Sheller à son meilleur


S'il était chanté en anglais par un jeune Liverpuldien, cet album bref, calme mais tonique serait salué de par le monde comme celui d'un dandy dont le sang qui coule dans les veines a la rougeur mccartneyienne. Car les musiques de William Sheller, d'une élégance anachronique, percent le ciel et font de STYLUS, sept ans après AVATARS, un disque obsédant, que la platine usera, tissé de paroles délicieuses comme autant de fils d'or, jetées à l'ancienne, à la hâte, ainsi que les poètes écrivaient jadis à lueur d'une mèche qui se recroqueville et dont on peut prévoir qu'elle va bientôt s'éteindre. «Depuis peu que j'ai fait fortune / Je me suis acheté un jardin sur la Lune / Juste du côté que l'on ne voit pas» (Youpylong) sont les trois premiers vers d'un recueil dont la voûte s'étoile peu à peu et s'achève, trente minutes plus loin, sur une histoire extraordinaire (Walpurgis). D'ailleurs, le deuxième titre, Une belle journée, débute par cette peinture: «Rester la nuit pour observer les étoiles / Couché sur le dos dans le frais du gazon»… La troisième plage, Bus stop, n'étant ni plus ni moins qu'un chef-d'œuvre impérissable de la chanson, avec ce plan du véhicule qui s'éloigne, emportant l'être aimé : «Le jour tombe des néons sales / Et le vent devient froid / C'est un point là-bas sous les étoiles / Qui tourne et qui s'en va.» Au cœur d'un disque semblant venu des profondeurs stellaires, William Sheller délivre aussi deux parties instrumentales et dépoussière deux pièces oubliées: Les enfants du week-end, qui était l'inédit de PIANO EN VILLE en 2010, et Comme je m'ennuie de toi qui figurait sur ROCK 'N' DOLLARS en 1975 - le verbe emmerder du deuxième couplet se trouvant ici remplacé par «je les fatigue»: «Ce n'est pas que mes amis m'abandonnent mais / Je les emmerde au téléphone / À leur parler de toi». Si le «symphoman» n'est plus dans la familiarité, il demeure étonnamment proche de nous, avec cette façon unique, oblongue et chaleureuse de prononcer les mots en «-ou»: «Nous n'avons jamais cru ce genre de fables / Comme on en dit partout / Où dansent avec les fous / Des sorcières et des diables./ Vous-même, y croiriez-vous?» (Walpurgis). STYLUS possède l'éclatante beauté des très rares disques où peuvent pointer des larmes.

Baptiste Vignol


Quand les chanteurs fanfaronnent


Les interviews de Benjamin Locoge, il faut s'en délecter. On y trouve toujours un lièvre à soulever. Dans le Paris Match du 26 novembre 2015, le spécialiste des variétés interroge Étienne Daho à l'occasion de la sortie de son quatrième best of L'HOMME QUI MARCHE et prend ses désirs pour des réalités. À l'insolente question du journaliste : «Si vous ne vendez plus d'albums, Universal vous mettra dehors?», le chanteur répond: «Non. Et je vends encore des albums, 200.000 pour le dernier, par exemple…» Non, Étienne. Ce serait bien mais non. Les chiffres sont têtus. Sorti le 24 novembre 2013, LES CHANSONS DE L'INNOCENCE RETROUVÉE s'était alors écoulé à 83 107 exemplaires en cinq semaines. Joli score. Mais passées les fêtes de Noël, l'album n'a trouvé que 31 477 preneurs en 2014. Ce qui fait 114 584 disques au total. On est donc loin des 200 000 claironnés! À moins qu'au cours des onze premiers mois de l'année 2015, 85 000 retardataires se soient rués sur le cédé? Qui sait... Attendons les chiffres qui tomberont sous peu, et qui devraient plutôt tourner autour des 10.000 unités, grand maximum. Mais 125 000 disques, c'est bien, sans dec'! C'est même très, très, très bien. Alors pourquoi s'en ajouter 75 000 au compteur, l'air de rien? La Belgique peut-être. Ou le marché suisse... À moins que ce ne soit le souvenir trop fort des belles années de gloire qui vous rende Marseillais. Ce qui ne serait qu'une risible fanfaronnade de la part d'un Patrick Fiori parait aussi bêta dans la bouche du prince de la pop hexagonale. Dommage donc, Benjamin, d'avoir laissé passer cet inutile cocorico en toute fin d'entretien, car il avait de la tenue.

Baptiste Vignol


Astrale Anne Sila


Le temps finit toujours par remettre les pendules à leur place comme l'a déjà dit Johnny - qui sort un disque plat ces jours-ci, riche de quelques textes taillés sur mesure mais tiède en mélodies monotones. Cela confirme la théorie selon laquelle une chanson, c'est d'abord une musique qui, lorsqu'elle est futée, gonfle les voiles et souffle de l'émotion. Six mois après la finale de The Voice, Anne Sila, qui aurait du gagner l'émission les doigts dans le nez, et Lilian Renaud, qui l'a finalement emporté, proposent leurs premières chansons originales. L'album du Franc-Comtois (puisqu'il se revendique de ces contrées-là, du Haut-Doubs plus précisément) s'intitule LE BRUIT DE L'AUBE. Un gargouillement, ni plus ni moins. Grossièrement produit, tout a l'air aussi préfabriqué que le clip de Promis, juré où vaquent des figurants caricaturaux dans une vaine débauche de moyens et de clichés hyper datés au service d'un jeune homme, fort sympathique certainement (est-ce d'ailleurs le sujet?) et pétri de bonne volonté mais qui, bien maladroitement, prétend, par sa musique, «ramener en France un peu de la culture nord américaine…» Carrément !  
Si son LP ne sortira qu'en 2016 (parions que cela se produira lors de la prochaine cession de The Voice...), Anne Sila vient de dévoiler son tout premier extrait: Le monde tourne sans toi, dont elle signe la partition. La normalité aurait voulu que cette musicienne (elle a passé dix-sept ans au conservatoire de Valence à étudier la danse, le violoncelle et le piano) déçoive. Après avoir placé la barre si haut, d'entrée, en reprenant Je t'aimais, je t'aime et je t'aimerai lors de son «audition à l'aveugle», l'on pouvait craindre qu'elle ne trouve pas «la» chanson, qu'elle s'égare et livre un produit trop stéréotypé. Au contraire, elle séduit. Avec une fusée volante, astucieusement bâtie sur trois étages, qui, au final, propulsée par la foudroyante finesse de la voix d'Anne Sila, d'une clarté pure, blanche, sidérale, finit par vous emporter, éparpillant dans les étoiles une infinité de petits points d'or. Qui n'a pas souffert d'amour restera à côté. Anne a la grâce, semble-t-il, reine de France et des cieux. Sinon, pourquoi cette chose sur l'oreille?

Baptiste Vignol

Son manège à lui


La chanson française doit être dans un fichu état pour que téloches, revues et radios nationales ne trouvent personne d'autre à inviter ces jours-ci qu'Étienne Daho! Lui qui vient de sortir, après SINGLES en 1995, DANS LA PEAU DE DAHO en 2002 et MONSIEUR DAHO en 2011, ce qui n'est après tout que son quatrième best of en carrière: L'HOMME QUI MARCHE. Mais qui piétine son répertoire... 
Le Montmartrois dont les chansons signées avec Arnold Turboust ont bercé la jeunesse des quincas 2015 (en gros, ceux qui eurent vingt ans entre 1981, date de MYTHOMANE, son premier 33 tours, et 1991, celui de son dernier carton, PARIS AILLEURS) n'a pas produit le moindre hit depuis 2002: Comme un boomerang. Alors il ressasse ses vieilleries, à toutes les sauces et à coups de best of écœurants qui lui permettent pourtant d'être reçu en grandes pompes par des journalistes en prière. Dans son cinquième numéro consacré à Paul McCartney, l'excellente revue Muziq rappelle combien l'Anglais, «plus préoccupé par son avenir que par son autocélébration, n'a pas submergé le marché de ces multiples compilations ou anthologies dont beaucoup d'autres font leur beurre»: trois en quarante-cinq ans de carrière solo, la dernière remontant à 2001 ! Est-il besoin de souligner que le catalogue de Macca est autrement plus riche et lumineux que celui d'Étienne Daho, qui n'en demeure pas moins l'un des plus chics de l'hexagone ?
Le problème, c'est qu'Étienne, comme toutes les anciennes machines à tubes, donnerait tout pour en pondre un nouveau, lui qui sut si bien faire danser la France, et avec élégance; alors qu'un génie comme McCartney, conscient d'avoir déjà marqué l'Histoire, s'est défait de cette obsession. Hélas, le temps qui passe est impitoyable. Aujourd'hui, les gamins de vingt ans ne danseront jamais sur du Daho (ni sur du McCartney), encore moins sur ses «nouveaux» prétendus inédits (La ville et Paris sens interdits) composés jadis, en 88 et 89, que Daho n'avait pas retenus pour ses disques de feu mais qu'il exhume maintenant en singles passables et frelatés. C'est la vie qui va et c'est aussi le signe que nos jeunesses se sont irrémédiablement fanées.

Baptiste Vignol

Sophie n'en finit pas de s'approcher de nous


Du fond de sa riviéra, Sophie Huriaux, dite La Grande, démontre avec NOS HISTOIRES que l'on peut avancer dans l'âge en conservant sur la jeune garde un supplément d'âme et de fraicheur, quand la plupart des chanteurs populaires, passée la quarantaine, s'émousse et tourne en rond, ne trouvant plus que dans le subterfuge d'une chevelure savamment ébouriffée l'illusion de vaincre une inspiration envolée dont les nouvelles chansons n'égaleront jamais les anciennes, finissant par ne ressembler qu'à des petites crottes dans du papier doré. Nul artifice chez Sophie dont c'est le septième album en carrière depuis 1997, mais un art d'écrire et de composer qui se fiche bien de la mode et des griffes du moment. La voix, les mots, les musiques marquent et font des chansons à vue si l'on s'y penche un peu, comme par une fenêtre ouverte. Les années passent, les idoles du Top s'évaporent mais La Grande Sophie s'affine. Elle est devenue, disque après disque, une conteuse moderne de nos vies ordinaires, des portes qui claquent, des doutes («Tu vois, mes doutes / Sont les perles d'un collier / Qui m'étranglent à tout jamais…»), des regrets qui fouettent, de la peur du vide et des émerveillements. Que demande-t-on aux artistes quand ils ont du talent? Qu'ils nous parlent de nous au travers de leurs œuvres.

Baptiste Vignol