L'écho Robi


Chevelure brune, lèvres carmin, ongles d'ébène. «Le temps s'est arrêté, [elle répète:] le temps s'est arrêté/ L'éternité derrière moi.» Dans la plénitude de sa voix, blanche et gorgée d'orages nocturnes, qu'on devine aussi juteuse qu'une poire - et dans laquelle on voudrait mordre, Robi dévoile avant Noël une nouvelle chanson, L'Éternité. Un poème de Rimbaud pareillement nommé fut mis en musique par Léo Ferré, puis par Dick Annegarn, jadis… «Elle est retrouvée./ Quoi? - L'éternité./ C'est la mer allée/ Avec le soleil.» Tandis que Richard Cocciante jurait de son côté L'éternité ne dure jamais; paroles Pierre Delanoë. Qu'est donc Richard devenu... Jouissant du talent rare d'être parfaitement unique, Robi a ce chic-là d'écrire des chansons en feu, abbatiales, ondoyantes. Parce qu'elle est plasticienne, elle réalise ses clips à partir de chorégraphies dont l'esthétisme rend concrète sa poésie. Et l'on songe sur L'Éternité aux visions de Dali: «Si l'espace-temps est courbe, pourquoi ne pas se souvenir du futur?» Deux années ont presque passé depuis L'HIVER ET LA JOIE. Son prochain disque, annoncé pour le 26 janvier 2015, s'appellera LA CAVALE. «Indomptable et rebelle, sans frein d'acier ni rênes d'or…» Vivement les grandes froidures.

Baptiste Vignol

Triple A


Pour démarquer un fameux calligramme de Guillaume Apollinaire dont on vient de retrouver trois inédits, imaginons de vieux amis se demander: «As-tu connu "Tof" au galop/ Du temps qu'il était Alister?»… Ceux qui ont écouté AUCUN MAL NE VOUS SERA FAIT en 2008 puis DOUBLE DÉTENTE trois ans plus tard savent combien les chansons de Christophe Ernault, alias Alister, sont romantiques et nerveuses. Alors que son prochain album sortira au printemps 2015, trois titres annonciateurs éclos ce 17 novembre 2014 s'encastrent sans forcer dans une œuvre ordonnée. À la question posée sur son tout premier disque, Qu'est-ce qu'on va faire de toi?, le songwriter avait répondu en 2011: «Je voudrais juste être quelqu'un/ Que l'on se souvienne de mon nom…» (Docteur). Aujourd'hui, dans un morceau dont la belle chevauchée ne fait plus toucher terre (Avant/Après), Alister proclame: «J'en avais assez de me ressembler:/ Admire l'avant-après!». Avec la deuxième nouveauté, Cathédrale, ce sont des ombres et des démons («"Il faut souffrir" te dit-elle et se signe…»), des mots rares («Sous son alfange/ Poussière d'or si fine...»), des souvenirs vifs ou de vagues réminiscences qui percent sous de fugitives allusions qu'effleurent quelques notes de piano. Enfin, dans Chaque jour comme le dernier, tel le Caïn d'Hugo, voilà le chanteur contraint de marcher muet, pâle et frémissant « sur les trottoirs, les toits, les miroirs et les croix…»! Ce qui scotche ici, pendant et après, c'est l'ampleur du son, l'élégance de la production, l'éclat des évocations qui bâtissent de conserve des chansons ambitieuses. Qu'Alister interprète avec une désinvolture impériale. De la «pop-point barre» de gala.

Baptiste Vignol

Ce bouquin qui manquait


Quarante-et-un ans, auteur, compositeur, interprète, physique d'athlète (même si ça n'est pas franchement le sujet, encore que), ayant déjà enregistré quatre albums dans de grandes maisons, dont certains titres ont frôlé le succès, s'entend dire dans une soirée très parisienne où il accompagne son épouse, professeur de salsa: «Sérieux? Et tu en vis?» À la question «Et toi, qu'est-ce que tu fais? », il avait simplement répondu: «De la chanson.» Car chanter en français, et depuis belle lurette, ça n’est rien moins d’autre que le comble de la ringardise dans les milieux de la jeunesse qui danse, bouge et se bat pour survivre dans une ville en crise.
Cela dit, comment pourrait-il en être autrement quand les seuls à bénéficier des «Unes» de la presse populaire demeurent Johnny Hallyday, Zaz et Johnny Hallyday? Est-il donc vraiment raisonnable d'espérer qu'elle passionne à nouveau les kids quand en 2014, la chanson est servie, à longueur d'émissions, par Dave et Michel Drucker, cent-quarante-deux ans à eux deux? Point de jeunisme ici, certains jeunots mériteront toujours les leçons bienvenues de quelques barbons botoxés. Mais en l'occurrence, franchement! Michel Drucker, qui trempe depuis 1966 dans le bocal… Ou Dave (que Drucker lui-même n’osait plus inviter dans les années 80/90), incarnation blonde de la variète flétrie. Un attentat.
En fait, il faudrait bannir des médias les chanteurs nés avant Pompidou pour que Ludéal, Louis-Renan Choisy, Ariane Moffatt, Mustang, Franck Monnet, Pierre Lapointe, Mokaiesh, Yelle, Dominique Dalcan ou Maïa Barouh (pour citer dix artistes ayant publié un nouveau disque ces derniers mois) gagnent enfin l'opportunité de toucher le très grand public. 
Dans ce monde qui vocalise à l'envers, saluons les initiatives qui décoiffent un peu le brushing de cette vieille dame repoussante qu'est devenue pour beaucoup la chanson française. Alister, chanteur de classe dont on connaît ici la finesse du slice (cliquer là), publie aux éditions La Tengo un petit traité d’expertise, hilarant, moqueur mais amoureux où Barbara, Brassens, Brel, Bruel et Gainsbourg, ces «maîtres» auxquels on ne doit jamais toucher un cheveu, sont pris le doigt dans le nez. Fautes de français, liaisons barbares, mauvaises prononciations, textes incompréhensibles ou, moins drôle, pillages indus...; avec son «Anthologie des Bourdes et autres Curiosités de la Chanson française», Alister vient d'écrire le livre qui manquait à la Variété.

Baptiste Vignol

Nocturnes choisies



Frissonnant du friselis de la vérité crue, CROCODILE est un disque franc comme l’or, frivole parfois, mais d’une sensibilité frémissante. Doucement fêlé, frêle d’apparence mais d’une réelle robustesse, il frappe, sans faute ni frasque inutile, caressé par la lumière cendrée de la lune, à la frange irisée des outrecuidances gentillettes qu’on nous donne à entendre… Louis-Ronan Choisy n’a pas qu’une belle gueule qu’il amoche, il est surtout doté d'une voix qui bourdonne des milles rumeurs de la ville et qui se niche dans l’oreille. Sauvages, ses chansons ont du muscle. Et voilà treize titres capiteux, dont trois soleils couchants. Dans les yeux d’Alain Delon d'abord, que l’intéressé, héros tragique, adorera (portrait d'une statue qui se lézarde, abandonnée par l'époque). Chocolat ensuite, qui marque l’inespéré come-back d’Adrienne Pauly; leur duo, magnétique, est une fontaine de sensualité. Mag song enfin, où le chant de Choisy, à fleur de mélodie « polnarévienne », fait merveille. Baisers voraces.

Baptiste Vignol