Le chanteur casqué


Julien Doré a peu de chose à dire, souvent rien, mais en plus il le chante mal, sur ce même air lancinant qui plait tant aux Inrockuptibles. Sa «nouvelle» chanson Le Lac, sensée catapulter son prochain album, est un condensé de fades promesses («T'aimer sur le bord du lac / Ton cœur sur mon corps qui respire…»), d'espoirs futiles («Pourvu que les hommes nous regardent / Amoureux de l'ombre et du pire») et de sentimentalités brouillonnes («Si demain tu regrettes le miroir écorché / Que le lac te reflète, promets-moi d'oublier»), où le souffle est celui d’un Christophe enrhumé. Et puis il y a le clip ! Qui propose, selon les Inrocks, de «magnifiques paysages». Et alors? On y voit surtout Doré fidèle à lui-même, surjouer l'aventurier de pacotille qui, lancé, à moto, sur une plage déserte, trouve quand même le moyen de porter un casque! Un casque Torx et doré... Passons. Sinon, quand il a quitté sa monture et qu'il pose à l'image, fixant l'horizon, le chanteur, forcément, écarte les avant-bras, figé dans une attitude à la statuaire antique. Un peu de mâchoires crispées, de sourcils éloquents et beaucoup de cheveux au vent. Le dénouement peut alors éclater. En mini coup de foudre. Voilà Pamela Anderson qui lui montre ses jolies dents, et ses faux ongles de rombière. Tout est dans cette vulgarité là, sans une once d'humour. Du clip pour société bien assise.

Baptiste Vignol


Qui bêche gagne


Bertrand Betsch a des chansons plein la bouche, qu'il enregistre tous les deux ou trois ans sur son propre label, Les imprudences, avec la rectitude, l'engagement poétique, la dévotion d'un Jacques Bertin, contre vents et marées médiatiques. Douze titres composent LA VIE APPRIVOISÉE sorti au printemps 2016, dont quelques-uns, s'ils étaient diffusés, toucheraient le public. Où tu vas?, par exemple, avec ses cris, ses plaintes et ses douces alarmes, est typiquement le morceau dont aurait besoin Étienne Daho pour enflammer une dernière fois les charts qu'il a quittés voici presque quinze ans (Comme un boomerang, n°6 du Top en mars 2002). Mais les choses sont ainsi, hors «Nouvelle Star» aujourd'hui, sauf exceptions (Stromae, Christine), un tube est forcément chanté par une vedette. Sinon, écoutez Qui perd gagne, vous entendrez Alain Souchon — dans la voix duquel d'ailleurs le timbre de Bertrand Betsch semble se glisser de plus en plus. Au sein d'Il arrivera, tel un Dominique A de compète, _B. _B. pourfend les peurs et les «vieux tracteurs à rancœur»… Avec Les hommes douleurs enfin, il délivre en deux minutes l'une des plus belles chansons qui soient sur les éclopés de la vie, ceux-là qui tombent, se relèvent et «se mordent la langue jusqu'au sang», qu'Anne Sylvestre a si bien chantés… Parce qu'il se nourrit du silence et que sa source parait intarissable, Betsch appartient à l’armée des muets dont parlait Martin du Gard en évoquant Spinoza: il écrira encore une quinzaine d'albums, léchés et profonds, mais le jour de sa mort, il n’aura encore rien écrit. L'ultime vers du CD n'annonce-t-il pas «Je reviendrai…»? Ses fidèles seront là.

Baptiste Vignol

Le secret de Lynda Lemay



La raison ne peut que parler, c’est l’amour qui chante… Voici celui d'une mère pour ses filles, et pour la vie, délivré telle une lettre. Chanteuse d’abondance, précise comme une épistolière du temps jadis, Lynda Lemay se montre encore et toujours capable de vues justes au milieu du chaos. Avec ses mots et ses trouvailles (« tu vas te geler les lèvres si tu les enfoulardes…»), dans ses musiques tricotées comme des châles, la Québécoise laisse ici plus que jamais peut-être son témoignage. Son prochain disque, qui sortira le 23 septembre, s'annonce avec Attrape pas froid, écrite peu après la tuerie de Charlie Hebdo, et que l'artiste interprète depuis lors dans ses spectacles. Les grandes chansons ne naissent pas d'une recette. Pourtant, toutes ont ce point commun: l'angle et le ton trouvés, il faut garder l’allure, la trajectoire. L’intensité, tout le secret ! De l'entame à la chute, sans jamais lever le pied et noter en plein cœur, mine de rien : «Plus l'monde est terrifiant, plus faut que tu l'dessines…» Parce qu'elles créent un climat, ces chansons-là, d'importance, s'imposent à l'auditeur. Alors pendant cinq minutes tout s'arrête. Que Lynda Lemay continue de chanter! Car elle parle fort bien. De choses où la plupart sauterait les pieds joints.

Baptiste Vignol


Laudes à Louane



Dix-huit mois après sa sortie, le 2 mars 2015, et plus d'un million d'albums, Louane pointe encore à la 12ème place du Top des ventes en France, avec 1500 exemplaires de CHAMBRE 12 écoulés entre les 5 et 11 août 2016! Quand le PALERMO HOLLYWOOD de Benjamin Biolay, paru en avril dernier, ne trouve que 300 nouveaux acheteurs, se classant au 79ème rang du Top, et que MONA d'Émily Loizeau ou MORITURI de Jean-Louis Murat, sortis en mai, n'y figurent déjà plus… Est-ce que ce monde est sérieux? 
Vivre à 10.000 km de Paris loin du ronron des radios officielles et des menus applaudissements mondains crée un décalage, qu'accentue le parti pris de n'écouter que la musique des CD qu'on achète. À l'ancienne. Profitant ainsi d'une promo, pourquoi ne pas brûler un billet sur le premier disque de Louane? Avec quelques avions de retard. Qu'en dire alors? Que ça chante, et drôlement. Même si Louane n'en fait jamais des tonnes. Avec cette impression géniale qu'elle diffuse de ne pas être tout à fait là. Quant aux chansons, bah, ce sont des chewing-gum, qui ont fait la fortune de Patxi, ce revenant dont la disparition était passée complètement inaperçue. Combien de centaines de milliers d'euros les six titres qu'il signe sur ce disque lui ont-ils déjà rapportés? On aimerait bien le savoir. Raphaël et Gaëtan Roussel, pas fous, ayant également placé chacun un morceau. «Pas fous» parce que Louane est une star. Est-ce qu'on doute des alizés ou du soleil de midi? C'est comme ça. Il émane d'elle un charme rare, elle étincelle, jusque dans ses gestes encore gauches. Il n'y a là rien à redire. France Gall des années à venir, cette gamine qui n'a pas vingt ans (elle les fêtera le 26 novembre prochain) a devant elle, si les petits cochons ne la mangent pas, un futur «hénaurme» au service duquel se mettront sans nul doute les meilleurs artificiers du pays. Benjamin Locoge, récemment, dans Paris-Match, saupoudrait un article de sa déception d'avoir vu Louane «rater son examen de passage» sur la scène des Francofolies de la Rochelle devant douze mille spectateurs. Son examen de passage… «Peu communicante, elle assène [du verbe asséner: donner avec hostilité et force (un coup) dans l'intention de faire mal - hum] ses chansons, entourée d’un groupe de quatre musiciens qui tournent mollement. La machine est vide, asséchée. […] Le public de La ­Rochelle est-il hélas tombé sur un mauvais soir ? Difficile d’en savoir plus. Depuis des mois, la jeune femme décline la plupart des demandes d’interview.» La voilà l'origine du courroux de Locoge: Louane en réalité repousse ses sollicitations! La sotte. «Au fur et à mesure que le show avance, poursuit l'expert, Louane va cependant puiser dans ses dernières ressources pour tenter de transcender la soirée. […] "J’ai pas trop kiffé le début, assure Jennifer, 13 ans. Mais la fin était géniale. Je lui laisse une seconde chance." Nous aussi», promet le journaliste. Ouf! Qui conclue ainsi son compte-rendu: «Heureusement Mika mit tout le monde d'accord avec sa pop plus sautillante que jamais.» Les goûts d'un spécialiste et ses interrogations sur celle qu'il surnomme avec une pointe de mépris «la star de vos enfants». Parce que Mika, ça plait à qui, Benjamin?

Baptiste Vignol

Un peu de tendresse noire l'été



On connait leurs duos (La Matinée, Nous dormirons ensemble), lui, avec sa voix de violoncelle, elle et son timbre d'orgue. Qu'il est d'ailleurs touchant d'entendre Robert le diable ou Cuba si tellement incarnées par Ferrat chantées ici par Christine Sèvres, et avec quelle netteté, quelle maestria. C'est une réédition de vingt-trois titres bien serrés parue il y a quelques années déjà, en 2011, de deux 33 tours sortis chez CBS en mai 1968 (tué par les événements) et février 1970 avec des chansons de Ferrat, son époux (parmi lesquelles Tu es venu, taillée pour elle, que reprendra Cora Vaucaire), d'Henri Gougaud (impeccable et jazzy Béton Armé), de Michel Conte (Et bye bye, moqueuse et libérée), d'Audiberti et Jorge Milchberg, de Gilles Vigneault, de Pierre Tisserand, de Léo Ferré (Âme te souvient-il, d'après Verlaine, modèle d'interprétation) et quatre bijoux de Brigitte Fontaine, dont Maman j'ai peur, écrite avec Jacques Higelin, toutes orchestrées par Alain Goraguer, François Rauber et Jean-Claude Vannier. Du grand art. Quand on demande à Anne Sylvestre le nom de la chanteuse qui l'aura le plus marquée, sans hésiter, elle répond: «Christine Sèvres. C'était la plus grande.» La voir sur scène était, dit-on, inoubliable. L'écouter demeure une leçon. C'est en Ardèche qu'en 1972 Christine Sèvres se retira pour se consacrer toute entière à la peinture, avant de mourir en 1981. Par chance, Gérard Meys est un homme d'engagement et de fidélité. Grâce aux Disques Temey, on peut encore frémir à la voix mi-flamme, mi-velours d'une femme révoltée que Brassens aimait emmener en tournée.

Baptiste Vignol



Elles sont les années 2010



Avec leur épatant premier CD, LE POIDS DES CONFETTIS, sorti en 2013, les Sœurs Boulay avaient raflé le gros lot: prix, Félix et disque d'or. Bouquet de treize chansons phosphorescentes, comme un flambeau qui sort d'un gouffre, là, sous la voûte bleue. Ah Mappemonde ! Sublime. Wow Ton amour est passé de mode… Et que dire de Sac d'école? «J'ai pus d'amour pis pus d'maison / J'check les apparts d'la rue Masson…» Combien de dizaines d'écoutes faut-il pour s'en lasser de cet air-là? Sans parler de Chanson de route où pointait l'oncle Paul: «Les nuages fondent en aquarelle / Toi, tu t'endors, Mc Cartney chante…» Ça n'est pas rue Masson que Stéph' et Mélanie nous entrainent aujourd'hui avec leur deuxième album, mais au 4488 de l'Amour. Et ça reste divin. De justesse et de légèreté. De formules à tomber. D'envolées lumineuses. Treize nouvelles chansons, indatables et hors-modes, d'espérance, d'attente sombre et de guérison, de constats secs aussi («T'étais beau, t'étais fin / Pis bye») et d'émois, ceux des premiers baisers («J'aime ça quand tu sais pus où mettre ta main…»). Le tout parfaitement mis en boite par l'excellent et fidèle Philippe B. «De la noirceur nait la beauté» observent-elles à l'unisson. Et les Français ne savent même pas à côté de quoi ils passent.

Baptiste Vignol