Dix-sept ans après CE SOIR C’EST MOI QUI FAIS LA FILLE, Vincent Baguian sort enfin son quatrième album, LA CLASSE DU DERNIER DE LA CLASSE. L’occasion d’offrir la chance à celles et ceux qui l’ignoreraient – ils sont hélas fort nombreux – de découvrir qu’il est un auteur de haut vol. En vérité, parmi les paroliers qui pourraient encore répondre « Présent ! » à l’appel d’un Brassens qui, de là-haut, recenserait les auteurs vivants dignes de considération, Baguian aurait sa place près d’un radiateur aux côtés des Souchon, McNeil, Renaud, Cabrel, Le Forestier, Sheller ou Biolay dont il est un digne confrère. Nul aujourd’hui n’écrit mieux qu’eux dès lors qu’ils le font pour chanter eux-mêmes et donc qu’ils parlent d'eux. Et celui qui signe ces lignes à l’humble prétention de connaitre un peu son sujet. « Je ne suis quand même pas le pire / De toute la variété française / J’ai bien des noms mais j’peux rien dire / Ça se paie trop cher dans le show baise… » s’amuse Baguian (en prétendant s’affliger de son insuccès en tant qu'interprète) dans Le Carton qui ouvre ce disque brillant d’intelligence, d’humour, d'amour et d’impertinence taillées au scalpel de la rime barbelée d’or. Très, très loin des bons sentiments et des envolées opportunes. Il y a vingt ans, Vincent Baguian faisait la première partie de Claude Nougaro à l’Olympia. Juste avant que Baguian n’entre en scène, l’homme de Toulouse, au micro, priait le public: « Écoutez le bien, c’est un écrivain de chansons. » L’aurait-il dit de Vianney? Pas sûr.
Comme un malaise
Après JULIETTE, après ZIZI, après JEANNE, après DANI, après JANE, voilà FRANÇOISE. Puisque c'est ainsi qu'Étienne Daho rend depuis des lustres ses hommages funestes, d'un seul prénom écrit en majuscules sur ses réseaux, qu'il illustre toujours d'une photo iconique. Sauf qu'aujourd'hui, 11 juin 2024, l'ami des stars, ce Jean-Claude Brialy new-look (la classe et la pudeur en moins), s'est fendu d'un reportage in situ, allant jusqu'à dépeindre les derniers instants de Françoise Hardy qu'il aura “veillée tard dans la nuit”, “allongée” dans sa chambre de l'hôpital américain, mais si belle “belle, apaisée”. Gênant. Gênant venant d'un ami, d'“un membre de la famille” comme il s'auto-place sans vergogne, qui parle d'une femme dont la discrétion fut la suprême élégance. Aura-t-il fait un selfie?... Papy top tombé dans le rance.
Baptiste Vignol
Son plus beau depuis ÇA S'PEUT PAS
Trente et un ans après J’ATTENDRAI PAS CENT ANS (1993), Clarika sort DANSE ENCORE, son neuvième album studio dont elle habille pour la première fois ses paroles de musiques dont elle est la compositrice. Douze chansons qui s’élancent, s’étreignent, ricochent et se suivent comme une caresse qui n’en finit pas. Manquer à quelqu’un quelque part fait songer à Jean-Philippe Toussaint quand il écrit sur Marie. Ce jour-là (17 octobre 61) impose le silence : «Sous le pont Saint-Michel / Coule coule la haine / Et le sang sur vos mains / Il faut qu'on s'en souvienne / Est à jamais l'écrin / Des larmes de la Seine ». Isadora revient sur le destin tragique de la danseuse Isadora Ducan. Sans les nuages pleure l’ennui des existences par trop lacustres. Rhabillez-moi ressuscite Gréco, pour de faux. Avec Salut Luc, Clarika adresse une missive au Luc (Avec Luc) du CD ÇA S’PEUT PAS (1996) dans la 4L duquel elle lui contait ses peines de cœur « avec Marc »… Luc, dont elle n’a plus de nouvelles. Luc, qu’elle voudrait revoir. La force de Clarika, c’est qu’elle nous parle de nous dans ses chansons. Du temps qui passe, sépare et que nous laissons faire. Et ce morceau rappelle le Renaud des années Souchon période C’EST COMME VOUS VOULEZ, voyez? Enfin, Seule la mort, froide et dure comme du marbre (« la mort, mais quelle tuerie! »), s’achève par cette image, sublime, et fascinante, parce qu’elle la rend presque accueillante: « Et si la mort a un visage, / Je veux Delon dans La Piscine / M’entrainant pour l’ultime nage / En eaux marines… »
Murat, l'inchantable
Dans Le Figaro du 12 mai, Olivier Nuc consacrait une pleine page à Jean-Louis Murat, un an moins douze jours après sa mort. Nous fûmes alors, le 24 mai 2023, quelques milliers qui, sans le connaître personnellement, subirent l'épouvantable sentiment de perdre un ami. Un ami parce qu'il était le seul en France à chanter, dire, dépeindre avec tant de justesse, de finesse et de féminité nos émois amoureux, nos élans, nos défaites les plus intimes. Guère étonnant que Nuc s'émeuve encore de cette disparition, lui qui l'avait mainte fois interviewé, et qui fut le seul journaliste de la presse nationale à s'être déplacé le 30 mai à ses funérailles en la basilique d'Orcival. Journée d'un silence stupéfait, ensoleillée, mais d'une tristesse plombante, avec, dans la nef, ce cercueil de bois clair posé sur un sol en pierre de volvic. C'est Murat qu'on enterrait, cet ami dont on attendait encore tant. Après la messe, la foule, hébétée, regarda sortir le cercueil pour son dernier voyage. Et puisque c'était un ami que nous venions tous de pleurer, alors que nous ne nous connaissions que de loin, Nuc et moi (qui n'avais jamais rencontré Murat, mais vu tant et tant) nous prîmes fraternellement dans les bras... Dans Le Figaro, Nuc rappelle que Murat est une figure majeure de la scène française de ces trente dernières années. C'est indéniable. Tant ses chansons racées, duveteuses, volcaniques, lumineuses étaient portées par une voix unique, fiévreuse, sensuelle, ourlée d'un léger accent puy-de-dômois qui lui conférait quelque chose d'aérien, de lancinant. L'une des deux ou trois plus belles voix masculines de l'histoire de la chanson française, définitivement. Raison pour laquelle reprendre du Murat, quand on est un homme, c'est "jeter une orange sur l'astre mort" et se montrer très, très en dessous de l'original car ses mots, sa poésie étaient taillées pour resplendir dans cette voix-là, ce groove et son humide profondeur. S'il devait un jour y avoir hommage discographique, prions pour qu'il ne réunisse que des chanteuses. Au premier rang desquelles Morgane Imbeaud dont Nuc évoque aussi le bel album, THE LAKE, où l'on trouve une chanson, Seule, qui rappelle en tous points celui qui fut son mentor.
Baptiste Vignol
Avec un J, avec un B, comme Julien Baer
Voilà quinze ans, depuis LE LA, “Rue du regard, rue Sedaine / Je vais où mes pas me traînent / Rue des Trois Frères, rue Désir / Je vais où mes pas me tirent...” (L'immobilier), que Julien Baer se tait, qu'il ne chante plus ni ne nous emmène avec lui déambuler dans ses pensées et ça fait mal au cœur car son premier disque sorti en 1997, qui contenait Le monde s'écroule, Marie pense à moi, Cette fille s'appelle demain, parmi d'autres pétales, puis CHERCHELL en 1999, puis NOTRE DAME DES LIMITES (2005), restent des trésors de délicatesse et de sensualité caressante (“Quand tes dix doigts d'un geste lent effleurent la soie / Où se dessinent / Tes seins que tu frôles à présent d'un air absent / Qui me fascine...”, J'aime imaginer), des trésors, donc, de délicatesse et de sensualité pour celles et ceux qui bercèrent leurs insomnies, leurs réveils, leurs amours pâles et roses au fil de ces chansons boréales. Il suffit d'écouter la production masculine depuis quinze ou vingt ans pour pleurer le silence de Julien Baer, ce silence buté, lointain et qui dure longtemps. Un silence céleste, certes, celui d'un roi de l'underground. Le revoilà pourtant, sans voix ni musiques, si ce n'est celles de ses mots, dans un recueil qui vient de paraître chez Seghers. Le lire, alors, en attendant. En attendant les beaux jours.
Baptiste Vignol
Puisque le temps passe et passera...
Véronique Sanson et Michel Berger se sont aimés et puis, après s’être séparés, se sont secrètement écrits des chansons d’amour absolu qu’ils s’adressaient en cachette par disques interposés comme autant de déclarations dont ils étaient les seuls à détenir la clef. On pourrait croire que cette correspondance clandestine dont le public n’eut la révélation qu’après la mort de Michel Berger concerne une poignée d’aubades, de suppliques, parmi lesquelles le fameux tandem Seras-tu là ? / Je serai là serait le symbole. Dans « Toute une vie sans se voir », ce spectacle remarquablement construit, deux musiciens, Julie Rousseau, une brune incarnant Véronique, et Bastien Lucas, alias Michel, dévoilent avec finesse, chacun à son piano, combien le feu inextinguible qui coulait dans leurs veines embrasa vingt ans durant (de 1973 à 1992) un échange musical passionnel, passionnant et parfaitement unique en son genre. Au fond, cette correspondance bouleversante entre deux artistes pop que l’Atlantique tint à distance montre à quel point le manque, la solitude, l’espoir, le mal de vivre et d’aimer sont les seuls thèmes qui vaillent, parce qu’ils résistent au temps, et perlent en larmes incandescentes qui finissent toujours par couler sur nos lèvres.
Baptiste Vignol
L’éternel “grand retour” du “vieil” Alain
Sous le soleil de ses mains
Que cachent-elles, ses mains ? Quel sang d'or les irrigue ? Ses mains qui caressent, chevauchent, réveillent son piano. Clignotent comme des lampions de bal pour saluer la foule – deux soleils blancs enrayonnés… Ces mains qui décollent à la verticale, stationnent en apesanteur, tel deux colibris qui voudraient fiche le camp, lui échapper, puis repiquent en plongeant sur l'océan de son clavier. Quel génie domptent-elles ? Quand elle recoiffe sa crinière fauve. Qu'elle tapote en douce le châssis de son piano comme le cavalier flatte l'encolure de son cheval pour le remercier. Qu’elle caresse (de la main gauche) l'épaule de Mehdi Benjelloun, l’un de ses deux choristes, tandis que de l'autre (la droite), elle se saisit sur Rien que de l'eau d'une longue mèche blanche qui pointe sur le front de Guillaume Eyango : “Elle / En attendant l'orage / Elle te pardonnera ton âge / Et l'argent de tes cheveux...” Que disent-elles encore, ces mains ? Quand elles éclosent vers le public. Se serrent en un poing rageur : “Révoltons-nous !” Ou s'unissent dans son dos lorsqu'elle regarde, à la façon d'une promeneuse sous la voûte étoilée, ses cuivres s'enflammer… Qu'enfantent-elles enfin, ces mains d'où naissent l'encolure de ses chansons ? Ces mains qui nous mènent à Bahia. À Vancouver. En nous rendant fiers d'être là. Et qui, dans un geste émouvant, applaudissaient hier soir au Zénith de Toulouse les cinq mille spectateurs qui l'acclamèrent longuement en scandant des «Véro ! Véro !» enamourés. Et ce sourire, dites, d'où vient-il? Et cette voix? Phosphorescente, tombée du ciel... D'où sourd-elle? Et cette poésie? Cette grâce, douce et violente à la fois? Mystère. D'elle.
Baptiste Vignol
Envoyé spécial à Nevers
C’est dans un magnifique petit théâtre à l’italienne inauguré en 1823 que Lynda Lemay s’est produite à Nevers ce 23 janvier 2024. Car sa nouvelle tournée passe par toutes les villes de la francophonie. Qu’elle chante à l’Olympia, à Bordeaux, Lausanne, Bruxelles ou sur les bords désertés de la Loire, la Québécoise, sitôt la salle plongée dans le noir, débute son concert en entrant par derrière, dans le dos des spectateurs, avec une chanson d’ouverture qui lui permet, en l’effleurant, de saluer son public et de lui dire au plus près son bonheur de le retrouver. Suivront une trentaine de chansons, de scènettes même (leur durée peut avoisiner la dizaine de minutes) que cette interprète majuscule dévoile telle une vraie comédienne avec une justesse épatante. En effet, que son propos verse dans l’humour (La visite), le mélodrame (De tes rêves à mes rêves), le comique (Le mime), l’ironie (Les souliers verts), la sensualité (J’veux des baisers), les affres du grand âge (Ta robe), la cruauté religieuse (Le bijou) ou le sens de la vie (La grande question), Lynda Lemay vise toujours dans le mille. Remarquablement accompagnée par deux musiciens (Claude Pinault à la guitare et au piano, Marc Angers au violon), dont les chœurs rocailleux l’escortent comme deux drakkars sur les fonds abyssaux de son inspiration céleste, Lynda Lemay aborde tous les thèmes (rien ne l’arrête), les effeuille, les dissèque sans ambage dès lors qu’ils touchent à l’intime, c’est-à-dire au cœur battant de nos vies. À Nevers comme ailleurs, les salles combles succombent au talent pur de cette femme-capitaine dont la longue chevelure, la longue silhouette, les longues notes tenues, la longue élégance – cette élégance qui semblerait presque onduler comme une flamme revêtue de dentelle noire – captivent l’assistance. Alors, chacune, chacun, carré dans son fauteuil, son velours rouge d’un soir, bercé par ces complaintes terriblement humaines et si follement écrites, chacun, chacune se prend à rêver que cette longue et captivante sorcière aux yeux d’amande soit une amie (ce qu’elle est déjà, puisqu’elle recueille les confidences de son public depuis presque trente ans !), une mère, une sœur, même une amante. Après deux heures et demie d’un spectacle qui n’est jamais tout à fait le même selon la ville où elle se trouve puisque Lynda Lemay dépoussière tous les soirs une dizaine de pépites qui le public lui aura réclamée la veille via sa page Facebook, c’est évidemment sur Le plus fort c’est mon père, son titre fétiche, qui la fit connaître des deux côtés de l’Atlantique, qu'elle clôt ces retrouvailles devant une salle qui se sera levée d'un bond, admirative et définitivement ferrée par la poésie d’une artiste à l’impudeur contagieuse.
Baptiste Vignol