C'est un joli disque, camarades


Cinq ans après la mort de Jean Ferrat qui émut tant la France, un album de reprises, comme il semble en paraitre tous les trimestres désormais, fête quinze chansons du géant à la voix de violoncelle. Si trois prestations désolent, s'il manque au générique Dominique A dont Les Nomades figure parmi ses dix chansons de chevet (cf. Le Top 100 des chansons que l'on devrait tous connaître par cœur - Éditions Carpentier), DES AIRS DE LIBERTÉ est un recueil digne et plein d'estime.

*

01. Camarade. Tout comme le neuvième 33 tours de Ferrat, sorti fin 1969, débutait avec Camarade, DES AIRS DE LIBERTÉ s'ouvre sur l'évocation d'un rêve meurtri par l'entrée des troupes soviétiques dans la capitale de la République populaire de Tchécoslovaquie une nuit de l'été 68 étouffant le Printemps d'Alexandre Dubcek : «Ce fut à 5 heures dans Prague/ Que le mois d'août s'obscurcit...» Bon choix que de commencer cet hommage par un titre si symbolique, et par la voix de Marc Lavoine habillée par Alain Goraguer, l'orchestrateur de Ferrat.

02. La Montagne. Pendant l'été 64, Ferrat, voulant fuir Paris, découvre Antraigues, hameau d'Ardèche qui deviendra son nid. Sortie d'abord en novembre 64 sur un 45 tours, La Montagne est une chanson sur l'abandon de la terre natale. «Depuis longtemps ils en rêvaient/ De la ville et de ses secrets/ Du formica et du ciné…» On aurait aimé l'entendre par Jean-Louis Murat, mais Cali ne déçoit pas et donne du plaisir à découvrir sa version qui n'accouche pas d'une souris.

03. Aimer à perdre la raison. C'est en duo que Babeth et Mathias Malzieu du groupe Dionysos s'emparent de ces mots d'Aragon mis en musique par Ferrat et qu'on trouvait sur LA COMMUNE, son dixième album, commercialisé en 1971. L'une des plus belles partitions de la chanson française.

04. La femme est l'avenir de l'homme. Voici la meilleure chanson jamais enregistrée par Julien Doré même si Jacques Brel, qui n'aimait pas Ferrat, assénait en 1977, deux ans après sa sortie: «Les femmes ne ressemblent qu'aux femmes/ Et les connes d'entre elles ne ressemblent qu'aux connes/ Et je ne suis pas sûr, comme chante un certain,/ Qu'elles soient l'avenir de l'homme…» (La Ville s'endormait). En 1980, dans Où c'est qu'j'ai mis mon flingue, Renaud dégainait : «J' déclare pas avec Aragon qu'le poète a toujours raison/ La femme est l'avenir des cons, et l'homme n'est l'avenir de rien.» Tatatssin.
Que peut donc bien penser le vainqueur de La Nouvelle star 2007 de ces mises au point-là?

05. Ma Môme. Renaud, justement, avait le profil idéal pour la reprendre, cette chanson qui, sans triompher à sa sortie, deviendra l'un des standards de Ferrat et l'une des préférées du Chanteur énervant; mais Renaud ne chante plus. Thomas Pitiot et Batlik en ont enregistré une chouette version sur leur album LA PLACE DE L'AUTRE (2010). Mais c'est Patrick Bruel qui l'interprète ici, et comment le suivre quand il chante «Ma môme, ell' joue pas les starlettes/ Ell' met pas des lunettes/ De soleil…»? Lui qu'on peut voir avec d'énormes lunettes noires lui manger le visage quand il gare son carrosse rue du Printemps pour aller faire des abdos dans un centre huppé de remise en forme du 17ème arrondissement.


06. C'est beau la vie. Catherine Deneuve chante fort bien, et Benjamin Biolay l'accompagne avec élégance dans cette chanson enregistrée par Ferrat en 1963 après l'accident de voiture qui faillit tuer Isabelle Aubret. «Pouvoir encore te parler/ Pouvoir encore t'embrasser/ Te le dire et le chanter/ Oui c'est beau, c'est beau la vie.» 

07. J'arrive où je suis étranger. En octobre 1994 sortait FERRAT 95 qui contenait seize adaptations de poèmes d'Aragon, parmi lesquelles cette réflexion sur la mort écrite alors que le poète avait 68 ans: «C'est long d'être un homme, une chose/ C'est long de renoncer à tout/ Et sens-tu les métamorphoses/ Qui font au-dedans de nous/ Lentement plier les genoux?» Raphaël n'a pas quarante ans, mais sa reprise tient debout.

08. Que serais-je sans toi? Dès qu'il voulait proposer du Mike Brant dans La Chance aux chansons, Pascal Sevran convoquait Patrick Fiori qui débarquait d'Ajaccio sans se faire prier. À l'époque, Patrick était tout miel et chantait Qui saura sans qu'on n'y trouve rien à redire. C'était avant que Belle de «Notre-Dame de Paris» ne fasse de lui une vedette. Mais pour Que serais-je sans toi où Aragon évoque sa rencontre avec Elsa quelques semaines après avoir cherché à se suicider, il ne faut pas un chanteur de comédie, mais un auteur qui connaisse le poids des mots et possède une voix profonde. Serge Lama aurait été parfait. Comme Bertrand Betsch. Dommage.

09. Tu aurais pu vivre. Cette chanson-là qui figure sur l'album DANS LA JUNGLE OU DANS LE ZOO (1991), Ferrat l'aurait écrite en pensant à Lino Ventura. «Tu aurais pu vivre encore un peu/ Mon fidèle ami, mon copain, mon frère,/ Au lieu de partir tout seul en croisière/ Et de nous laisser comme chiens galeux…» Le chanteur Grégoire en fait un truc bien toiletté. 

10. Je ne suis qu'un cri. En novembre 1985, quatre ans après la mort de sa femme Christine Sèvres, Ferrat revient avec JE NE SUIS QU'UN CRI qui contenait quatorze chansons politiques et crues dont les paroles portaient la signature de Guy Thomas. «Je n'ai pas de fil à la patte/ Je ne viens pas d'une écurie/ Non, je ne suis pas diplomate/ Je n'ai ni drapeau ni patrie…» Pourquoi faut-il que Sanseverino donne toujours l'impression d'avoir un train à prendre quand il chante? Sa version qui dure deux minutes et cinquante-neuf secondes n'est pourtant pas plus longue que l'originale de Ferrat (3'02)!

11. Nuit et brouillard. «Je twisterais les mots s'il fallait les twister/ Pour qu'un jour les enfants sachent qui vous étiez…» Décembre 1963, huit ans après la sortie du documentaire «Nuit et brouillard» de Jean Cayrol et Alain Resnais, Jean Ferrat, lui-même fils de déporté, impose cette chanson dont le titre fait allusion au décret Nacht und Nebel du 7 décembre 1941 selon lequel les déportés devaient disparaître sans laisser de trace «dans la nuit et le brouillard». Chanson-phare pour Akhénaton, Nuit et brouillard figure également dans le top 10 personnel du Réunionnais Danyèl Waro… Hubert-Félix Thiéfaine en délivre une version fidèle.

12. En groupe en ligue en procession. Sur le disque NUIT ET BROUILLARD (1963), une chanson s'intitulait À Brassens, lequel, trois ans plus tard, créera Le Pluriel: «Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on/ Est plus de quatre, on est une bande de cons.» En 1967, parce qu'il était convaincu qu'on pouvait encore changer le monde, Ferrat assurait: «Je suis de ceux de ceux qui manifestent!», concluant sa réponse par «Je n'ai qu'une consolation/ C'est qu'on peut être seul et con/ Et que dans ce cas on le reste.» 
Après Brel (Jaurès) et Brassens (La Supplique pour être enterré...), c'est au tour de Ferrat d'être visité par Zebda.

13. Nous dormirons ensemble promet Natasha St-Pier. «Mon amour ce qui fut sera/ Le ciel est sur nous comme un drap…» Chanson importante puisqu'il s'agit de la première où Ferrat, en 1963, mettait en musique Aragon. Mais Natasha (à laquelle, bien sûr, il faudrait être dingue pour refuser la quiétude d'un sommeil amoureux...) la massacre. C'était pourtant là une nouvelle occasion d'associer à ces airs libertaires l'un de ces artistes «engagés» auxquels Ferrat tendait une oreille camarade, Loïc Lantoine, Yoanna…

14. La Matinée. C'est en beauté, avec Patricia Petibon, que Marc Lavoine clôt cet hommage. La Matinée, Ferrat l'avait enregistrée en compagnie de Christine Sèvres en 1969 sur le 33 tours qui contenait également Ma France (15), cette vaste peinture humaniste et de gauche que nul ne chantera jamais aussi bien que son inoubliable créateur.

Baptiste Vignol

Daran d'Amérique


Une bonne chanson ne lasse pas qui la découvre et s'apprécie jusqu'à sa dernière note, disait Jacques Brel. LE MONDE PERDU n'en manque pas. Essentiellement écrites par Pierre-Yves Lebert sur des musiques de Daran, les chansons rugueuses de ce disque, parce qu'elles évitent d'être plaintives, s'écoulent sans embâcle. Avec sa seule guitare et muni d'un harmonica, Daran, désormais installé à Montréal, chante les destinées ordinaires, les amoureux amorphes incapables de nouveauté, les zones pavillonnaires dans lesquelles nul ne voudrait vivre, mais où l'on vit pourtant, avec ici la voie ferrée et de l'autre côté, les murs tagués d'une usine abandonnée («Aujourd'hui je traine mes jeunes rides/ Dans les grands hangars vides/ Est-ce que c'est dans la nature humaine/ D'aimer ses chaines?»). Parce qu'il chante avec dignité ceux qui vivent dans la dèche et que la dèche déshonore, parce qu'il dépeint ce dur métier qu'est l'exil, parce qu'il se penche avec estime sur les existences cloisonnées où tout peut partir en tonneaux («Depuis elle vient me voir/ À peu près toutes les semaines/ Ça en fera des parloirs/ Jusqu'à la fin de ma peine…»), parce qu'il s'élève à l'espérance («Je nous veux sans frontière sans limite et sans loi/ Je veux te respirer et vivre en toi/ Et croire qu'avant nous tout ça n'existait pas»), Daran fait œuvre d'humanité. «On était là, Youri, Mario, Youssouf et moi...» Silence. Le décor est planté.

Baptiste Vignol

Allumez le feu


Non mais quel pataquès! Un peu comme si l'on apprenait qu'en 2012, Renaud, dans le pseudo-secret de l'isoloir, avait voté UMP, ou bien qu'Étienne Daho dînait depuis belle lurette à la table des Sarkozy… Imaginez le tollé. Il y aurait de quoi monter un bûcher. Depuis une semaine, nourri par des butors qui n'imaginent sans doute pas vieillir sans verser dans l'indignation, c'est haro sur Jean-Jacques Goldman et sa chanson pour les Restos. Joeystarr, l'homme qui voulait en 1995 aller à l'Élysée «brûler les vieux» (Mais qu'est-ce qu'on attend?), mais qui vingt ans plus tard initie François Hollande et ses commensaux au rhum haïtien, s'alarme: «Écou­tez les paroles, on est presque sur les traces du FN», l'incontournable référence en ces temps de chienlit où l'imagination a perdu le pouvoir. Est-on sérieux? Merde. Goldman! À ce point perdu? Il fallait donc oublier pendant quelques jours la famine au Soudan, les misérables qui dorment dans les rues de Paris ou le sort des Assyriens pour vomir sur une phalange de soi-disant caciques de la Variété qui en chœur, s'adressant aux «jeunes», les auraient exhortés à prendre le pli des nantis en leur chantant : «Tout ce qu'on a, il a fallu le gagner/ À vous de jouer, mais faudrait vous bouger!» Ouf! Les dieux veillent et c'est heureux! La France demeure un beau pays qui ne laisse rien passer. Pour éteindre l'incendie, Jean-Jacques Goldman a choisi de s'exprimer dans le «Petit Journal» en répondant aux questions d'Éric et Quentin. «Quoi, papa était réac?» Excellent comédien en plus, le Goldman! Quel salaud!...

Baptiste Vignol

Chanteur à réactions


Paru sans tapage en 1999, son premier «effort» comme dirait Philippe Manœuvre (mais quel horrible mot pour parler de musique!) s'intitulait RAMDAM. DK, alias Daven Keller, s'appelait alors Pierre Bondu et conserverait cette identité pendant cinq années encore jusqu'à la sortie du disque QUELQU'UN QUELQUE PART - qu'il ne faut pas confondre avec la chanson Quelque part, quelqu'un dans laquelle JJG chantait à la fin: «et quelque part, sûrement, rien qu'à moi quelqu'un»; c'était en 1987, les butors et les indignés incurables lui cherchaient déjà des poux... Ces deux disques romanesques enregistrés par Pierre Bondu sont de ceux que nul n'oublierait jamais lors d'un déménagement effectué en toute hâte. Et c'était après que Bondu ne se cache, jeune homme, sous un autre pseudonyme, Elliott, pour interpréter Les Platanes sur une rareté de 1994, THE ONION MOST DANGEROUS GAME, où l'on trouvait également une reprise de Syracuse par Katerine pour qui Daven composerait en 2005 la musique du tube 100% V.I.P. Retracer le parcours de cet ancien guitariste de Dominique A n'est vraiment pas de la tarte. Ça serait donc chouette si tout pouvait enfin s'illuminer avec RÉACTION C, son nouvel envol prévu pour le 13 avril 2015. Portée par une vidéo qu'il a lui-même réalisée, dans laquelle le soleil se pose, Slogan claque par l'affolante modernité du propos, son grand style et ses arpèges entêtants qui, dans un monde normal, devraient fiche les boules à Daho. Violent.

Baptiste Vignol