Mon amour pour la chanson, et plus particulièrement pour les chanteuses dotées d’une forte personnalité plus que d’un organe puissant, commença avec ce 33 tours d’Yvette Guilbert qui se trouvait dans la discothèque de mes parents et que j’ai écouté en boucle toute mon enfance. Sur la pochette, génialement croquée par Toulouse Lautrec, cette tronche unique avec son nez pointu, sa bouche fine et spirituelle et ses éternels gants noirs. J’ai tout de suite été fascinée par sa façon tellement personnelle d’interpréter ces chansons, et je ne me lassais pas de me repasser les tubes comme
Le fiacre,
Partie carrée ou
Mon joli Verligodin qui me faisaient hurler de rire.
Aujourd’hui, je rends hommage à «la grande diseuse» sur scène dans mon «Mistinguett, Madonna & Moi» en interprétant à mon tour le merveilleux
J’suis dans l’bottin d’Aristide Bruant, et j’aimerais en profiter pour vous livrer ce billet qui retrace cette vie extraordinaire !
«Elle n’est pas jolie, elle est pire!» Cette accroche qui vante une célèbre marque de vêtements n’est pas une trouvaille de publicitaires stressés et cocaïnomanes, mais une phrase que l’on entendait sur la grande Yvette Guilbert! Avec sa robe verte, sa tignasse rousse et ses longs gants noirs qui soulignaient une gestuelle unique, elle devint une des plus grandes vedettes du café-concert à la fin du XIXème siècle au moment où «Paris boit, mange et dort au café-concert» comme l’annonçait le guide des plaisirs de Paris.
Il faut dire que l’époque est aux chanteuses grandes gueules comme Theresa, et au cancan, avec des personnages aux noms évocateurs : «la Goulue», «Nini patte en l’air», «Bouche d’égout», «la Môme fromage» ou «Demi-siphon» la cancaneuse morte d’un grand écart mal amorti! Paris qui vient d’inaugurer sa Tour Eiffel et ne connaît pas encore le métro est alors le centre du monde littéraire et artistique.
Les têtes couronnées accourent des quatre coins du globe pour s’y disputer les faveurs des danseuses, des chanteuses et des actrices de petite vertu, si bien décrites par Zola dans
Nana. La «haute» s’encanaille au Moulin-Rouge ou au Chat noir, les gouvernements de la jeune République tremblent sous les caricatures publiées dans les journaux où véhiculées par les chansonniers dans cette fin de siècle où l’opinion publique se forge entre deux coupes de champagne ou deux ballons de rouge qui tâche, selon le standing de l’établissement. Sans radio ni télé Yvette Guilbert parvient à populariser son répertoire. À Paris, certes, mais jusque dans le monde occidental entier, États-Unis compris! On ne compte pas les contemporains qu’elle inspira, peintres, écrivains ou caricaturistes et son influence perdure jusqu’à nos jours. Marie-Paule Belle dit lui devoir sa vocation et elle fut chantée, entre autres, par Marie Dubas, Barbara, Gréco et plus récemment Julien Clerc ou Juliette.
Avec humour et lucidité, elle disait d’elle même : «J’ai toujours été vieille; c’est à ma laideur que je dois ma position ; si j’avais été belle, je n’aurais peut-être pas travaillé». Une chose est certaine, Yvette Guilbert, comme
Madame Arthur, un de ses énorme tubes, avait «un je ne sais quoi». À une époque où les chanteuses avaient «
les seins gonflés de talent» comme l’écrivait Jules Renard, elle réussit à s’imposer avec une voix limitée et un physique ingrat. Elle n’avait pas de poitrine, un nez pointu et les premiers spectateurs l’accueillirent aux cris de «Vise le corsage ! Elle a oublié ses nichons dans ses malles !». Et pourtant, elle compta parmi ses fans des personnalités aussi diverses que la légendaire actrice Eleonor Duse, le poète Guillaume Apollinaire, Sigmund Freud, qui affichait au mur de son bureau la photo qu’elle lui avait dédicacée et avec lequel elle eut une correspondance importante, Verdi et le peintre Toulouse Lautrec. Celui-ci, qui adorait les rousses, lâcha d’ailleurs pour elle Jane Avril, son modèle préféré, la star du Moulin Rouge! Grâce à Lautrec, le physique atypique d’Yvette Guilbert s’affiche encore aujourd’hui dans de multiples reproductions d’affiches, chez les bouquinistes des quais de Seine comme chez les marchands de cartes postales.
Émile Zola et Alphonse Daudet aussi s’enflamment pour celle que l’on surnomme «la Diseuse fin de siècle». Dans son autobiographie elle décrit la conversion de ces grands écrivains, lors d’une soirée chez l’éditeur Charpentier. Une partie de l’intelligentsia se refusant à fréquenter caf’ conc’ et cabarets, les mondains organisent des salons où les vedettes populaires sont invitées à exposer leurs talents, un peu comme aujourd’hui certains artistes de variétés sont conviés sur les plateaux télé des émissions culturelles de Frédéric Taddéï, Guillaume Durand ou Philippe Lefait. Si beaucoup de réputations s’en trouvent dézinguées, Yvette Guilbert relève le défi. Mieux, elle demande aux Charpentier de convier la crème des écrivains pour éprouver la solidité de son répertoire. Elle raconte :«
Daudet, ne pouvant pas bouger de son fauteuil, me fit prier de venir à lui "C’est magnifique, dit-il… C’est magnifique, Mademoiselle!" Et Zola "Quelle vérité dans vos accents, Mademoiselle, quelle actrice vous êtes !"»
Cette femme tant admirée, et la mieux payée de son époque, fut tour à tour auteur-compositeur, chroniqueuse, écrivain, fondatrice d’une école d’art dramatique à New York et comédienne dans les films de Murnau, Maurice Tourneur et Sacha Guitry entre autres aux côtés de Michel Simon, Antonin Artaud ou Arletty.
Contrairement à Mme Arthur, qui «
réussit sans journaux, sans rien sans réclame», cent ans avant Madonna, elle allia une exceptionnelle capacité de travail à un sens aigu des affaires et pionnière du marketing, inaugura à Paris pour ses concerts à La Scala en 1893 des panneaux publicitaires lumineux, ce qui était révolutionnaire à l’époque. Elle fit même arpenter les trottoirs par des hommes sandwichs annonçant ses apparitions!
Nombreux furent ceux qui essayèrent, en vain, de la décourager! «Jouez la comédie si vous voulez, retournez au théâtre, mais au café concert jamais! Croyez moi, je suis quand même du métier ! » lui dit un directeur de salle. Les professionnels de la profession avaient déjà du nez et celle qui révolutionna le caf' conc’ en y imposant le réalisme, genre alors réservé à la littérature, dut sa carrière à son intelligence et à sa ténacité.
Si c’est à Liège que le public lui fit l’accueil qu’elle méritait avec «la pocharde», qu’elle avait écrite, sa façon de tousser sur
Les vierges, une chanson aux sous entendus grivois, fit décoller sa carrière. Bien avant les «Pussy cat dolls» et leur tube
Beep, elle avait compris la force de la suggestion et trouvé le gimmick qui tue.
Mais une interprète géniale n’est rien sans de bonnes chansons! C’est avec les titres de Xanrof, dont elle avait déniché les merveilles chez les bouquinistes et ceux du grand Bruant qu’elle cassa définitivement la baraque au Divan Japonais à Pigalle. Car c’est là qu’on la laissa enfin choisir elle-même son répertoire. Avec des chansons comme
Le fiacre, la salle confinait au délire criant des «Yvette! Yvette! Yvette!» comme aujourd’hui on crie «Johnny» ou «Mylène»!
Yvette, un prénom à la mode dont elle fit son pseudo, fut une des rares artistes à n’être appelée que par son prénom.
Elle arrivait encore maquillée du Moulin Rouge, à deux pas, où elle chantait des choses plus classiques, et repartait accompagnée d’une foule d’admirateurs qui suivait à pied la calèche qui la ramenait chez elle.
Marcel Proust le premier lui consacra un article et les journaux commencèrent à écrire : «
Elle est mûre pour l’exportation». Et v’là t-y pas qu’elle entamait une tournée mondiale qui devait l’amener de Stokholm à Alger en passant par le Canada, Oslo, Vienne, Florence, Rome, Madrid, et les États Unis où elle retournerait plusieurs fois, avant de s’installer à New York pour quelques années. Il faut imaginer ce que pouvaient être les voyages à l’époque, en train! Les américains avaient beau la payer cher, ces tournées étaient très dures. A peine le temps de souffler d’un voyage où elle avait été cahotée pendant des heures, qu’elle montait sur scène pour se retrouver parfois, comme au Texas, devant des salles de cow-boys braillards qui ne comprenaient pas un mot de français. Toujours gonflée, si le public ne lui convenait pas, elle était capable de leur sortir : «Celle-là je ne vous la chante pas, elle est trop bien pour vous!»
Trop curieuse pour se contenter de devenir riche avec ce répertoire qui cartonnait, et piquée au vif par les critiques qui l’accusaient d’être vulgaire, elle fit des recherches érudites sur la chanson du Moyen Âge qu’elle décida de chanter. Celle qui passa des années à la Bibliothèque Nationale pour y dénicher ces trésors découvrit et reconstitua un patrimoine extraordinaire, bien plus osé que celui que ses contemporains fustigeaient. Elle disait avec panache : «Les bibliothèques me rendent révolutionnaire!». Une deuxième carrière s’ouvrait à elle! Elle interpréta ce répertoire dans des endroits aussi prestigieux que le Carnegie Hall à New York, et chanta même pour les soldats américains qui partaient en guerre contre l’Allemagne, 30 ans avant Marlene!
Mais chanter ne lui suffisait plus. Il fallait qu’elle transmette son expérience et son savoir faire. Toujours à l’avant-garde, elle ouvrit à Bruxelles une école de chant où l’on enseignait toutes les disciplines utiles aux chanteuses, pré Star Ac’.
Ayant su se réinventer toute sa vie, Yvette Guilbert, la jeune fille pas douée à la robe verte et aux gants noirs que l’on décourageait de «faire» chanteuse finit par incarner «La chanson», statue qui trône dans la salle à manger de l’Hôtel de Ville parisien. CQFD !
Caroline Loeb
"Mistinguett, Madonna & Moi" écrit et interprété par Caroline Loeb se joue au Théâtre des Blancs Manteaux à Paris.
Mistinguett, Madonna et moi: le site.