Puisque le temps passe et passera...

Véronique Sanson et Michel Berger se sont aimés et puis, après s’être séparés, se sont secrètement écrits des chansons d’amour absolu qu’ils s’adressaient en cachette par disques interposés comme autant de déclarations dont ils étaient les seuls à détenir la clef. On pourrait croire que cette correspondance clandestine dont le public n’eut la révélation qu’après la mort de Michel Berger concerne une poignée d’aubades, de suppliques, parmi lesquelles le fameux tandem Seras-tu là ? / Je serai là serait le symbole. Dans « Toute une vie sans se voir », ce spectacle remarquablement construit, deux musiciens, Julie Rousseau, une brune incarnant Véronique, et Bastien Lucas, alias Michel, dévoilent avec finesse, chacun à son piano, combien le feu inextinguible qui coulait dans leurs veines embrasa vingt ans durant (de 1973 à 1992) un échange musical passionnel, passionnant et parfaitement unique en son genre. Au fond, cette correspondance bouleversante entre deux artistes pop que l’Atlantique tint à distance montre à quel point le manque, la solitude, l’espoir, le mal de vivre et d’aimer sont les seuls thèmes qui vaillent, parce qu’ils résistent au temps, et perlent en larmes incandescentes qui finissent toujours par couler sur nos lèvres.

Baptiste Vignol

 

 

L’éternel “grand retour” du “vieil” Alain

Son élégance svelte et dandy, la force motrice de ses mélodies, son funk intime, moite, nonchalant, ses tendres fièvres… Oui, l’avons toujours suivi. Alors c'est avec gourmandise qu’on voulut découvrir, et sans tarder, six ans après le fort beau DÉSORDRE DES CHOSES (2018), six ans déjà (et dans six ans, où serons-nous ?…), son seizième album studio, L’IMPERMANENCE, qu’un clip habile est venu en grande pompe, trois jours avant sa sortie dans les bacs, signaler l’imminence. Un clip où défile gentiment sur une jolie chanson intitulée La grâce toute une armada de vedettes, Cabrel, Souchon, Voulzy, Véronique Sanson, Daho, Juliette Armanet, Biolay, Julien Clerc, Adamo… Bel hommage. Hélas, passé cet appât tape-à-l’œil, l’ennui. Dix complaintes raplapla, aussi goûteuses qu’une vieille tomate farcie servie sur de la porcelaine. Musicalement en sommeil, textuellement démonstratives (manque l’ironie loufoque de Jacques Duvall, qui fut son alter ego) et vocalement lacustres. Aurions vraiment adoré l’adorer, “l’ultime album” (ainsi qu'il est bien précisé sur le sticker) d’Alain Chamfort, compositeur raffiné, trouble et désabusé qui laissera des disques délicats. Comme autant d’insolubles et précieuses traces qui font dans nos cœurs being, being, being.
 
Baptiste Vignol
 
 
 

Sous le soleil de ses mains

 
(Photo Laurent Calut)

Que cachent-elles, ses mains ? Quel sang d'or les irrigue ? Ses mains qui caressent, chevauchent, réveillent son piano. Clignotent comme des lampions de bal pour saluer la foule – deux soleils blancs enrayonnés… Ces mains qui décollent à la verticale, stationnent en apesanteur, tel deux colibris qui voudraient fiche le camp, lui échapper, puis repiquent en plongeant sur l'océan de son clavier. Quel génie domptent-elles ? Quand elle recoiffe sa crinière fauve. Qu'elle tapote en douce le châssis de son piano comme le cavalier flatte l'encolure de son cheval pour le remercier. Qu’elle caresse (de la main gauche) l'épaule de Mehdi Benjelloun, l’un de ses deux choristes, tandis que de l'autre (la droite), elle se saisit sur Rien que de l'eau d'une longue mèche blanche qui pointe sur le front de Guillaume Eyango : Elle / En attendant l'orage / Elle te pardonnera ton âge / Et l'argent de tes cheveux...” Que disent-elles encore, ces mains ? Quand elles éclosent vers le public. Se serrent en un poing rageur : “Révoltons-nous !” Ou s'unissent dans son dos lorsqu'elle regarde, à la façon d'une promeneuse sous la voûte étoilée, ses cuivres s'enflammer… Qu'enfantent-elles enfin, ces mains d'où naissent l'encolure de ses chansons ? Ces mains qui nous mènent à Bahia. À Vancouver. En nous rendant fiers d'être là. Et qui, dans un geste émouvant, applaudissaient hier soir au Zénith de Toulouse les cinq mille spectateurs qui l'acclamèrent longuement en scandant des «Véro ! Véro !» enamourés. Et ce sourire, dites, d'où vient-il? Et cette voix? Phosphorescente, tombée du ciel... D'où sourd-elle? Et cette poésie? Cette grâce, douce et violente à la fois? Mystère. D'elle.

Baptiste Vignol

 

 

Envoyé spécial à Nevers

(Photo Jérôme Pellicer)

C’est dans un magnifique petit théâtre à l’italienne inauguré en 1823 que Lynda Lemay s’est produite à Nevers ce 23 janvier 2024. Car sa nouvelle tournée passe par toutes les villes de la francophonie. Qu’elle chante à l’Olympia, à Bordeaux, Lausanne, Bruxelles ou sur les bords désertés de la Loire, la Québécoise, sitôt la salle plongée dans le noir, débute son concert en entrant par derrière, dans le dos des spectateurs, avec une chanson d’ouverture qui lui permet, en l’effleurant, de saluer son public et de lui dire au plus près son bonheur de le retrouver. Suivront une trentaine de chansons, de scènettes même (leur durée peut avoisiner la dizaine de minutes) que cette interprète majuscule dévoile telle une vraie comédienne avec une justesse épatante. En effet, que son propos verse dans l’humour (La visite), le mélodrame (De tes rêves à mes rêves), le comique (Le mime), l’ironie (Les souliers verts), la sensualité (J’veux des baisers), les affres du grand âge (Ta robe), la cruauté religieuse (Le bijou) ou le sens de la vie (La grande question), Lynda Lemay vise toujours dans le mille. Remarquablement accompagnée par deux musiciens (Claude Pinault à la guitare et au piano, Marc Angers au violon), dont les chœurs rocailleux l’escortent comme deux drakkars sur les fonds abyssaux de son inspiration céleste, Lynda Lemay aborde tous les thèmes (rien ne l’arrête), les effeuille, les dissèque sans ambage dès lors qu’ils touchent à l’intime, c’est-à-dire au cœur battant de nos vies. À Nevers comme ailleurs, les salles combles succombent au talent pur de cette femme-capitaine dont la longue chevelure, la longue silhouette, les longues notes tenues, la longue élégance – cette élégance qui semblerait presque onduler comme une flamme revêtue de dentelle noire – captivent l’assistance. Alors, chacune, chacun, carré dans son fauteuil, son velours rouge d’un soir, bercé par ces complaintes terriblement humaines et si follement écrites, chacun, chacune se prend à rêver que cette longue et captivante sorcière aux yeux d’amande soit une amie (ce qu’elle est déjà, puisqu’elle recueille les confidences de son public depuis presque trente ans !), une mère, une sœur, même une amante. Après deux heures et demie d’un spectacle qui n’est jamais tout à fait le même selon la ville où elle se trouve puisque Lynda Lemay dépoussière tous les soirs une dizaine de pépites qui le public lui aura réclamée la veille via sa page Facebook, c’est évidemment sur Le plus fort c’est mon père, son titre fétiche, qui la fit connaître des deux côtés de l’Atlantique, qu'elle clôt ces retrouvailles devant une salle qui se sera levée d'un bond, admirative et définitivement ferrée par la poésie d’une artiste à l’impudeur contagieuse.

 

Baptiste Vignol