Envahissante Carlotti


Cannes, quelle rigolade. Lana del Rey qui monte les marches... Franchement! Denisot et sa bande, tellement satisfaits. Le public hurleur. Les lunettes noires de rigueur sur le nez des présentateurs. La vacuité d'Ariane Massenet. Et Beigbeder, c'est sa place, porte-micro? À se prosterner, le geste est éculé, donc ridicule, devant Bill Murray (qui, au passage, ressemble de plus en plus à Maxime Le Forestier, à moins que ce ne soit l'inverse). Heureusement, Leos Carax, tout en décontraction, et Kylie Minogue, visiblement heureuse d'avoir trouvé, avec le cinéma, une nouvelle avenue, ont semé un zeste de magie sur les marches du Palais... Une ascension dont Barbara Carlotti avait déjà chanté, en 2006, la décadence: «Où sont donc passées les starlettes?/ Qui sont ces salopes en goguette?/ Le malheur sur la Côte d'Azur/ C'est que jamais rien ne dure.» (Cannes)
Barbara Carlotti justement. Elle vient de sortir son troisième disque, L'AMOUR, L'ARGENT, LE VENT. Vous désirez offrir un album de chansons à un(e) ami(e) non francophone pour qu'elle voie à quel pic d'élégance la variété française peut encore planter son micro? Ne cherchez pas plus loin. Mode d'écoute: se laisser caresser par la voix de Barbara Carlotti - la plus stylée du pays ?-, aussi douce qu'un ongle, distinguée, naturelle et glamour, désinvolte aussi, avec une pointe d'autorité qui en impose. En un mot, classe! Et déborder par les douze chansons du CD.
1.L'amour, l'argent, le vent (3'05). Écrite au Brésil après que la chanteuse se soit faite dépouillée sur le sable d'Ipanema par des gosses descendus d'une favela. Tous les Cariocas vous le diront, on va se baigner, à Rio, et prendre le soleil, simplement munis d'une serviette de bain, quelques billets dans la poche, sans bijoux, sac à main ni téléphone. Élémentaire, chère Barbara! Mais le souffle chaud du morceau ramène, et c'est fortiche, celles et ceux qui ont foulé la marqueterie blanche et noire do calçadão à Rio de Janvier, la ville dont on tombe amoureux.


2.«Les ruines d'une maison/ Se peuvent réparer: que n'est cet avantage/ Pour les ruines du visage!» C'est du La Fontaine, sûr, mais ça donne une idée du thème de J'ai changé (3'13), fredonnée avec le sourire.
3.Dimanche d'automne (3'22). Quand les chanteuses ont la haine. «Et toi tu couches avec cette conne...» Après Madonna qui veut coller une balle dans la tronche du gonze qui l'a trompée (Gang Bang), Barbara Carlotti! Qui précise, presque désolée: «Oh! Je n'ai jamais tué personne», mais «la jetterait bien», cette pouffe, «dans la Seine», à moins qu'elle ne lui «grave son nom sur le front»! Barbarella.
4.Grande autoroute (4'09). Un peu de Saint-Exupéry: «Si les insomnies d'un musicien lui font créer de belles œuvres, ce sont de belles insomnies» (Vol de nuit). Une chanson sur l'insomnie, donc, trente ans après l'indépassable chef-d'œuvre (Les insomnies) d'une autre Barbara.
5.Occupe-toi de moi (2'35). Deux-minute trente-cinq de candeur.
6.Ouais Ouais Ouais Ouais (3'11). L'art de sophistiquer cette altération familière. L'histoire d'une gamine qui pourrait «soulager des marines». Tout un programme si l'on en croit Jacques Stephen Alexis: «Ils sont comme ça, les marines, tout ivrognes, tout frénétiques, tout racistes qu'ils sont. Leurs raptus délirants, leurs amoks libidineux et même leur cruauté mentale sont traversés d'éclairs lumineux, d'enfantillages charmants et de gestes idéalistes.» (L'espace d'un cillement)
7.Nuit sans lune (5'38). De ces chansons qu'Étienne Daho aurait pu enregistrer quand il ne se teignait pas les cheveux. Et pourtant, Daho a-t-il jamais été plus solaire que sur la pochette originale d'EDEN (1996), les tempes blanches? Avant d'être rapidement rajeuni. Parce que l'album ne se vendait pas? Les stratégies des labels. Les lubies des chanteurs de charme.


8.«Dans mes rêves, tu grondes et tu souris/ Le long du fleuve Jaune la lune luit...» En parcourant les crédits du livret, on apprend que pour cette chanson, Barbara Carlotti joue du koto, une cythare japonaise à cordes de soie enduites de cire. Un instrument de musique qu'on trouve également en Chine, dont il est originaire. Ce titre à l'air bridé s'intitule L'avenir et dure 3 minutes 07.
9.Quatorze ans (3'24). Faire le mur et filer en boite. Souvenirs, souvenirs. «J'avais quatorze ans et c'était l'été/ Je sortais la nuit je voulais danser»... En juillet-août 88, l'été de ses 14 ans, Nuit de folie trônait au sommet du Top 50 avec le tube Franprix Début de soirée. Mais l'on transpirait également sur George Michael (One more try), Kylie Minogue (I should be so lucky), Michael Jackson (Dirty Diana), Terence Trent d'Arby (Sign your name) ou Claudia Phillips (Quel souci la Boëtie). Idéalement clippable, Quatorze ans pourrait bien cartonner.
10.Mon dieu, mon amour (4'15). Duo avec Philippe Katerine. Dieu que Katerine s'est perdu dans d'inutiles rallyes, lui qui avait tout pour être un nouveau Charles Trenet! On retrouve-là le charme fragile et désuet de son chant d'oiseau.
11.Le cœur à l'ouvrage (3'34). «J'ai voulu le vent et les vagues, me voilà échouée sur la plage, je ne vaux plus rien». Autobiographique? Le tréfonds des artistes. À écouter aussi pour les chœurs épatants.
12.Marcher ensemble (4'34). La personne à qui s'adresse ce morceau a du se sentir mal en le découvrant. Ne jamais sortir avec une chanteuse de talent. Elle vous le fera payer avec ce qu'elle a de plus beau: sa voix.
Au final, un album qui vous envahit, comme s'il était du soleil, de la pluie, de l'amour ou du vent.

Baptiste Vignol

Aujourd'hui, 6 mai 2012


Vingt ans aujourd'hui que Marlene Dietrich est morte. La voix rauque de Marlene, l'intensité de son regard et ses jambes idéales captés par Josef von Sternberg dans «L'Ange bleu», sorti en 1930, feront de la Berlinoise une star planétaire, et du personnage qu'elle incarne, Lola, un mythe du septième art. En 1939, l'actrice refuse de rentrer en Allemagne, s'engage contre Hitler et soutient les soldats sur le front. De quoi recevoir en 1951, quand on ne l'épinglait pas à tire-larigot, la Légion d'honneur pour services rendus à la France. Quelques films encore après guerre, dirigés par Lang, Hitchcock et Welles, puis des tours de chant triomphaux à Londres, Paris et New York. Dans son répertoire, un chef-d'œuvre du protest singer Pete Seeger auquel Marlene donne un écho définitif: Where have all the flowers gone? Adapté en français par Francis Lemarque et René Rouzaud, l'hymne pacifiste devient Qui peut dire où vont les fleurs? Dietrich l'enregistre en mai 1962 - il y a cinquante ans !- avec Burt Bacharach à la direction d'orchestre. Le 45 tours paraît chez Pathé Marconi. Intemporel.

Qui peut dire où vont les fleurs du temps qui passe?
Qui peut dire où vont les fleurs du temps passé?
Sur les tombes du mois de mai, les filles en font des bouquets.
Qu'en saurons-nous un jour? Quand saurons-nous?... Jamais.

En ce 6 mai 2012, alors qu'au nom de la démocratie l'on se fait tuer en Syrie, en Égypte et ailleurs, certains chanteurs (parmi lesquels Anaïs, Yannick Noah, Camélia Jordana, Yael Naim, Joyce Jonathan), en quête d'originalité, convoqués ce soir à la Bastille, se demandent peut-être quels refrains interpréter. Mieux que Le temps des cerises ou La vie en rose, si prévisibles, Qui peut dire où vont les fleurs serait, pour prendre un soupçon de hauteur, la chanson idoine à fredonner aux électeurs en fête.

Baptiste Vignol

Qui peut-dire où vont les fleurs par Marlene Dietrich :
http://www.youtube.com/watch?v=zEe3qQg-HHY

Chanteur d'affaire


Le document est passé en boucles ces dernières semaines lors des nombreux hommages rendus à Claude François à l'occasion de la sortie en salles du film «Cloclo»; une journaliste qu'on ne voit pas à l'image interroge le chanteur - on est au milieu des années 70 et Claude François au sommet de sa gloire :
- Pourquoi faites-vous de la musique commerciale?
Fatigué d'avoir à répondre à une question si sotte bien souvent posée par des gens qui, en réalité, devaient, comme beaucoup, se dandiner chez eux sur ses refrains entêtants, l'idole la fusille du regard et rétorque : «Pourquoi je fais de la musique commerciale? En attendant, ça me fait vivre.» Et tac. L'entretien dévoile ensuite un chanteur doublé d'un homme d'affaire comme on n'avait jamais eu l'habitude d'en entendre, parlant de ses magazines, de ses objectifs commerciaux, de sa cible et de sa clientèle. Étonnant, donc intéressant.
Pourquoi Claude François suscite-t-il encore de la commisération chez les beaux esprits, chez nombre de critiques et de chanteurs laborieux qui peinent tant à devenir populaires? Lui, Claude François, qui créa Comme d'habitude dont l'adaptation anglaise (My way) a gravé le nom en lettres d'or au panthéon du Music-Hall.
Quand on dit Georges Brassens, on répond L'Auvergnat ou Les copains d'abord. Quand on évoque Amsterdam ou Ne me quitte pas, on approuve «Ah! Jacques Brel...» Si l'on parle de Serge Gainsbourg, on songe à La Javanaise, et si l'on fredonne «Avec le temps...», on répond: «Léo Ferré!». Mais que sont ces chansons françaises à côté de Comme d'habitude? D'aimables succès. Au fond, seuls Et maintenant (What now my love) et La Mer (Beyond the see) pourraient pareillement requérir le titre de standard international. De ces chansons-filon qui garantissent la prospérité.
Mais surtout, ce qui rend Claude François éternel, c'est son sens du rythme, de la danse, du peps et de la fête exécutés avec un naturel désarmant, dans un sourire et une légèreté franchement agaçants pour les grincheux. Comment ne pas rêver d'être trois minutes, trois minutes seulement dans la peau de Claude François quand on le voit chanter Alexandrie Alexandra, Je vais à Rio, Chanson populaire, Magnolias for ever, tournoyant parmi ses Clodettes comme des lianes enamourées? Ces extraits d'émissions vieilles de quarante ans ont été diffusés des centaines de fois, et pourtant jamais l'on ne s'en fatigue, comme si l'énergie blonde du chanteur avalait le télespectateur. Claude François reste un cas unique, indémodable, une machine à vendre des particules de bonheur. Il n'est pas interdit de penser que lorsque Michael Jackson sera oublié, Claude François, lui, ne le sera pas.

Baptiste Vignol