emily Loizeau, Anne Sylvestre et Danyèl Waro, et personne n'en parle. La semaine du 9 au 15 décembre, quelques jours avant Noël, PITTOCHA ET LA TISANE DE COULEURS s'écoulait autant que les derniers Carla Bruni, Jacques Higelin ou Cali, davantage que les nouveautés de Brigitte Fontaine, La Fouine ou Juliette Gréco qui toutes ont fait la une de l'actualité. Le public est décidément bizarre qui soutient des artistes dont personne ne parle et se fiche des têtes d'affiche. Ah oui! Ils ont la quarantaine, voire moins, sont quatre frères et sœurs d'origine arménienne, Fred, Sam, Alice et Mathilde Burguière, tous multi-instrumentistes. Ils ont enregistré une quinzaine d'albums depuis 1994, ils aiment Brassens, Ferré, les Têtes Raides et Renaud. Ils comptent 100.000 fans sur facebook, ont déjà rempli sept fois l'Olympia, font plus de monde en province que la plupart des vedettes sacralisées par Drucker et Taratata, sillonnent l'Europe deux cents jours par an, mais aucune de leurs chansons n'est jamais entrée en play-list d'une radio nationale. Leur nom? Les Ogres de Barback. Dingue, pourquoi personne n'en parle? Peut-être parce que leurs chansons sont trop bien gaulées, qu'ils ne sont pas des enfants de et n'ont jamais tué personne.

Baptiste Vignol

La Grande Arnaque


Imaginons que Pascal Obispo ait révélé au journaliste du Parisien, Emmanuel «Moi Je» Marolle - qui est son plus grand fan par ailleurs: «J'ai enregistré des chansons comiques qui vont faire marrer le public!» Le scoop aurait été sympathique et d'une bluffante vérité. Mais Pascal Obispo ne plaisante pas, il se prend même très au sérieux. Sorti le 2 décembre 2013, son nouvel album, LE GRAND AMOUR, est probablement le pire disque de l'année. On hésitait un peu entre J'EMMERDE LES BOBOS de Sébastien Patoche et LES AMANTS PARALLÈLES de Vincent Delerm, mais là, Pascal les coiffe sur le poteau. Sans dèc. Tout y est parfaitement prévisible, sur-joué, redondant et daté. Les arrangements. Les thématiques. L'interprétation. Il faut l'entendre prononcer dans un gémissement plaintif et flûté «Arigato!». À pisser de rire. Le premier couplet du premier morceau résume le zozo: «Tout un monde qui s'écroule / Pendant que je chante / Une petite voix dans la foule / Trois minutes quarante, si peu importantes...» Avec une goutte d'inspiration, en soustrayant simplement cinq secondes à la durée évoquée, il s'offrait le luxe de débuter son disque avec un gentil clin d'œil à Sylvie Vartan, suggérant de façon lointaine son tube du printemps 67 2'35'' de bonheur des artificiers Jean-Michel Rivat, Frank Thomas et Jean Renard. Mais Obispo est un bulldozer, il fond sur la rime facile et crétinisante. Trop d'argent, d'excès et d'arrogance auront rayé son disque dur... La seule question qui vaille en matière de chanson est celle de savoir si l'on écoutera à nouveau tel disque qu'on vient d'acheter, parfois parce qu'on en a lu une critique dithyrambique. «Mélodies imparables, textes à fleur de peau, production choc, tubes en cascade... LE GRAND AMOUR est notre dernier coup de cœur de l'année» s'emballait Marolle dans un article daté du 27 novembre 2013. Ceux qui s'estiment volés peuvent adresser leur demande de remboursement au Directeur des rédactions du Parisien, 25 avenue Michelet, 93408 Saint-Ouen Cédex.

Baptiste Vignol

Les références de Julien Doré


Ainsi donc il suffirait d'avoir écrit une chanson enregistrée par Françoise Hardy pour être considéré par la critique comme un auteur accompli? Sur L'AMOUR FOU (2012), l'égérie chantait Normandia signée Julien Doré. Mélodie pâlichonne, texte sibyllin, fourre-tout et abscons. Mais Françoise Hardy n'a pas toujours chanté que de bonnes chansons. C'est pourtant avec une réputation de «parolier» que Julien Doré a sorti LØVE en octobre 2013, son troisième album. On aimerait aimer Julien Doré, lui trouver un souffle d'inédit; ce serait bienvenu pour notre variété. Pour prouver sa différence, n'affirme-t-il pas crânement: «Quand je bosse, je me sers davantage de Kendrick Lamar ou de Frank Ocean que de Charles Aznavour ou Benjamin Biolay»? Si l'on excepte la chanson Paris-Seychelles, joliment clipée - l'image, c'est le point fort de Doré -, ce disque bavard conçu sur des musiques sans ressorts sent un peu trop la satisfaction pour ne pas paraître prétentieux. Le chanteur s'écoute chanter ses mots, ses divagations, ses métaphores qu'il voudrait grandioses, artistiques, colorées - Julien Doré, qui a fréquenté l'école des Beaux-Arts de Nîmes, a admiré Tristan Tzara, Marcel Duchamp, ses ready made et Rrose Sélavy (il faut voir Duchamp en Rrose Sélavy et sans doute aussi relire le poème de Robert Desnos: «Rrose Sélavy voudrait bien savoir si l'amour, cette colle à mouche, rend plus dures les molles couches...»); des références que tous les chanteurs n'ont pas. 


On croise donc au fil de morceaux «gris spleen» visiblement pensés comme des collages pour créer des téléscopages entre la réalité et l'illusion, des «corbeaux blancs», des «oies rouges», des «vipères rousses», des «canards bleus» sur fond de «mer citron». Et c'est sans doute parce que LØVE est né d'une rupture amoureuse - encore faut-il le comprendre !- qu'un des titres précise: «Que c'est long de s'attendre» (On attendra l'hiver)... Aznavour n'aurait pas osé.

Baptiste Vignol

L'alerte Natiembé


L'immensité des îles. Désaxées, closes, orgueilleuses, elles sont sources de résistances séculaires et d'obsédantes rêveries, auxquelles la musique n'échappe pas. La lasciveté martelante et jamaïcaine du reggae. La pop hospitalière des frères Finn en Nouvelle Zélande. La morna, cette plainte née dans l'archipel du Cap-Vert que popularisa Cesària Evora. L'Islande des Sugarcubes et leur son volcanique... De l'île de La Réunion, la France «connaissait» le maloya. Celui d'Alain Peters (récemment adapté par Bernard Lavilliers sur BARON SAMEDI, Rest'là Maloya) et de Danyèl Waro, dont les Inrocks affirment inlassablement qu'il est le plus grand chanteur français vivant. Il faudra désormais compter sur les feux qu'allume Nathalie Natiembé. Tout comme les ciels de son pays, son ample voix se couvre, éclabousse et flamboie. Du maloya, elle a fusionné dans BONBON ZETWAL les racines africaines avec la veine réaliste de la goualante d'avant-guerre, le rock'n'roll et le dub qui mûrit au soleil de Saint-Leu au sein du Kal'Bass Studio (974). La grande musique est proche. Escortée par trois sorciers dévoués (Yann Costa à la réalisation et aux claviers, Boris Kulenovic à la basse et Cyril Faivre à la batterie), Nathalie Natiembé dévoile des chansons moites écrites à l'encre des pluies tropicales. Ouragan de flammes déchirantes, BONBON ZETWAL est le quatrième album d'une dame créole aux charmes désormais consacrés.

Baptiste Vignol


Libre Dalcan


Et si c'était lui désormais, le Messi de la pop française? Depuis la tombée de Sometimes sur Youtube un jour d'été 2013, on sait qu'HIRUNDO, le nouvel et quatrième album de Dominique Dalcan, sortira le 13 janvier 2014. Une date à entourer. Vingt-deux ans après son premier, l'astral ENTRE L'ÉTOILE ET LE CARRÉ (1992). Lui succéda CANIBALE (1994), avec ses deux sommets: Brian (il y était question de Brian Wilson, normal) et le très muratien (période LE MANTEAU DE PLUIE) Danseur de Java. Déjà, Dalcan rivalisait d'adresse avec Daho, la force des tubes en moins. Mais depuis CORPS ET ARMES (2000), Étienne ennuie, et ça n'est pas hélas LES CHANSONS DE L'INNOCENCE RETROUVÉE qui fera tourner les têtes. D'ailleurs, le disque, bien que précédé d'un énorme barouf médiatique tout plein d'alléluias, peine à séduire les foules, qui jadis se comptaient au million d'adorateurs. Entré fin novembre à la troisième place du top des ventes avec 26.000 albums écoulés, il chutait aussitôt de huit rangs, ne séduisant que 12.000 fans en deuxième semaine. Logique. Daho n'a plus ce côté brut et fragile qui faisait, jusque dans son phrasé, unique, le charme magnétique de ses chansons orageuses. À quoi pensent les oiseaux? C'est le deuxième extrait du prochain Dalcan. Délivré ce 4 décembre, le morceau, malgré lui, éclipse tonton Daho qui n'aura pas su, semble-t-il, pour se la donner à nouveau, composer le numéro d'Arnold Turboust. Léger, solaire, aérien, spirituel et chantant, Dominique Dalcan irradie, lui. En apesanteur. Que décembre passe vite! On dirait qu'HIRUNDO annonce déjà le printemps.

Baptiste Vignol

La liberté façon Brel


Tout n'avait donc pas été dit sur Jacques Brel! Fred Hidalgo dans l'ouvrage qu'il lui a consacré entraîne le lecteur dans le sillage du Grand Jacques, et comment résister à l'appel du grand large puisque «tout le malheur du monde vient de l'immobilité»? Ne fut-ce point là d'ailleurs une leçon maintes fois professée par le chanteur toujours disert dans les interviews d'une rare intensité qu'il avait données avant de quitter la scène pour n'y plus remonter ? En partance toujours, donc, nous suivons Hidalgo, expert en «Brélosologie» qui d'emblée souligne chez l'artiste «l'esprit des Gerbault, Mermoz et autre Saint-Exupéry». Il nous est donné d'accompagner le chanteur sur l'Askoy («un yawl au grand mât de vingt-deux mètres») et à bord de divers avions qu'il acquit successivement (initié au pilotage dès l'année 1964). Jusqu'aux vols parfois périlleux aux commandes du célèbre Jojo accomplissant dans le ciel de Polynésie les véritables missions qui lui tenaient le plus à cœur. «J'ai mal aux autres» disait-il et c'est vers ces autres qu'allait sa dévotion comme en témoignera dans «L'aventure commence à l'aurore» Mère Rose, la Supérieure du collège Sainte-Anne à Hiva Oa. 
Au diable la prudence puisque «le monde sommeille par manque d'imprudence»! C'est peu dire que l'ouvrage d'Hidago fourmille de détails et de témoignages qu'il est allé recueillir sur place, aux Marquises où il a longuement enquêté. Jacques Brel plus que tout autre, en moins d'une décennie, emplit l'espace d'une façon absolument exceptionnelle, et tous azimuts, ajouterons-nous, car il était urgent d'«aller voir». C'est ainsi que le hasard l'amena sur Hiva Oa (où déjà reposait le peintre Gauguin, «pourchassé jusqu'à la mort par les tenants de l'ordre» précise Fred Hidago).
« - Finalement, nous restons ici. Le pays est beau ; les habitants agréables et, Dieu merci, ils ne me connaissent pas... » dira Brel à Marc Bastard, un professeur du collège Sainte-Anne. Et jamais en effet, le chanteur n'a laissé entendre aux habitants d'Atuona qu'il était une célébrité internationale. Le destin fit le reste, un destin qui s'accéléra puisque, s'il faut en croire Jean Giraudoux, le destin, «c'est simplement la forme accélérée du temps». Il restait, en effet, à Brel deux ans et huit mois de vie avant d'embarquer pour le dernier voyage qui le ramena à Paris où il allait mourir. Ce sont principalement les dernières années aux Marquises qui nourrissent l'ouvrage de Fred Hidalgo ce qui n'empêche pas les nombreux pas de côté permettant au lecteur de suivre les péripéties d'une vie vécue au galop et à l'arrachée. L'artiste était hors norme et son aura exceptionnelle en avait fait la proie des paparazzis qui ne le lâchaient plus. Pourtant, non sans humilité mais avec humour il déclinait ainsi son identité: «Jacques Brel, l'auteur, compositeur, chanteur, acteur, comédien de comédie musicale, metteur en scène, pilote professionnel première classe, capitaine au grand cabotage, rêveur... et cancéreux». Cela ne saurait suffire à tout le monde: sur tous terrains engagé, il dénonça notamment les «américaneries» qui se déversaient sur les ondes des radios des archipels du Pacifique au détriment de la chanson francophone et s'efforça d'y remédier. Brel avait une personnalité rayonnante et pour beaucoup, les humbles, les oubliés, il fut un modèle. Fred Hidalgo nous apprend encore «qu'une Marquisienne est devenue commandant de bord sur un Airbus A340 d'Air Tahiti Nui, et que le Grand Jacques serait sans doute extrêmement fier de savoir que sa vocation lui est venue, petite, à Hiva Oa, en le voyant voler avec le Jojo !». Et l'auteur de ce bel ouvrage en couverture duquel le Grand Jacques est à la barre rappelle un détail que sans doute on ignore trop: la firme française de construction aéronautique Dassault aurait-elle bénévolement financé la restauration complète du Jojo, un Beechcraft, aujourd'hui abrité par le musée Jacques Brel aux Marquises, si ses dirigeants n'avaient pas pris la mesure de la dimension internationale exceptionnelle du chanteur et de l'homme Jacques Brel? Trente-cinq ans après sa mort, ce géant n'a pas fini de fasciner.

Baptiste & Jean-Claude Vignol

Entre Murat et Muray


Pour son cinquième disque, le chanteur Bertrand Louis, qui était jusqu'ici son propre auteur-compositeur, s'est trouvé avec Philippe Muray (1945-2006) un parolier sur-mesure. La douzaine de poèmes extraits du recueil «Minimum respect» paru en 2003 épousent avec cohérence l'univers houellebéquien qu'explore le chanteur depuis 2001 et son minitube À trente ansÀ trente ans / Laisse-moi te décrire toi qui te parisianises / À trente ans / Comme la vie te matérialise / Appartement...»). Est-ce parce que cette appropriation musicale plaide avec élégance en faveur de la langue française que l'album SANS MOI (SUR DES TEXTES DE PHILIPPE MURAY) recueille autant de satisfecit? L'heure est venue pour Bertrand Louis de le défendre en public. «Entre tes seins et le lointain / On entendait chanter un psaume / Essor d'oiseaux, nuage carmin / Je me souviens de ce royaume...» (L'existence de Dieu). Assis à son piano qu'il traite avec vélocité, formidablement accompagné par un guitariste, Jérôme Castel, dont le visage, malgré la barbe et les lunettes, rappelle le Jean Marais des «Fantômas», Bertrand Louis délivre avec zèle et d'une haleine bouillante un chant qui semblait sommeiller dans son cœur. Impressionnant.

Baptiste Vignol

Double B(etsch)


«Je suis cette voix qu'on n'entend pas / Je suis une ombre dans la pénombre / Je suis une bombe qui n'éclate pas» (Dieu seul me voit). Dans la famille des B/B/ de la chanson française, on connaît Bruno Bénabar (le babillard), Bertrand Belin (le bélinographe), Benjamin Biolay (le bien-disant) et Bertrand Burgalat (le bizarre). Le plus brillant restant pour beaucoup le méconnu Bertrand Betsch. Qui n'en demeure pas moins leur éclaireur puisqu'il fut le premier à sortir en 1997 un CD désormais guetté par les collectionneurs, LA SOUPE À LA GRIMACE. Il y a la chanson de digestion, puis celle, aromale, qui vous élève, labyrinthique, dédiée aux transports des esprits et des sens. Bertrand Betsch en est un magicien. «J'ai envie, disait-il en 2004 lors du lancement de son troisième disque PAS DE BRAS, PAS DE CHOCOLAT, de faire une carrière au sens premier du terme: "creuser dans", "extraire les matériaux" pour construire quelque chose.» Pour construire quelque chose, le Parisien a fini par fuir les labels afin de fonder le sien, 03H50. Sans lésiner ni tenir compte de l'agonie du marché - perdu pour perdu, autant lâcher les chiens !-, Bertrand Betsch dévoile avant l'hiver, sur un double album, vingt-six élégies peignant des amants la joie et la tristesse. Hanté par 1. la fuite du temps (Je ne fais que passer, Le moulin de la mémoire), 2. l'enfance évaporée (L'offrande), 3. cette jeunesse triomphante et ces «dunes blondes sous les robes» qu'après l'âge de quarante ans l'on ne peut plus que contempler dans son rétroviseur (Girls), 4. la faucheuse dont l'ombre grandit (Le passage à niveau, Les linceuls n'ont pas de poche, Au fond du cœur), 5. l'amour salvateur («L'amour, c'est se sentir à sa place à bord d'un brise-glace» Amour; «Sans amour, il n'y a rien que des mouchoirs à chagrin...», Parce que) et 6. la folle espérance d'écrire un jour «le» morceau (À la radio), LA NUIT NOUS APPARTIENT comblera les âmes égarées pour qui le style et les mots ont gardé leur importance. Produites avec classe, ces chansons courtes (six titres durent moins de trois minutes, quatre seulement excèdent les deux-cents quarante secondes) brillent d'images déchirantes, toutes en rimes précises, inattendues, nourries de réminiscences rimbaldiennes ou d'antiquités d'Annegarn (Bruxelles). De sa voix si particulière, qui a l'accent et la sonorité douce d'une plainte, Bertrand Betsch chante la fragilité des choses humaines. C'est une splendeur.

Baptiste Vignol

Un-deux-trois Laffaille


Gilbert Laffaille, avec deux f. De ces auteurs-compositeurs capables de fabriquer des chansons aussi rondes, poétiques, fraîches et surprenantes qu'une goutte de pluie qui vous tombe sur le front en plein soleil. Dont les mots, à nu, supportent sans peine l'épreuve de la lecture. La plupart des chansons de sa dizaine d'albums (LE PRÉSIDENT ET L'ÉLÉPHANT, son premier 33 tours, est sorti en 1977) furent éditées par le fort regretté Christian Pirot dans deux recueils, «La ballade des pendules» (1994) et «La tête ailleurs» (2001), préfacés par Claude Duneton et Philippe Delerm. Cette élégante collection destinée aux paroliers réunissait Bernard Dimey, Brigitte Fontaine, Francis Lemarque, Pierre Louki, David McNeil, Georges Moustaki ou bien encore Gilles Vigneault. En 1981, un autre poète, Claude Nougaro, demandait: «Vous connaissez Laffaille? Voilà un garçon qui, mine de rien, en dit des choses!» C'était à l'époque de son troisième disque, KALÉIDOSCOPE (1980). Mais n'est-ce pas aussi pour Gilbert Laffaille que fut créée l'expression «Nouvelle Chanson française»? Elle regroupait à la fin des années 70 Alain Souchon, David McNeil, Renaud, Louis Chedid, Francis Cabrel, Yvan Dautun, Isabelle Mayereau, Philippe Chatel, et proposait une troisième voie à l'alternative «Chanson à texte» d'un côté (dont les chefs de file étaient Béart, Brassens, Brel et Ferré), «Variété pailletée» de l'autre (celle des Cloclo, Mike Brant, Mireille Mathieu et Johnny Hallyday). Rappelons également que Stéphane Grappelli, Richard Galliano, Maurice Vander et Jean-Jacques Milteau l'escortèrent sur certains morceaux... Assez!
Quatorze ans que ce monsieur de la chanson n'était pas allé en studio. LE JOUR ET LA NUIT vient de tomber, et c'est Laffaille qu'on retrouve, avec ses chansons de rage douce. Dédiée à Josiane, sa chère et tendre, disparue en 2005, le disque s'ouvre sur une lettre magnifique : «Si un jour léger / Dorait tes cheveux / - Je peux bien rêver / un peu? -» (Si tu n'es plus là). Et nous voilà partis pour douze complaintes climatiques qui passent de l'orage qui menace à l'azur mascarin, de la bourrasque à l'embellie, aussi bonnement que le temps tourne sur les criques du bout du monde. «Le ciel est bleu, la mer est grise / La lumière change à chaque instant / Il y a des îles indécises / Et des pays de goélands» (La chambre rose). Qu'ajouter si ce n'est qu'avec Jardin des plantes, sixième plage du CD, Gilbert a écrit une chanson qui aurait fait partie des tours de Charles Trenet si le maître l'avait signée. Deux minutes quarante de grâce pure. Laffaille est de retour.

Baptiste Vignol

Le raz-de-marée Cormier


Né le 26 mai 1980 à Sept-Îles, sur la rive nord du Golfe du Saint-Laurent, à 928 km de Montréal, ce garçon brun au teint pâle est devenu le Benjamin Biolay du show biz québécois, son gage de qualité, auteur, compositeur, interprète, musicien, producteur. Par delà l'intelligence des textes, la grande force des chansons signées Louis-Jean Cormier, ce sont leurs mélodies, résolument modernes et qui donnent le tournis. D'abord tête pensante du groupe de rock Karkwa (quatre albums de 2003 à 2010, et plusieurs Félix), Louis-Jean Cormier est aujourd'hui, grâce au disque LE TREIZIÈME ÉTAGE sorti en septembre 2012 et conçu peu avant que n'éclate le Printemps érable, un chanteur acclamé. «C’était l’aube du printemps québécois, racontait-il à Sylvain Cormier dans Le Devoir du 15/9/2012. On parlait de ça, Stéphane Archambault [acteur et chanteur québécois] a lancé une phrase qui m’est rentrée dedans comme jamais: “Tous les grands soulèvements populaires, ça a été orchestré par des artistes, et moi, je trouve qu’en ce moment, on fait rien.” Ça a fait "ting !" dans ma tête. Je me suis trouvé passif. Ça m’a pas fait écrire des chansons partisanes, mais plus engagées socialement. Des chansons qui constatent, qui posent des questions, qui regardent le présent et l’avenir.» De ces airs qui manquent tant en France, ce pays comme KO debout. Les thèmes de TREIZIÈME ÉTAGE? Rien de révolutionnaire, mais les grands discours lancinants («Toujours la même cassette / Et si on la faisait jouer à l'envers pour une fois / En éliminant tous les effets dans la voix / Est-ce qu'on y verrait plus clair?» La Cassette); la mollesse ambiante («C'est à croire qu'on se sent bien / À bout de souffle / Un pied sur le bord du gouffre / Et l'autre qui devine ce qui s'en vient» Transistors); l'angoisse qui enfle («L'étau se resserre / J'ai le mal du pays / J'ai mal à mes pères / Qui vieillissent aussi / J'ai mal au malaise, malaise dans la foule / Sentiment qui pèse, du bateau qui coule» Un refrain trop long); le narcissisme («Y ont mis des miroirs / Dans l'ascenseur / Depuis y a plus personne qui se plaint / De sa lenteur» L'ascenseur)... Avec aussi de superbes - l'adjectif est choisi- chansons d'amour (Bull's eye, La seule question). Et un chef-d'œuvre, Le Monstre, sur la maladie infantile. « Je veux qu’on fasse le tour de la planète / À vélo / J’veux encore te prendre sur mes épaules / Dans les shows ». Il faut avoir un enfant pour écrire quelque chose d'aussi poignant. Grand vainqueur du 35ème Gala de l'Adisq (l'équivalent des Victoires de la Musique au Québec), Louis-Jean Cormier a reçu le 27 octobre 2013 trois Félix (Meilleur album rock, Auteur-compositeur et spectacle de l'année). «N'écoutez pas la musique francophone par compassion. Restez sélectifs et écoutez la musique que vous aimez!» a-t-il lancé dans ses remerciements. Tout Cormier. 

Baptiste Vignol

L'étoile Moffatt


Douze années depuis AQUANAUTE (2002) qu'on attend que la France se laisse captiver par Ariane Moffatt, idole moderne au Québec où la jeune femme collectionne disques d'or et Félix. Compositrice de très haut vol, ses chansons sont des navettes propulsées par une voix magnétique, de lumière et de soie. Sorti en février 2012, MA est son projet numéro quatre. Dix-huit mois après son lancement, quand, apaisé, on s'y replonge, passé le stade de l'écoute forcément troublante d'un «nouveau Moffatt», cet album t'explose dans la tête. Pan, pan, pan. C'est du 77. Électronique mais onctueux, grisant et voluptueux. MA ? Titre d'inspiration japonaise. «Une expérience sensorielle du vide en tant que substance, l'intervalle, la durée, la distance, non pas celle qui sépare mais celle qui relie. Le vide comme matière à ressentir, à contempler, à entendre» lit-on au recto du livret, traduit en english au verso. Car la Montréalaise joue sur les deux versants culturels de sa ville, son pays, qui proposent aujourd'hui ce qui se conçoit de plus ambitieux en matière de chanson. Onze pistes, six chantées en anglais (l'immense All yours) contre cinq en langue de chez nous qui s'étendent comme des élastiques. Objectif : décrire le sensitif. L'appel des plaisirs charnels (Hôtel amour), la question du jeûne, de la jeunesse et la sacralisation du jeunisme (Mon corps), les canicules étouffantes (La pluie et le beau temps), l'affliction qui foudroie (L'homme dans l'automobile), le désir de l'autre (Sourire sincère). Assez puissant pour que ce disque trouve son orbite. Nominée dans quatre catégories au prochain Gala de l'Adisq, Ariane Moffat concourra le 27 octobre 2013 pour un onzième Félix. Il deviendrait presque urgent que les Français prêtent l'oreille à l'une de «nos» très rares chanteuses au potentiel planétaire.

Baptiste Vignol

Aux chiottes «Les Inrocks»


Combien de milliers de lecteurs seront-ils dégoûtés? Les Inrockuptibles que j'achète depuis son n°17 (avec le portrait de Chris Isaak, il y a 25 ans...); ce magazine qui, grâce aux articles de Mishka Assayas, Jean-Daniel Beauvallet, Christophe Conte..., m'a permis de découvrir (et d'applaudir parfois) Bjork, PJ Harvey, Fiona Apple, Suzanne Vega, Aimee Mann, Crowded House et tant d'autres artistes avant qu'ils ne connaissent le succès; cet hebdo dont on aimait la liberté d'esprit qui, bien que n'ayant jamais fait un must de Noir Désir, consacre ce matin à Bertrand Cantat, dans l'unique but de vendre du papier, sa «une» pleine face! C'est proprement écœurant. Par-delà la question selon laquelle un homme qui écrase le visage d'une femme au point de détruire son cerveau devrait se faire oublier s'il a un reste de pudeur, avec cette couverture, gens des Inrocks, vous vous vautrez aujourd'hui dans le sang qui coula longtemps du crâne fracassé de Marie Trintignant.

Baptiste Vignol

Du punch et du style


Il a le nez cassé des enfants des quartiers qui fréquentaient les salles de boxe. Faut bien se faire respecter. Dans sa voix, l'accent de Marseille, où «Riton», rentré du collège, écoutait sur son magnétophone les K7 de Renaud et des Beastie Boys. En 2005, à propos de son deuxième CD, SANS TAMBOUR NI TROMPETTE (produit par Zenzile), Bayon écrivait: «L'école Rit, c'est celle du "riddim" détaché du folklore; l'école flottante Jack Johnson ("as" surfer cinéaste hawaïen recyclé bluette "via" les coraux), la classe Pierre Schott (cajun reggae d'Alsace); l'école cool. Du ragga de garrigue fondant Brassens et Marley.» Bientôt quadragénaire, le regard du chanteur brille toujours du feu des grands voyageurs pour qui la liberté conditionne le beau. Momentanément exilé à 10.000 km de sa verte Méditerranée, Rit vient de sortir son cinquième album, WESTERN HIP-HOP, conçu sous les alizés dans une case en bois sous tôles. Le disque frémit de chevauchées, de mises aux poings nus, d'ambiances rodéo. Cet as de la gâchette qui tire et rengaine d'un seul geste, non sans avoir fait tourner auparavant son colt autour de l'index, devrait avoir son portrait punaisé dans les bureaux des programmateurs-radio. Multi-instrumentiste, parolier capable d'esquives et de feintes, Rit possède l'art du refrain qui fouette. Entre une pure leçon de tchatche (Western & Hip-Hop), un hymne ouvrier 2010 (Café clope), une série de jabs adressée aux sheriffs de la variété (Le Beat la Bass) ou une baston toute en punchlines (Rit Vs Riton), les morceaux de ce sceud***** s'égrainent en dix claquements de doigts.


Tout comme ce combat de légende qui opposa, le 6 avril 1987, Marvin «Marvelous» Hagler et Ray «Sugar» Leonard, la Brute contre l'Artiste. Douze rounds qui filèrent comme un seul. Cette nuit-là, l'impensable s'est produit: absent des rings depuis cinq ans, Leonard pique et, les bras baissés, tourne en souriant autour d'Hagler qui jamais ne parvient à le cadrer...
Oui, l'avenir appartient aussi aux esthètes.

Baptiste Vignol

Le site de Rit: lesitederit.com

Bel est Belin


Il a la voix boiseuse, et l'on compte peu de crooners en France qui cachent dans leurs cordes un tel instrument. La texture de ses textes, comme des bélinogrammes rédigés dans l'urgence, lui donne les traits d'un chaman qui chante. «La nuit envahit tout / Paroles / Poumons / Pays». Je répète: «La nuit envahit tout / Paroles / Poumons / Pays» (Pauvre grue). Mais un rai d'espérance fuse de ses climats inquiétants, quoique sensuels et fertiles en rêveries. Des étoiles nouvelles. Le quatrième volet de sa quête discographique approchera-t-il Bertrand Belin du graal? «Je vais te trouver / C'est certain / Tu ne peux pas être / Bien loin» (Un déluge). Si cette douzaine de chansons lentes et dansantes parfois inverse ce qui est ténèbres en clarté, le poète, lui, donne l'air du gars qui fait la planche à l'ombre douce d'un bosquet. «On nage tranquille / Loin des soucis / Par un bel après-midi...» (Peggy). En zoomant le chasseur d'images distinguera d'autres baigneurs méditatifs; leurs profils évoquent Dominique A, Dick Annegarn, Jean-Louis Murat, JPNataf... Doux Jésus, quel est donc ce bivouac? Derrière le point d'eau, une plaine aride.

Baptiste Vignol

Les fossettes du quotidien


Il faut être une sacrée bonne comédienne pour chanter avec tout son cœur, comme s'il s'agissait de L'Hymne à l'amour: «Chaque fois qu'elle va aux toilettes, c'est pas juste que c'est bruyant / C'est qu'elle laisse la porte ouverte comme si l'show était charmant...» (Soupe chaude). La faconde de Lynda Lemay a fait d'elle une artiste unique, nature et naturelle, à laquelle le grand public reste indéfectiblement attaché: si cette conteuse d'histoires (elle a reçu la Victoire de la chanteuse de l'année en 2003) a vendu en francophonie quatre millions d'albums en vingt ans de carrière, faisant sans tapage de l'Olympia son Théâtre des Arts (elle l'a bondé soixante fois, seule derrière le roi Bécaud), FEUTRES ET PASTELS, le treizième volume de sa discographie, sorti fin-septembre 2013, deviendra, c'est acquis, d'or avant Noël. Édifiant.
Une minute après que le CD a commencé, Lynda Lemay prévient: «J'vous remets mes chansons comme des feuilles d'examen / J'aurai jamais tout bon, j'ferai jamais tout bien...» (Je tourne, je tourne). Son génie est là, dans cette clairvoyance. L'album propose dix-sept tableaux, forcément inégaux, mais tous à leur place, où Lynda Lemay dépeint avec un trait lumineux les petits secrets, les failles, l'envers de nos vies, leurs travers, leurs joies et leurs obscénités. Chanteuse du quotidien. Au fil du livret, des pochades (Les petits et les grands), des fresques (Emmanuelle et le fils du roi du ciel), des aquarelles (L'Architecte), des tableautins (Le grand tableau vert), des portraits d'épouse trompée (Doux doux le méchant loup), d'amante désabusée (Reste avec elle) ou d'un homme mal accompagné (Soupe chaude). Outre son sens du détail, son art de la chute et sa voix claire qui ne bouge pas, toute en nuances, il serait grossier d'occulter les compositions de la guitariste qui, souvent, se déploient. Et puis, comme toujours chez elle, quelques pièces se détachent par leur exactitude. Cagoule où la Québécoise constate qu'«encore à notre époque / Même en plein Montréal», le racisme tisse sa toile. Quand j'étais p'tit gars, souvenirs d'un fils de sa mère, «Il n'y a pas de chansons plus belle / Que celle de ta voix qui m'appelle...». Le petit chalet de bois dont tout Christophe Conte doté d'un cœur qui bat rêverait d'être la muse... Cependant, trente-huit ans après Le Tour de l'île (1975) où Félix Leclerc priait ses concitoyens de prendre en main leur Histoire, c'est Attendre son pays que l'on encadrera, ni feutre ni pastel, mais franchement indépendantiste. «C'est un peu comme attendre le train / Qui nous attend lui aussi / C'est un peu insensé / D'attendre son pays».
Cette poignée de «tounes» parfaites sublime un disque enlevé, solide, coloré, et s'ajoute à la vingtaine qui ont déjà fait de Lynda Lemay une chanteuse obligatoire.

Baptiste Vignol

Allo, Sergio?

Sa voix basse et chaleureuse accompagna nos nuits blanches pendant vingt ans sur France Inter, étant souvent l'un des très rares, sinon le seul sur une antenne nationale, à converser avec des dizaines d'artistes méconnus du grand public mais précieux. Était-il d'une saugrenuité vague et déplacée de demander de ses nouvelles à Serge Le Vaillant?


- Serge, trois mois de nuits radiophoniques sans t'entendre. Comment te portes-tu?
Parce que tu es ami et que je me fixe une ligne de vie qui doit être honnête, je te dis la vérité. Ces derniers mois, j'ai connu de sérieux soucis familiaux concernant la santé de ma fille. Donc, les problèmes professionnels ont été relégués au second plan. Par bonheur, tout est rentré dans l'ordre. Il ne demeure que la persévérance de Radio France à vouloir se séparer de moi sans que j'en connaisse la raison. Jamais d'avertissement, pas d'explication, encore moins de conseil de discipline. Néanmoins, puisque les camarades Lavige et Dhordain faisaient également partie de la charrette, je suppose une reprise en main des émissions musicales libres et indépendantes. J'entends aussi la volonté de rajeunir et faire évoluer la grille des programmes. En vérité, ces arguments ne tiennent pas, puisque ce sont des rediffusions d'émissions de la journée qui m'ont succédé. Je suis un peu dans la situation de l'ouvrier qu'on licencie pour le remplacer par un robot. C'est très méprisant et cela vaut pour les auditeurs insomniaques ou de par le monde qui méritent un accompagnement réel. Sinon, le micro ne me manque pas. J'en ai mangé durant des dizaines de milliers d'heures toujours dans le souci de mettre l'autre en valeur. Ce qui me fait défaut, c'est la convivialité, l'adrénaline, la découverte ou les retrouvailles avec des artistes, l'énergie partagée avec mon équipe. Je ne me suis jamais senti propriétaire à vie de l'émission. Cependant, j'ai cinquante-cinq ans dont trente passés à France Inter. J'y ai acquis une expérience, des compétences et mon carnet d'adresses est blindé. Radio France est un empire de cinquante stations où quelques-unes de mes petites qualités pourraient être utiles, je crois.

- À ceux qui te demandent les raisons pour lesquelles tu as été viré, tu réponds: «Je ne suis pas viré puisque j'ai été requalifié en CDI par le Conseil des Prudhommes.» C'est quoi ce micmac ? 
En juin dernier, le Conseil des Prudhommes de Paris a ordonné ma requalification en CDI et la poursuite de mon contrat. Après une trentaine d'années de cachetons, je suis donc devenu salarié. Toutefois, Radio France conteste cette décision de justice et a décidé de faire appel. En attendant le prochain épisode dans un tribunal, je fais toujours partie de la Maison Ronde, je n'y ai pas d'activité professionnelle, je n'ai pas à m'inscrire à Pôle Emploi et ne peux chercher un autre travail puisque mon contrat prévoit une clause d'exclusivité.


- On ne t'entend plus mais tu rédiges sur ta page facebook des billets délicieux, des souvenirs, des anecdotes... Pourquoi ne pas en faire un recueil, plutôt que de les publier au vent d'internet?
Merci pour les compliments. Très vite, j'ai considéré les réseaux sociaux comme un supplément d'âme de mes émissions. Il y règne une vraie et saine liberté quitte, parfois, à en prendre plein la tronche. Myspace a longtemps été un terrain sympathique pour repérer de jeunes artistes. Sur Facebook, les rapports sont plus rapides et peuvent relever de l'intime. J'y ai des rapports directs avec les auditeurs. Lorsqu'en juin dernier, j'ai été menacé de licenciement, il s'est créé un mouvement extraordinaire de soutien. Un véritable tsunami de solidarité fraternelle. Des pétitions, des lettres expédiées jusqu'à l'Elysée, des dizaines de milliers de posts que je conserve soigneusement. Il me faudrait trois vies pour répondre personnellement à chacun. À défaut, j'écris ce que tu appelles mes billets. Chroniques, souvenirs, recettes de cuisine, hommage à des artistes. C'est une manière de partage. Pourquoi j'en ferai un bouquin? Je ne sais pas si ça a une réelle valeur littéraire et puis, ce n'est pas ma volonté. Je faisais de même pour mes textes dits à l'antenne. Je n'en ai pas fait de compilation. Une fois que c'était parti sur les ondes, cela ne m'appartenait plus. C'est cadeau. Si mes bavardages font sourire, je suis heureux. J'ai toujours eu des problèmes avec les mots argent et carrière.

- Quel(s) disque(s) écoutes-tu en ce moment?
Quand je suis seul et que j'écris, j'écoute du rock métal ou de l'Opéra. À l'heure où je te réponds, c'est Aïda. Sinon, toujours mêmes saucissons de mon adolescence. Pink Floyd, Genesis (période Peter Gabriel), Yes, Van Der Graaf Generator, King Crimson, Gong, etc... À l'heure de l'apéro, une compilation de Depeche Mode ou Chants dans la nuit de Roland Becker. Pour étonner ma fille et ma compagne, Ella Fitzgerald, Orelsan, Charlelie Couture, Bilit de Louis Arti, Wiliam Sheller, La Wally par la Callas, Quadrophenia des Who, Chet Baker, Magma. À chaque fois, avant de lancer le disque, j'explique le contexte, commente, tente de mettre en valeur certains éléments... Bref, je continue à faire de la radio. Comme un animateur qui n'écouterait plus la radio.

- Pas une station qui ne trouve grâce à tes oreilles?
Pour l'heure, je ne peux plus. Sinon Rires et Chansons en cas de blues dans la bagnole. Les camarades Jean-Louis Foulquier et Laurent Lavige ont souffert du même syndrome.


- «Quand reprendrez-vous l'antenne?» Celle-là, on doit te la poser tous les jours...
C'est une question à laquelle ce n'est pas à moi de répondre. Depuis la décision de justice en juin dernier, la balle n'est plus dans mon camp. Je vais radoter mais je crois avoir fait un vrai boulot de service public, sans démériter, durant trente ans. Neuf direction successives l'ont confirmé. Je conçois très bien qu'une grille des programmes doit évoluer et qu'il faut donner à des plus jeunes l'occasion de s'exprimer. Mais ce n'est pas mon cas, puisque ce sont des rediffusions de programmes de la journée qui m'ont remplacé. Programmes qui sont parfois animés par des producteurs plus âgés que moi. Je n'ai pas encore l'âge d'être à la retraite et, pour parler simplement, je dois encore gagner ma croûte afin d'entretenir ma famille. Je ne revendique pas mon retour à l'antenne dans les mêmes conditions que précédemment. Encore que cela ne bouleverserait en rien la grille des programmes et apporterait plus de considération envers les contribuables insomniaques. En revanche, je souhaite continuer à mettre mes compétences au service d'une maison pour laquelle j'ai donné énormément, malgré des horaires compliqués, souvent au détriment de ma vie sociale et familiale. Continuer de servir les auditeurs et les artistes. 

- Si tu devais évoquer trois ou quatre «grands» souvenirs, lesquels te viendraient à l'esprit?
La naissance de ma fille, ses premiers pas que j'ai filmés, ses réussites notamment le concours de Sciences-Po Paris; cette nuit-là nous avons réveillé tout un village breton, sa bonne santé aujourd'hui. Mais tu souhaites certainement des bonheurs professionnels. Ils sont tellement nombreux. La rencontre avec René Barjavel dont j'avais présenté les textes au bac et dont j'ai été le dernier ami. Avoir eu Pauline Chauvet et Poupoune Gandon comme collaborateurs. Avoir réussi, via les ondes, a trouver une école pour une petite môme handicapée. Avoir reçu des gamins qui s'appelaient alors Keren Ann, Agnès Bihl, Dyonisos, Bénabar, Camille, Bertrand Belin, Jeanne Cherhal, Loïc Lantoine, Karimouche, Albin de la Simone, La grande Sophie, Yves Jamait, Emily Lozeau, Pauline Croze, Mell, Clarisse Lavanant, etc. [dit d'une traite]... Avoir réussi à gagner ma vie en discutant simplement avec des  gens magnifiques. Mon pauvre Papa qui était ouvrier et qui gagnait moins que moi n'arrivait pas à le comprendre. Ouais, un miracle.

- Tu te souviens, Ricet Barrier? Bavarder avec toi me rappelle, là, va savoir pourquoi, sa moustache, son intelligence, sa drôlerie.
Cher Ricet... Dimanche dernier, nous sommes partis en balade. Il y avait un peu de route à faire, j'ai pris le double album en public de Ricet Barrier. Ma fille connaît le répertoire par cœur. Ricet lui téléphonait à la maison en se faisant passer pour le canard Saturnin quand elle était petite. Ma compagne ignorait totalement son existence. Il s'est produit quelque chose d'extraordinaire. À aucun moment, je n'ai été tenté de zapper une chanson. Tout est bon. Rien de faiblard. Un double album guitare-voix. Toute la palette des émotion. Et quel homme délicieux dans la vie...


- Y a-t-il un(e) artiste de la chanson encore de ce monde que tu aurais vraiment aimé avoir et qui n'est jamais venu dans ton studio?
Très peu d'artistes ont refusé de venir dans l'émission. Jackie Quartz peut-être... J'ai également eu un gros manqué avec Daniel Balavoine. Nous avions pris rendez-vous Porte de Versailles. Je suis arrivé en retard. Il était pressé de rejoindre le Paris-Dakar... Je n'ai jamais invité Johnny, j'ai essayé de recevoir Eddy. Ils n'avaient pas besoin de la lumière de mes petites étoiles. En revanche, je sais qu'ils écoutaient l'émission. Sinon, côté chanson, qui manque au générique...

- Sardou? Michel Sardou sur Inter, sous les étoiles, c'aurait été étonnant.
Sardou a été longtemps sur une liste noire à Inter. Enfin, rien d'officiel bien sûr. Mais, dès que j'en parlais, il y avait une levée de bouclier. Un jour, j'ai pris le taureau par les cornes, suis allé voir le patron de l'époque pour lui annoncer que j'allais recevoir Sardou. Déjà, il y avait un côté «je demande la permission»... Elle ne m'a pas été refusée. Si cela ne s'est pas fait, c'est finalement et surtout à cause du chanteur lui-même. Pourquoi viendrait-il sur une radio qui n'a jamais programmé ses disques? 

- Tu peux choisir, là, entre Brassens, Brel et Gainsbourg pour une interview en tête-à-tête.
T'es vache. J'ai la sensation que tu me connais bien et sais déjà la réponse. J'ai respiré le même air que deux d'entre eux. Brassens quand j'étais gamin en Bretagne qui m'avait donné du corned-beef, Gainsbourg avec qui j'ai mangé de la queue de boeuf. Malencontreusement, c'était sa période Gainsbarre et ce fut une soirée pénible. Brel, je ne l'ai jamais rencontré mais j'ai vécu des mois en sa compagnie pour écrire mon bouquin «L'éternel adolescent». Si je dois choisir entre les trois, je prends Léo Ferré évidemment. C'était un être magnifique, intègre et sincère. Je pense à lui chaque jour. Comme je pense à Bécaud, Nougaro, Salvador, Nino Ferrer, Francis Lemarque; avec tous je me suis retrouvé à la même table.


- Tu écris en ce moment. De quoi s'agira-t-il? Tu m'as dit, une nuit, vers deux heures du matin, devant la Maison de la Radio où nous en grillions une: «Si je ne pouvais faire qu'écrire, ce serait le bonheur.»
L'écriture est un refuge et un bonheur. En ce moment, j'essaye d'achever un roman qui serait dans la lignée de «La grande bouffe» de Ferreri et qui évoquera les rapports entre la gastronomie et le sexe dans une histoire déjantée. Le tout dans l'espoir de faire marrer le lecteur. Il n'y a que cela qui vaille. Apporter de la fantaisie et de la légèreté dans nos réalités.

(Entretien Baptiste Vignol)

Les spécialistes


Atroce rumeur ou grotesque vérité ? MAGNUM, la nouvelle grosse blague de Katerine dont deux extraits ont été dévoilés cet été doit, si l'on en croît son site officiel, être commercialisé le quatorze octobre, autrement dit dans sept jours. Face à l'étonnant silence radio entourant l'imminente sortie d'un disque de Katerine, on apprend en contactant son service de presse qu'elle est en fait repoussée au mois de janvier 2014. En effet, le chanteur moustachu se serait récemment aperçu que la majorité des chansons «produites» et «composées» par SebastiAn regorgerait de samples tirés à la diable dans de vieux discos méconnus. Mr Universal serait donc désormais contraint de payer tous les ayant-droits pour que l'Œuvre paraisse. Lesquels ne devraient pas trop se gêner pour sabrer le champagne. Sexy cool, quoi.

Baptiste Vignol

Oh l'ouragan


La charge sexuelle des textes du premier album de Lisa (prononcer Lissa) Leblanc portés par une voix dont la nonchalance et la sauvagerie sont sans égale aujourd'hui, que l'amplification des guitares et le claquement des cordes de la basse tenue sur le disque par Louis-Jean Cormier vêtissent à la perfection, permettent d'espérer qu'avec cette Québécoise, une nouvelle page du rock francophone est enfin en train de s'écrire. Treize chansons qui balancent et qui roulent des r, s'imposant toutes, ô miracle, dès la première écoute. Amples, farouches, écorchées, drôles, urgentes, frustes, colères, tendres et gourmandes. «Pas des tounes de fifille !» rigole l'Acadienne. «Vas-y jusqu'au boutte, finis-moi ça / Pis, câlisse-moi là» (Câlisse-moi là). Numéro 1 la semaine de sa sortie en mars 2012, disque d'or (40.000 exemplaires au Québec) en juillet, Lisa Leblanc gagnait en octobre de la même année le Félix de la Révélation. Elle concourra le 27 octobre 2013 pour décrocher celui de la meilleure artiste face à la reine Céline. Un séisme musical pourrait bien frapper la Belle Province, que ce nouvel hymne de la jeunesse québécoise aurait finalement annoncé: «J'ai pus l'goût qu'on m'parle de contes de Disney / Le prince charmant c't'un cave, pis la princesse c't'une grosse salope / Y'en aura pas de facile / P't'être que demain ça ira mieux, mais aujourd'hui, ma vie c'est d'la marde». (Aujourd'hui, ma vie c'est l'la marde). Jubilatoire. «Quand je pense que ça fait vingt ans que je m'épuise à placer mes textes, et que Lisa Leblanc va tout rafler grâce à "ça"...» Parole vraie d'un auteur désarçonné de constater que le charisme, l'énergie et la crudité auront toujours le dernier mot.

Baptiste Vignol

À l'aveuglette


«Cantat revient avec un titre d'une sobre gravité» titrait le Monde du 30 septembre 2013. Interprétée par n'importe quel autre chanteur, Droit dans le soleil, la longue et poussive mélopée qui signe le retour de Bertrand Cantat aux affaires, n'aurait, c'est certain, occasionné aucun écho... Son intérêt finalement sera d'avoir remis au goût du jour l'exercice collégien de l'explication de texte auquel n'a pas manqué de se plier le journaliste Stéphane Davet saisi «par la dimension autobiographique dont semble résonner le texte dès le premier couplet : "Tous les jours on retourne la scène/Juste fauve au milieu de l'arène/On ne renonce pas/On essaie/De regarder droit dans le soleil"»; la voix de Cantat, devine encore Davet, «rongée par l'inéluctable, évoque aussi le rayonnement des souvenirs amoureux: "Dans le parfum des nuits sans pareil/Et l'éclat des corps qui s'émerveillent/Ses lèvres avaient un goût de miel/On regardait droit dans le soleil".» Aveuglant; qui empêche de voir les choses lucidement. Demeure une question: quelqu'un qui écrase le cerveau d'une femme ne doit-il pas se faire oublier s'il a un reste de pudeur?

Baptiste Vignol

En toute confidence


Certaines vedettes sont si lisses et discrètes qu'on peut passer à côté de leur œuvre bien qu'on en connaisse les grands refrains. Aux adolescents nés sous Georges Pompidou, Julien Clerc chantait Lili voulait aller danser (1982), Cœur de rocker (1983) ou Melissa (1984) quand Bernard Lavilliers, Renaud, Téléphone ou Alain Souchon alignaient des tubes forts en pouvoir d'identification. Du poing sur la figure que lui ficha Patrick Dewaere («Il était costaud, j'ai eu très mal») quand l'acteur eut vent de la liaison entre sa compagne, Miou-Miou, et Julien Clerc, à la cocaïne dont le chanteur s'éprit un temps, en passant par les dîners mondains qu'il organisait chez lui autour de François Mitterrand, on en apprend de drôles sur ce mélodiste «jaloux de sa vie privée» comme il est précisé en quatrième de couverture de «Julien» (Calmann-Lévy), la biographie que Sophie Delassein lui consacre à partir d'entretiens menés avec l'artiste et ses proches. Des anecdotes qui font le sel d'une existence doublées d'une approche pointilleuse d'un répertoire imposant qui donne envie de réécouter certains disques, dont le fameux N°7 (1975) enregistré après que France Gall l'eut quitté.


Page 114, Julien Clerc évoque Gilbert Bécaud auprès duquel il débuta. «Le souvenir que j'en garde est celui d'un être très attachant, incandescent, doté d'une énergie incroyable [...], une bête à premières qui n'avait pas son pareil pour emballer les salles. C'était passionnant de le regarder travailler. J'ai beaucoup appris de lui, même si une partie de moi se refusait à utiliser ce que je considérais comme des ficelles. Son art des rappels et sa façon de chauffer le public avant de rechanter une seule chanson étaient tellement consommés que cela m'a servi de contre-exemple». Cette séquence, le rappel, qui jadis se méritait (Jacques Brel s'y refusait, «Demande-t-on à deux boxeurs épuisés après un combat de quinze rounds d'en faire un petit seizième pour le plaisir?», et Charles Trenet faisait payer très cher à l'organisateur sa Romance de Paris), est devenue le pis-aller final d'un tour de chant. Les lumières s'éteignent après une heure et demie de show, les spectateurs applaudissent gentiment, certains que l'artiste reviendra interpréter deux ou trois autres chansons comme s'il leur offrait un bonus. En novembre 2012, j'ai vu Julien Clerc pour la première fois sur scène au théâtre en plein air de Saint-Gilles-les Bains, à La Réunion. À la fin d'un spectacle épatant, tout en succès populaires, seul parmi mille criant «Une autre, une autre!», j'espérais à mi-voix: «Non, arrête-toi là! Surtout ne rechante pas! C'est superbe comme ça. Laisse-les avec cette petite déception.» Revenu sous les projecteurs, Julien Clerc salua sa foule sentimentale puis recula lentement pour, au moment pile de quitter les planches, dans une fraction de seconde, serrer son poing tel le champion de tennis après un coup droit gagnant. «Je les ai eus, dut-il se dire, ils sont debout!» et s'éclipsa. Qu'il m'eût été agréable de partager un tel instant avec Sophie Delassein qui excelle à dévoiler avec tact les secrets les mieux gardés des artistes.

Baptiste Vignol