McNeil, ce géant


D'un point de vue stylistique, nul n'écrit mieux aujourd'hui de chansons en francophonie que David McNeil, aussi pur songwriter, puisque c'est ainsi qu'il se définit («mot anglais, je sais bien, mais les seuls mots français qui pourraient correspondre ce serait cet épouvantable composite: auteur-compositeur-interprète, c'est long et compliqué»), que Serge Gainsbourg, Alain Souchon ou Claude Nougaro. Son dernier album datait de 1991, SEUL DANS TON COIN, mais l'on prenait de ses nouvelles via ses romans, ses récits savoureux, publiés chez Gallimard, et un disque enregistré à l'Olympia le lundi 27 janvier 1997 (j'ai conservé mon ticket d'entrée) qui fit quinze ans plus tard l'objet d'un délicieux bouquin où l'on retrouve sous un éclairage inédit ses amis intimes que sont Robert Charlebois, Renaud, Alain Souchon, Julien Clerc et Laurent Voulzy: «28 boulevard des Capucines». Depuis septembre 2013 et la parution de «Quatre mots, trois dessins et quelques chansons», petit livre adorable où McNeil raconte l'histoire et les secrets de ses chansons (Michel Legrand et Jean-Claude Vannier en prennent pour leur grade...), 


on savait qu'un album-studio, son huitième, venait d'être enregistré avec Dominique Blanc-Francard aux manettes. Alors on attendait sagement, comme on l'avait fait depuis vingt-deux ans, avec une certaine impatience cependant puisque McNeil avait livré en dernières pages une dizaine de poèmes à la versification exemplaire, tout en rimes riches, étonnantes et parfois intérieures («Quand j'aurai jalonné/ D'une aulnée de désir/ De soupirs tes vallons…»). L'un d'eux fut même brodé pour Catherine Deneuve. UN LÉZARD EN SEPTEMBRE est finalement sorti au mois de mai de 2014. Parmi ces nouveautés attachantes, quatre joyaux de haut prix dont voici de trop courts extraits: 
- «À trente ans C.F.A./ Il faudrait être fat/ De penser qu'à cet âge/ On peut rester volage...» (Trente ans CFA, en duo avec Alain Souchon), 
- «Quitte à paraître démodé/ Je voudrais tant comme Asmodée/ Pouvoir soulever tous les toits/ Et voir chez toi…» (Jim et Jules, avec Robert Charlebois), 
- «Du balai, du Bellay/ Rilke et Rimbaud, de l'air/ Schiller, Dante et Shelley/ Guillaume Apollinaire…» (Imbroglios), 
- «Qu'on soit “Top” ou tapin/ Rue Saint Vincent/ Mademoiselle de Maupin/ Dites, est-ce indécent/ De faire comme ces deux grands copains/ George Sand, née Dupin/ Et Chopin qui se chopent un/ Coup de sang…» (Sur douze mesures d'un même blues). 
Des chansons qui ne ronronnent pas, graves mais légères, écrites sans dictionnaire de rimes, où les mots créent la mélodie au son d'une note bleue dont McNeil est le seul en France à posséder la clef.

Baptiste Vignol

La routine du rappel


«"Ah bien!, dit une voix enrouée de femme. J'ai cru qu'ils nous garderaient ce soir! En voilà des raseurs, avec leurs rappels!" C'était la fin, le rideau venait de tomber» écrivait Zola dans «Nana». Aujourd'hui, les raseurs, ce sont les chanteurs qui ont fait du rappel (à l'origine brouhaha de bravos par lequel les spectateurs rappellent un comédien, un musicien, une troupe pour les acclamer) un pis-aller plus ou moins expédié après trois ou quatre pauvres minutes au cours desquelles la vedette a quitté la scène qu'elle regagne immanquablement en prenant un air faussement étonné. Le public n'en est d'ailleurs jamais dupe qui s'est égosillé sans véritable conviction: «Une autre! une autre!» Les chanteurs vont même désormais jusqu'à décider à l'avance quels seront les chansons jouées en rappel... Envolée l'idée du retour exceptionnel motivé par une irrésistible poussée de désir. Le rappel dans un concert est devenu routine. Jacques Brel n'en faisait jamais: «Demande-t-on à deux boxeurs qui s'en sont mis plein la gueule pendant quinze rounds d'en faire un petit seizième pour le plaisir?» Brassens non plus, ça va de soi. Ni même Jean-Jacques Goldman, ou Julien Clerc qui sait parfois se retenir de souscrire à cette convention. Et Trenet tarifait les siens de telle sorte qu'ils étaient rarissimes, ce qui faisait leur prix; alors il chantait, et c'était merveilleux, La romance de Paris. Pour garder d'un spectacle un souvenir lumineux, partir avant les rappels. Après, c'est plutôt célébrer ce que Milan Kundera appelle «la fête de l'insignifiance».

Baptiste Vignol

Rose on the run


Il pourrait s'appeler «Rose et ses garçons», le film de la tournée 2013/14 de cette auteur-compositeur-interprète de folk et de country-rock à la française, qui la dévoile toute entière dans son métier de chanteuse entourée des quatre musiciens qui l'accompagnent, mais il s'intitule «Et puis le film de la tournée» (son troisième et plus récent album avait pour titre ET PUIS JUIN), et il mérite d'être regardé. Pas d'images mille fois revues dans ce genre de documentaire de l'équipe sur la route, à l'hôtel, au petit déjeuner... Au plus près des spectateurs, dont on entend parfois les commentaires, et de l'artiste dans ses solitudes et ses facéties sages, en coulisses et sur scène, ce reportage musical propose deux heures d'une captation dont chaque chanson fut saisie à différentes dates, sous différentes vues, face à des publics différents, montrant Rose dans différentes tenues, mais toujours vêtue de sa chevelure souple, châtaine, qui luit dans la lumière avec des reflets fauves et qu'on devine aussi douce qu'une fourrure. Surtout, parce qu'il prend tout son temps, ce film raconte en sourdine combien les chansons jouées en public vivent et touchent leurs cibles. Et quand Rose profite des rappels, puisqu'elle a la mauvaise idée d'en faire, pour lâcher sa guitare qui la rend pourtant si plaisante (quoi de plus sexy diront certains «copains» nostalgiques des sixties qu'une jolie fille en cheveux qui gratte sa guitare?), 


elle chante en se tenant les mains et danse et ferme les yeux et c'est peut-être ainsi qu'elle est la plus émouvante. Ce témoignage gentiment offert sur la Toile est une démonstration supplémentaire qu'il faut voir les artistes en vrai.

Baptiste Vignol

Ces «intermittents du spectacle»...


Michel Kemper tient blog depuis quelques années, au service souvent d'une chanson qui combat, qui lutte, pour laquelle la militance est une vraie raison d'exister. Dans un billet récent, Kemper balance les montants des rétributions offertes à quelques têtes d'affiche du festival Nuits de Fourvières qui se déroule à Lyon ces temps-ci. Étienne Daho, 95.000€ le concert («pour la bonne compréhension de ces chiffres, souligne Kemper, ne confondez pas le cachet et le budget du concert, forcément plus important»...); Stromae, 90.000€; Bernard Lavilliers, 60.000€; Julien Doré, 45.000€ (quarante-cinq-mille euros! Julien Doré!...). Ces intermittents qui courent le cachet. Ces sommes, on les connaît, on s'en doute quand on ne les connaît pas, mais elles paraissent toujours exorbitantes quand on les a sous les yeux. Qu'un Paul McCartney réclame un million de dollars pour chanter trente chefs-d'œuvre universels n'est en soi pas révoltant, c'est Paul McCartney. Le génie n'a pas de valeur. Mais qu'on ramasse 95.000€ pour quatre-vingt-dix minutes de show quand on s'appelle Étienne Daho… Franchement.

Baptiste Vignol

Cash yéyé


Il y avait Serge Gainsbourg pour débiter sur un timbre nasillard et nicotiné des propos outrageux, puis Benjamin Biolay qui n'hésite pas à marmonner quelques obscénités, mais personne jusque là n'en avait chantés avec dans la voix une suite de sons musicaux. Si Jean Felzine du groupe Mustang n'a pas la langue dans sa poche, il chante avec la légèreté du gymnaste sur son cheval d'arçons des textes corrosifs, brûlants et cadrés qui collent à l'époque: «Allez, mettez-la moi bien profond/ Car je le mérite au fond...», «Je vaux moins qu'une pute/ Son sexe est tarifé/ Moi on me culbute/ En toute gratuité...» (Le sens des affaires), «Tu trouves que tes pets ne sentent pas/ Papa tousse du sang quelquefois...» (Mes oignons ne font pleurer que moi), «La moitié des mecs de la ville/ T'est passée dessus/ Mais ils te traitent de fille facile/ Quelle bande de faux-culs...» (Sans des filles comme toi), «J'ai peur des filles qui dansent/ Elles sont tellement jolies/ C'est bête! Les filles qui dansent/ Elles pensent au sexe aussi...» (Les filles qui dansent), «Quand d'autres s'usaient les poignets/ Sur des scènes de gonzo/ Moi j'passais pro/ Je m'tapais/ Des hôtesses du Tokyo/ Game show...» (Je vis des hauts) Le tout sur des musiques super-glu, hyper léchées, qui mettent des fourmis dans les jambes. Cocktail étonnant, pétillant de saillies et de références rock'n'roll, qui marierait, disons, l'univers blues métallisé d'un Christophe 1978 avec l'arrogance froissée des garçons qui traînent sur la plage quand l'approche des requins leur interdit de surfer. Unique en France.

Baptiste Vignol



tatatssin.com


L'heure est à Renaud. Un ouvrage à base d'illustrations dessinées ("Renaud à la plume et au pinceau", Éditions Carpentier) que Renaud lui-même, en fana de BD, apprécie assez pour avoir pris la pose le livre entre les mains (c'est à voir sur la page facebook du bouquin); une compilation officielle, LA BANDE À RENAUD, qui parait chez Mercury avec des choix étonnants de casting; et un site parallèle (www.tatatssin.com), un peu pirate sur les bords, qui propose gratuitement une vingtaine de reprises chantées par des artistes singuliers qu'on n'attendait pas sur ce terrain-là et auxquels les labels ne songent jamais pour échafauder leurs «tribute to»: Bertrand Betsch, Ludéal, Damien, Louis-Ronan Choisy, Bertrand Soulier, Bertrand Louis, Rit, Gérald Genty, Séverin, Shor'Ézé, Fred Métayer, Pierre Schott, Antoine Léonpaul (tous auteurs dernièrement d'albums dignes d'être achetés) ou Peter Kröner dont on n'avait plus entendu la voix depuis dix-sept ans (sa version d'En Cloque frise le chef-d'œuvre). Côté femmes ? Le répertoire de Renaud présente deux écueils: certaines pièces, d'abord, semblent figées dans le marbre de son interprétation si particulière, Mistral gagnant, Dès que le vent soufflera…, Marche à l'ombre, Dans mon HLM par exemple, dont les covers poussent presque immanquablement à la pâle copie, quand ça n'est pas de la mauvaise caricature (un peu comme quand Patrick Bruel s'échinait à massacrer Amsterdam). L'autre danger étant que l'inspiration du Chanteur énervant, d'essence franchement masculine (le père, l'époux, le loubard dans la bande…), voit sa saveur s'émietter chantée par des voix féminines qui, pour «exister», tombent dans la sensiblerie (un peu comme si, a contrario, Patrick Bruel reprenait Barbara…). La Grande Sophie pourtant donne une couleur inédite au monument qu'est It is not because you are en l'émasculant d'une part, et en se détachant d'autre part de l'outrageux accent parigot que Renaud y prenait de façon géniale; tandis que Circé Deslandes (son EP TESTOSTÉRONE est maintenant téléchargeable) s'approprie avec une exquise et lumineuse douceur l'épidermique Je m'appelle Galilée. La singularité de ce projet se trouve là, dans ses relectures qui permettent, suprême réussite, y compris pour les oreilles les plus avisées, de (re)découvrir la richesse des mots et des thèmes rénaldiens. Quoi ? Qui c'est qu'a pouffé ?  Toi ? Ben t'as tort mon pote… Ne dit-on pas «rimbaldien»?

Baptiste Vignol



Opportunisme au gré des vents


Critique littéraire au Figaro, Nicolas Ungemuth est en train, à coups d'articles iconoclastes, de s'imposer comme un observateur sagace du paysage des variétés. Ses précédentes sorties sur le groupe Fauve ou sur Jean-Louis Aubert reprenant Houellebecq n'étaient pas piquées des hannetons (tout de même, pour ce qui est du «charabia neuneu de Houellebecq», il pourrait être urgent de brider quelque peu le pamphlétiste, qu'il ne donne pas dans la trop voyante «figarade» ou «figaroade»!…). La plus récente cible d'Ungemuth? «Le roi du cheveu gras»: Benjamin Biolay, à propos de Vol noir, sa démarcation du Chant des partisans enregistrée dare-dare après l'élection européenne du 25 mai 2014 qui a vu Marine Le Pen devancer en nombre de voix tous les leaders de l'échiquier politique français. Régal que de lire cet article, alors que j'avais moi-même en 2007 publié un ouvrage sur la question, “Cette chanson qui emmerde le Front national" (Tournon), chouettement préfacé par Renaud. J'y recensais les cinquante «grandes» chansons anti-Front enregistrées depuis que, sur l'ordre de François Mitterrand, au nom du pluralisme à la télévision, Jean-Marie Le Pen fut reçu sur TF1 au Journal de la Nuit le 29 juin 1982 d'abord, puis au 13 Heures d'Yves Mourousi le 7 septembre de la même année (l'une des toutes premières chansons qui, sans le nommer, prirent position contre le Front national étant donc, pour mémoire, Saïd et Mohamed de Francis Cabrel qui figure sur le disque QUELQU'UN DE L'INTÉRIEUR sorti en 1983). En stigmatisant «l'affreuse musique contestataire» qu'engendrent les bons scores du FN, Ungemuth prend l'exact contre-pied du flot d'articles publiés ces derniers jours pour saluer l'initiative de Biolay, au cheveu, il est vrai, savamment décoiffé. De quoi se faire tirer l'oreille par la bien-pensance germanopratine (épithète, entre nous soit dit, sanctifiée au bénitier où barbote à l'envi tout ce que Paris compte depuis force décennies de maîtres à penser, chanter, danser et flamber les mignonnets, comme seul Gainsbourg - il faut le souligner - a osé le faire en public pour donner au bourgeois une sueur mortifère et au prolo la démangeaison d'un gnon bien senti: «Tare ta gueule à la sortie!»). 


Mais cela semble une convention de louer systématiquement ce qui est écrit - ou psalmodié - dans la chaleur d'un moment où les médias s'emballent et dans leur sillage les écrivaillons d'un jour et ceux de la «variète» qui n'y échappent pas. On prend le vent comme il vient, comme il va: tirer des bords demande trop d'efforts. Foin du discernement sans parler de l'esprit critique; on rabâche, on imite, on surenchérit, on démarque par paresse d'une conviction paralysée. Si la chanson française, pourtant si vivace, est perçue comme désespérément ringarde par la critique autre que celle que l'art de la ritournelle passionne, c'est à cause du discours tiédasse qu'elle génère chez les chroniqueurs soi-disant spécialisés, pas franchement cultivés pour bon nombre d'entre eux, il faut bien dire la vérité.

Baptiste & Jean-Claude Vignol