Les mots se meurent dans l'écouteur

(Frank Thomas, chez lui, devant sa bibliothèque, en 2016 - photo B. Vignol)

Que ça s'arrête! Après Robert Nyel le 26 novembre, Pierre Barouh le 28 décembre, Frank Thomas vient de se faire la malle, hier, 20 janvier 2017. Frank et Pierre, qui ne s'étaient pas vus depuis vingt ans, s'étaient d'ailleurs retrouvés le 14 novembre dernier dans une petite librairie parisienne à l'occasion de la parution d'un recueil d'entretiens avec quinze paroliers, «Les Tubes, ça s'écrivait comme ça», dans lequel ils apparaissent longuement, tout comme Robert d'ailleurs, l'un des proches de Thomas… Putain de recueil finalement puisque sur quinze, en voilà déjà trois de partis. Et ça commence à bien faire.
Frank était un parolier d'élite, d'une gentillesse et d'une culture époustouflantes. Avec Jean-Michel Rivat, ils avaient écrit Marie-Jeanne, Siffler sur la colline, La bande à Bonnot pour Dassin, Bébé requin pour France Gall, La Musica pour Patrick Juvet, L'Avventura, Du soleil sur la France et Made in Normandie pour Stone et Charden, Le téléphone pleure, Viens à la maison et Le lundi au soleil pour Claude François… Tout seul, il avait signé 17 ans pour Cloclo, Dites-moi pour Michel Jonasz, L'amour, c'est l'affaire des gens pour Bécaud, Louise et Les amants d'Oradour, ce chef-d'œuvre, pour Berliner… Et tant d'autres «trucs», parmi des centaines de chansons. Mais surtout, c'était un homme délicieux, qui formait avec Corinne, son épouse, un couple du tonnerre. Quelles rigolades… La dernière fois que nous nous sommes vus, c'était en novembre, chez eux, rue de Rivoli, en compagnie d'une chanteuse, Jeanne Cherhal, qui désirait le rencontrer. Séduite par la vivacité d'esprit de Frank, par l'élégance de ses baise-main, par sa curiosité et son écoute de l'autre, par sa passion pour l'écriture de refrains populaires dont il était un expert, Jeanne les avait timidement invités à venir la découvrir sur scène à l'Olympia, le 25 janvier prochain. Ce furent deux heures délicieuses.
Et puis nous nous étions reparlé au téléphone après la mort de Robert Nyel... Nous devions donc nous retrouver mercredi, boulevard des Capucines. Frank, tu nous as fait n'importe quoi, là. Et la chanson française vient de perdre un auteur fabuleux, dont beaucoup d'auto-proclamés spécialistes du genre ignoraient jusqu'à l'existence.

Baptiste Vignol

*

Pas de racolage ici, mais pour découvrir l'immensité de l'œuvre de Frank Thomas, l'on peut consulter cet ouvrage («Les tubes, ça s'écrivait comme ça», La Tengo) où Frank s'exprime et revient sur ses collaborations au fil d'une dizaine de pages qui lui sont consacrées, illustrées de photos d'archives :



Ne leur déplaise


Après Polin, Dranem, Mayol, Ouvrard et Fernandel, tous devenus des super vedettes avec leurs «chansons idiotes» (Le petit objet, Viens, Poupoule, Ah! les petits pois, Le Jardinet de ma voisine, Le trou de mon quai, Je n'suis pas bien portant…), Julien Doré a su mieux que personne relancer la mode du comique troupier, troquant l'uniforme pour la tenue du garçon de plage tout en cheveux et tatouages. En effet, désormais, son apparition, sa démarche, sa coiffure déclenchent presqu'à elles seules l'hilarité. Même si l'on se dit finalement que l'originalité aujourd'hui, c'est de ne pas être tatoué du tout. Mais là n'est pas le sujet. En chantonnant La Javanaise en japonais (parait-il), comme on ferait des bulles de bubble gum, les mots plein la bouche, Julien Doré reprend le flambeau de la parodie abandonné par les Inconnus après leur imitation d'Indochine («Isabelle a les yeux bleus / Bleus, les yeux, Isabelle a…»). C'était encore plus rigolo, certes, mais la nouvelle star est franchement sur la bonne voie. 
— Dommage qu'il s'aime si fort, râleront certains. (Ça, c'est la faute aux critiques qui l'idolâtrent et trouvent une lecture décalée, ce mot imbécile, dans tout ce qu'il propose…) 
— Et qu'il grimace autant, regretteront les autres. 
Mais il y aura toujours à redire sur Doré… C'est pas si facile d'être drôle. Laissons-le travailler! Il deviendra, vous verrez, le Carlos des années 2020. Et c'est un compliment. Big bisou.

Baptiste Vignol

Merci Matt Pokora


Cher M.Pokora, combien d'existences, grâce à vous, vont-elles changer du tout au tout? Votre album de reprises, MY WAY, incite en effet ceux qui n'ont rien à faire de mieux à revoir les prestations pailletées du King François dont personne n'aura jamais, pas plus vous qu'un autre, la fougue sautillante, le regard pénétrant et le Nil dans la voix. En trainant sur la Toile, on tombe alors assez vite sur un titre datant de 1976, Laisse une chance à notre amour. Cette adaptation du tube Now is the time par Jimmy James and The Vagabonds fit l'objet du cinquante-septième 45 tours de Cloclo en février 1977. Il y aura quarante ans demain. Et dans l'émission Mosaïque du 30 novembre 1977 diffusée sur la Télévision suisse romande, Claude François l'interprète avec une élégance de prince. Le costume en velours, la chevelure d'or, ses bottes au diapason, le sourire du vainqueur… Tout flamboie. Jusqu'à la chorégraphie démentielle que la star offrit ce soir-là entourée de cinq Clodettes, affolante et parfaite. Ce petit pas glissé twisté de la cent-deuxième seconde… Magique. Eh oui, cher Matt, l'éternité se niche aussi dans les détails. Mais avant tout cette vidéo nous jette à la figure et sans qu'on s'y attende la présence suprême d'une déesse blonde qui danse et virevolte derrière lui, sur sa droite. Fossettes légères, yeux mi clos, petit air tranquille. Qui est cette fille? Quel est son prénom? Où vit-elle? Dans quelle ville? À quel numéro de quelle rue?… Dans cette sarabande de feu, on ne voit qu'elle. Sa beauté calme gomme l'idole et finit par nous envelopper, peuplant nos pensées de visions nocturnes. Ainsi naissent les muses. Et cette fille en est une. Le temps ne peut avoir prise sur elle. Et l'on bazarderait le Louvre pour lui offrir un café-crème.

Baptiste Vignol

Le jour où Bécaud reviendra



Deux superbes images tirées du documentaire de Marie-France Brière «Bécaud, mon père» diffusé sur France 3 le 27 décembre 2016 à une heure de fin de soirée où les jeunes gens qui auraient pu découvrir le génie, la force vive et la profondeur de Bécaud avaient, comme on les comprend, d'autres choses à faire que d'être encore plantés là, devant leur téléviseur... Et pourtant ce beau film illustré de témoignages de haute tenue (Emily et Kitty Bécaud, la fille et l'épouse, Charles Aznavour, Julien Clerc, Alain Souchon...) et de vidéos personnelles du chanteur au fil desquelles on le voit travailler avec ses paroliers, fumer, rire et voyager de part le monde aurait mérité une case plus familiale en ces temps de fêtes de Noël. Les directeurs d'antenne sont des ânes qui ne connaissent rien des goûts des téléspectateurs ni ne soupçonnent leur curiosité. Désormais, pour ces gens-là, du service public, la chanson française est née avec la mort de Claude François, auquel, hélas pour eux, TF1 consacrera le 14 janvier prochain un primetime! Pas d'anniversaire en vue, non, mais un carton commercial réalisé par M. Pokora avec MY WAY, son album de reprises. C'est de bonne guerre et ça vaut bien une soirée de gala. En refusant obstinément de ne rien miser sur la qualité, la mémoire et la sensibilité des Français pour leur culture populaire, celle qui sut charmer la planète, la programmation proposée par les chaines de France Télévision depuis plusieurs années ne suscite que de vagues haussements d'épaules. Afin de commencer 2017 avec classe et des musiques du tonnerre dans la tête, il reste deux jours pour visionner l'hommage à Bécaud sur ce machin qu'on appelle pluzz (c'est ici) et qui, pour le coup, a le mérite d'exister.

Baptiste Vignol