Entre Béranger, Leprest et Renaud, Thomas Pitiot



Son nom? Thomas Pitiot. Les férus de Chanson lettrée savent qu'il en est un épatant rejeton, qui fleurit dans le silence. Le souffle chaud de ses couplets n'a pas encore balayé les bureaux calfeutrés d'Emmanuel «Moi Je» Marolle (Le Parisien) et de Benjamin Locoge (Paris Match) qui manquent cruellement d'oreille. Pourtant, ce type-là devrait être une star, un mec dont les paroles pèsent. Macache. Libertaire, Pitiot trace son chemin, fuie les paillettes, ayant refusé tout embrigadement chez les grands labels du système qui auraient pu limiter sa liberté, ses envies. Ne jamais abdiquer. Quitte à louper le grand public... Parce qu'il est un Africain blanc, Thomas Pitiot chante avec du soleil dans la voix, malgré des refrains pleins d'effroi, parfois. La justesse des mots, la qualité de l'interprétation, la chaleur des mélodies, l'aisance scénique. Rien ne lui fait défaut. Pas même le profil séduisant, l'instinct nomade du guerrillero. Son cinquième album vient de paraître, TRANSPORTS PITIOT PÈRE & FILS. Il y chante avec son paternel, Gérard, que les mordus connaissent également - il a mis en musique et enregistré des poèmes de Desnos, d'Éluard, de Senghor.
Un vidéo-clip sur le Net propose un premier extrait du CD : Walou (à regarder ici). En deux minutes et vingt secondes, Thomas Pitiot déploie davantage de bonté, de poésie, d'élévation que toutes les chansons réunies des Julien Doré, -M- et Christophe Maé. Waouh.

Baptiste Vignol

Signé Kisling

TOUT M'ÉCHAPPE est son quatrième disque (sorti en Suisse, le CD sera commercialisé en octobre en France). Un trésor de chansons complexes parfois, riches, à l'étonnante pureté. Jérémie Kisling devra-t-il se contenter d'être un nouveau David McNeil, genre de grand méconnu? Né en 1976, il n'a pas encore tout à fait l'âge de Serge Gainsbourg quand il rencontra le succès. Raison d'espérer. Quoi qu'il advienne, le chanteur suisse fait incontestablement partie des cracks de sa génération.



1.Je veux tout avoir (3'06). D'emblée, la voix. En caoutchouc. Sa «signature vocale» comme on dit désormais dans les jurys télévisés pour parler d'un timbre singulier dont on reconnaît immédiatement l'identité. Une chanson inspirée par le sort des gamins englués dans leur écran. «Et plus je joue, je joue, et plus je m'ennuie...» Ça n'est pas ainsi que _J. _K. séduira les 15-25 ans qui pour la plupart écoutent des clones auxquels ils s'identifient. Mais Kisling s'en tape. Il n'a rien d'une imitation.
2.Ce monde avance (3'35). L'authenticité (pour laisser le mot sincérité tranquille, comme disait André Gide... Bon, bien) paraît être l'objectif que s'est fixé le Lausannois. «Pourquoi décrocher la lune? / Elle est très bien là où elle est.» La sagesse du surdoué qui, à trop chanter dans le désert, a finalement admis la vanité de lutter contre les contrefaçons.
3.Je ne suis pas de celles (3'12). Décoction d'un vieux titre de Bénabar, Je suis de celles (2003), qui put faire penser un instant que Bénabar était un auteur prometteur.
4.La vie est ailleurs (2'48). Combien de millions de noyés, visage fondu dans la torpeur, se demandent chaque jour : «Je sens tout au fond de moi / Que la vie est ailleurs»? Une bonne chanson, c'est aussi dire qui nous sommes et où nous allons.
5.Le fil du jour (4'20). Sur son précédent album, ANTIMATIÈRE (2009), Kisling s'offrait un duo avec Emily Loizeau, Nouvel horizon. Ici, c'est Jeanne Cherhal qui l'accompagne. Quand deux voix précieuses s'entremêlent, ça donne de la dentellerie.
6.Le monde passant (3'06). Le chef-d'œuvre qu'un Brassens 2013 aurait pu signer. Est-ce par hasard d'ailleurs que Kisling plante ainsi son décor : «Pas un bruit dans la rue Saint-Georges / Pas un geste, sur mon dos juste / L'air froid des regards qui fuient»? Le troupeau des sans-cœur. L'égoïsme et la peur. La lâcheté... Une peinture au rasoir des villes déshumanisées.
7.This is your home (1'52). Kisling au piano. Des paroles en anglais + une mélodie arc-en-ciel = une pépite sur laquelle dans un monde normal des milliers de gens en concert devraient sortir leur briquet. (A-parte : Alain Bashung, raconte Gérard Manset dans «Visage d'un dieu inca», n'évoquait jamais le mot public quand il parlait de la foule, mais disait les gens. Plus élégant. Moins égoïste.)
8.Le retour du pirate (2'59). Devenu populaire, Brassens refusait de travailler plus de trois mois par an: «Pour ne pas thésauriser. C'est très embêtant d'avoir de l'argent.» Kisling, déguisé en pirate, «ne fait peur à personne, mais [il] thésaurise les bouées.» Si le verbe est dans la phrase le mot essentiel, celui-ci, sauf erreur, même Tonton Georges, expert en tournures savantes, parvint à ne pas l'employer. Chapeau.
9.Un cœur en papier (3'27). «Les poings ne font point de caresse», c'est sûr. Souvenez-vous, Vilnius. «La foudre a frappé / Et le cou d'Aphrodite a plié»... Déesse de l'amour, des plaisirs et de la beauté. «Le temps que mes yeux se redressent / Le temps que ton ombre s'affaisse / [...] Plus rien n'est déjà comme avant.» Glaçant. «La vie m'a donné / Un cœur en papier / Qui brûle à l'orage levé.» Oui, et après? Que Jérémie nous pardonne, mais certaines chansons, quoi que parfaitement écrites, sont sujettes à d'infernales interprétations...
10.Le lierre et les rosiers (1'46). D'autres chansons sont par essence verrouillées, épineuses, difficile d'accès, mais leur poésie demeure où elle s'attache, exhalant un parfum entêtant. Comme le lierre et le rosier.
11.Tout m'échappe (3'23). «Quand une fille traverse ma place de jeux / J'ai des feux de détresse à la place des yeux / J'ai peur que mes charmes ne fondent / Que les heures se changent en secondes / Que tout m'échappe, et ça, ça m'atteint.» Rideau.

Baptiste Vignol

La chanson folk de Fredda

À travers les fentes des persiennes de notre si chère Variété, il faut parfois regarder ce que les médias prennent soin d'occulter. Parmi les artistes dont on prive l'air au public, la chanteuse Fredda qui sortait il y a quelques mois, son troisième disque, L'ANCOLIE (2012). Une voix dont le joli timbre porte des mélodies justes et naturelles comme on pouvait en entendre, jadis, sur les 33 tours d'Anne Vanderlove, de Marie Laforêt ou d'Isabelle Mayereau. Élégant. Frédérique Dastrevigne répond ici à quelques questions naïves nées pendant l'écoute d'un recueil séduisant.


«Fait si chaud l'été à Morin Heights...» En suivant quel parcours découvre-t-on Morin Heigts?
Fredda - Par des vacances en famille chez des amis au Québec à Montréal... Puis direction un chalet dans les Laurentides à Morin Heights justement : station de ski en hiver, chaleur et paysages flamboyants en été. Un havre de paix où le mot amitié prend toute sa signification et où l'on a envie de chanter des chansons.

«Chaleur en été»... Sensation principale décrite dans Y fait chaud de l'Acadienne Lisa Leblanc (« Croire qu'y en a des fous qui pensent qu'on vit dans des igloos / Y fait chaud / Ostie qu'y fait chaud !»). Connaissez-vous la chanson québécoise?
- Oui, celle des années quatre-vingt surtout, mes premières vacances là-bas : Harmonium, les Colocs, Beau Dommage et plus tard, Daniel Lanois avec Jolie Louise, une chanson «franglaise» tendre où l'on le retrouve la double culture de ce pays.

Morin Heights est co-signée avec Marianne Dissard.
- Marianne est une artiste française qui vit à Tucson aux États-Unis. On se connait depuis quatre ans. On s'est connectées par mail la première fois en 2008 via le label allemand que l'on partage "le pop Music". J'ai eu un coup de cœœur pour son premier album L'ENTREDEUX, un beau mélange de chanson et d'«americana», et pour son écriture tendue et sensible. Puis nous nous sommes revues pour des concerts à Paris, à New York, mais c'est à distance, chacune chez nous que nous avons collaboré à l'écriture. Les formules, dans Morin Heights, «Fait si chaud, fait si beau» c'est elle !...


Vous avez chanté à New York?
- Sublime expérience. Nous avons joué avec Pascal Parisot, invité également, à l'occasion d'une exposition au MOMA sur Henri Matisse, d'où l'écriture de la chanson Fenêtre à Collioure. L'expérience s'est faite devant un public de musée, international! C'était très drôle en fait. Je reviens justement d'une tournée américaine qui s'est faite cette fois dans les clubs et au festival South by southwest à Austin (Sxsw), c'était beaucoup plus roots. Là-bas, on branche les guitares et on joue, c'est une bonne école pour la scène.

Vos paroles évoquent des voyages. «Tous ces noms de pays lointains» dites-vous par exemple dans Journal intime, deuxième morceau du CD. Intimes, vos chansons le sont-elles?
- Oui, elles le sont dans cette album, même si elles ne sont pas forcément autobiographiques, à part Morin Heights. Journal intime est un hommage à l'écriture d'un journal intime, genre littéraire que j'affectionne. L'album est inspiré aussi par le Romantisme, et nombreux sont les auteurs poètes romantiques qui ont publié un journal.

Il ne me reste (vous en avez fait un clip) traite du besoin de donner la vie, dont La Grande Sophie a fait un chef-d'œuvre, Peut-être  jamais (2012)...
- Oui, je l'ai écoutée récemment ! C'est un thème que les femmes peuvent aborder aujourd'hui. Pour ma part, je l'aborde de manière spécifiquement féminine en insistant légèrement sur l'horloge biologique.

Puis encore le voyage («J'en ai vu du pays / Franchi bien des frontières...») dans L'Ancolie, chanson de commande écrite et composée par Bastien Lallemant. Pourquoi avoir donné son titre à votre album?
- «L'anémone et l'ancolie ont poussé dans le jardin où dort la mélancolie entre l'amour et le dédain. Il y vient aussi nos ombres que la nuit...» C'est d'Apollinaire. «La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé» disait encore Gérard De Nerval. Ancolie rime avec mélancolie, et c'est plutôt ma référence. L'album est mélancolique, contemplatif. Le paysage est très présent également. J'aime cet état émotionnel.


Est-il vrai que vous avez imposé ce titre à Bastien Lallemant avant qu'il n'écrive la chanson?
- Oui, c'était la seule contrainte. Et Bastien est parti sur le thème de l'éloignement.

«On a connu mon amour / Le décor et son envers» (Pas de jour). L'occasion d'évoquer l'envers de votre disque, les musiciens qui vous accompagnent, parmi lesquels Mocke et Pascal Parisot.
- Mocke, avant d'être le guitariste de Arlt, est le compositeur et l'auteur du groupe Holden dont il a réalisé plusieurs albums. Ce sont tous ses ornements artistiques et guitaristiques dans les disques d'Holden qui m'ont donné envie de le solliciter. Mais Mocke est avant tout un ami qui était là quand j'enregistrais L'ANCOLIE, tout comme Pascal Parisot. Les choses se sont faites ainsi avec les gens, les amis présents du moment.

Les flots bleus. Chanson balnéaire.
- Son point de départ est un extrait des correspondances de Flaubert, alors qu'il suivait une cure au bord de la Méditerranée. Je m'en suis sentie proche car je n'arrive à me ressourcer vraiment qu'au bord de la Méditerranée.

Comment ne pas songer à Matisse, effectivement, mais aussi à Braque ou Derain en écoutant Fenêtre à Collioure, que vous avez donc écrite pour votre performance au Moma. Vous y évoquez «la mer baignée de lumière»...
-Oui, moi j'ai choisi la chanson, la narration. Je suis trop contemplative pour peindre et trop mauvaise en art plastique! Je préfère observer, sentir, écrire et jouer de la guitare.


Pourrait-on en savoir plus sur la chanson Vatanen?
-Eh bien lisez «Le lièvre de Vatanen» d'Arto Paasilinna. C'est un clin d'oeil ! 

Et sur le chevalier Constant?
-Constant, au départ, c'est mon arrière grand-père paternel, émigré en Californie en 1898, naturalisé américain et devenu garçon vacher. Après, la chanson, c'est une fable au milieu des grands paysages du Nevada, l'occasion d'évoquer ces plaines ocres américaines.

Rugir Noël vient compléter une liste sans fin... Entre, disons, Joyeux Noël de Barbara, Noël à la maison de Jean-Louis Murat et Petit Papa Noël de Tino, laquelle choisiriez-vous?
- Je choisis la chanson de Tino ! La seule que je connais.

Présentez-nous Yvan Hiot, l'auteur de Fleur d'ennui.
-Yvan est un ami, co-auteur de mon album précédent, MARSHMALLOW PARADISE. Il a lui-même sorti un très bel album de chansons, L'HOMME INVISIBLE, en 2001. Il est dans la continuité de mon parcours.


Little Brats, enfin, est interprétée par Lou Parisot à qui vous dédiez ce CD. Que ressentez-vous quand vous lisez être une artiste discrète?
- Lou est mon invitée sur cette chanson qui parle d'enfance, l'album est dédié à Lou et Charlie-Rose, mes deux filles. Quant à la discrétion, elle est l'apanage des gens non connus. J'espère que ça va changer.

(entretien Baptiste Vignol)

Rose fanée



Soyons sérieux, aucune maison de disques ne miserait un euro sur une inconnue lui présentant Mon Raymond. Pourquoi? Parce que cette chanson ne vaut pas tripette. Arrangements dépassés, mélodie émoussée, paroles fastidieuses, fades et niaises, interprétation pâlichonne. Tout y est toc, jusqu'au faux rire final. Le premier single proposé par Barclay, Chez Keith et Anita, sonnait comme du sous-Didier Barbelivien, Mon Raymond comme un mauvais Pierre Perret. En parlant des autres, Carla Bruni ne dit rien sur elle. Dès lors ces chansons présentent peu d'intérêt. Et pourtant il en est encore qui louent son savoir faire, quand ils le persifleraient dans la voix d'une imitatrice. Les gars, ressaisissez-vous et défendez davantage les artistes qui triment et galèrent à se faire entendre et donc à gagner leur vie. On annonce maintenant une autre chanson, Le Pingouin, dont l'objet serait de ridiculiser François Hollande. Chimère. Il est pourtant fort malvenu de railler le physique des gens, non?

Baptiste Vignol

Chanteuse au zénith


Certaines architectures subliment les spectacles qui s'y donnent. Il en va ainsi du théâtre en plein air de Saint-Gilles-les-Bains, dans l'Océan Indien. Francis Cabrel n'a-t-il pas affirmé qu'il s'agissait là de l'endroit au monde où il préférait chanter? Plus que l'air marin, probablement la douceur mascarine... 
Samedi 2 mars 2013, La Grande Sophie, dont LA PLACE DU FANTÔME a reçu la Victoire du meilleur album 2012, y délivra un show d'anthologie sous l'obscure clarté qui tombe des étoiles. Quinze ans de carrière depuis LA GRANDE SOPHIE S'AGRANDIT (1997), six disques et des centaines de concerts peuvent donner quelques clefs, celles de Sophie sont en or. Escortée par quatre très bons musiciens tout à son service - le ridicule des guitaristes qui se la jouent rock'n'roll, se trémoussent et rognent l'espace de l'artiste... -, l'héroïne, pâle et brune, subjugue le public avec grâce, sourire et maîtrise. Étrange et pénétrante leçon qui convertit même les esprits moqueurs, qui ne s'étaient déplacés qu'en compagnons aimables. Que ceux qui l'ignorent encore soient sûrs que La Grande Sophie est en francophonie une show girl majuscule du circuit. Ne pas flancher, c'est manquer de cœur. Les 900 spectateurs, enfiévrés, l'applaudirent donc à grands cris au terme d'un set impeccable. Ce tonnerre émouvant des ovations soudaines qui remercient la diva. Puisque sa tournée se prolonge jusqu'aux festivals d'été, courez voir la Grande Sophie qui ne chante que pour vous plaire... Ce sera tout sauf une soirée perdue.

Baptiste Vignol

(Photo Jean-Lionel Parot)