Les promesses du Noiseur


On en a vu, depuis la mort de Gainsbourg, défiler d'épaisses ombres qui, l'ayant trop écouté, n'en étaient que disciples souvent fort maniérés. Parce qu'il s'est éveillé avec le rap, et que la chanson française lui semble avant tout «poussiéreuse» («et je n'aime pas la poussière» insiste-t-il), Simon Compocasso, dit Le Noiseur, insuffle une toxicité bienvenue à ce style quelque peu endormi qu'est aujourd'hui, côté garçons, la chanson impudique, citadine et mélancolique. Trois titres sont disponibles sur la Toile: 24x36, Du bout des lèvres et Loin de vous. Suffisant pour se rendre compte qu'une porte vient de s'entrouvrir dans le pavillon somnolent des grands sentimentauxFiévreuse, l'écriture du jeune homme est sans bavure. Ses musiques ont la noirceur onduleuse «qu'en rôdant tracent les chandeliers» dont parlait Hugo dans Plein ciel. Et l'interprétation, faussement nonchalante, cache une urgence qui, chez lui, interdit toute vaine référence. Pourtant, à l'écoute de ces trois chansons, les passionnés songeront aussi, et d'abord, à Julien Baer, Daven Keller ou Yves Simon pour la sensibilité romantique et l'expression de ses chants intérieurs. L'album est annoncé pour début 2015. Patience.

Baptiste Vignol

Précieux Vassiliu



Vassiliu. Nous l'avions reçu à Randan (Puy-de-Dôme), dans ce salon des livres qui plaît tant aux chanteurs parce qu'il est délicieusement campagnard (La Chanson des livres). Accompagné par sa tendre épouse, Laura, Pierre Vassiliu y avait dédicacé son autobiographie, «Qui c'est celui-là?» (Éditions n°1). Ça n'était pas la grande forme déjà, mais quelle vivacité d'esprit! Et quelles retrouvailles avec son pote Ricet Barrier!… J'avais profité de passer un peu de temps avec lui (quand, avec Ricet, ils n'étaient, vieux séducteurs malicieux, pendus aux bras de Jeanne Cherhal), pour l'interroger sur ses dix chansons préférées, celles qu'il aurait aimé écrire. Dans l'instant, il avait énuméré Que reste-t-il de nos amours?, L'Orage, Les Feuilles mortes, La Javanaise, Voisin voisine, Et si en plus y a personne, La Bohème, Comme à Ostende et La Femme chocolat. 
- Ça fait neuf, lui avais-je dit. 
- Oui, alors j'ajoute Amour, amitié. Ça n'est pas par prétention, mais je l'adore! J'aimerais bien la réécrire, quoi!, répondit-il dans un sourire.
Dans le bouquin «Le Top 100 des chansons que l'on devrait tous connaître par cœur» (éditions Carpentier) pour lequel j'avais sollicité de la sorte 275 paroliers et/ou compositeurs, on s'aperçoit que s'il était oublié des gazettes, et depuis belle lurette, Vassiliu ne l'était pas de ses consœurs et confrères puisqu'une, Amour, amitié en l'occurrence, figure dans le Top 100 des chansons préférées des chanteurs francophones. Mais l'on oubliera pas non plus Je t'attends, Pharaon, Film, Dans ma maison d'amour ou J'ai trouvé un journal dans le hall de l'aéroport. Ces pierres précieuses.


Baptiste Vignol


(Ricet Barrier, Jeanne Cherhal et Pierre Vassiliu)

C'est Béart qui te parle

Paru dans le onzième numéro de la revue Schnock (juin 2014), cet entretien avec Guy Béart réalisé fin octobre 2013 est délivré ici dans sa version complète.


Il fut le chanteur préféré de deux présidents de la République, Georges Pompidou (avec Léo Ferré) et François Mitterrand (avec Jean Ferrat). L'Eau vive est restée plus d'un an n°1 du hit-parade. Record imbattable. Depuis 1967, il vit à Garches, dans une maison des années 30 de 1200m2, due aux architectes du Bauhaus, Rosenauer et Pierre-Otto Bauer, au milieu d'une immense propriété au fond de laquelle une piscine constamment chauffée à 30° est entourée d'une terrasse dallée où pourraient s'allonger cinquante personnes sur leurs serviettes de bain. «Charles Trenet avait six ou sept maisons, Brassens, trois ou quatre. Moi, je n'ai qu'une baraque, mais elle en jette.» Et pas seulement pour la vue imprenable dont jouit à 180° le maître des lieux sur l'hippodrome de Saint-Cloud, le Mont Valérien, les tours de la Défense et la Tour Eiffel. Ce monument dont il a acheté en 1983 deux escaliers d'origine qui trônent dans le jardin. À l'intérieur, d'immenses pièces sur trois étages, un studio d'enregistrement, un salon des guitares, un fumoir exposant une collection de pipes, une verrière extraordinaire éclairant le cœur de ce qui fut pendant trois décennies, cela se sent, un palais des plaisirs. Guy Béart, tous les 20 juin, y fêtait, jusqu'à la fin des années 90, son "réveillon d'été" où se côtoyaient parfois des centaines d'invités, célèbres ou inconnus. Aujourd'hui, le poète vit seul et visiblement heureux avec ses chats, passant ses journées à lire et à écrire allongé sur son « lit bureau » (téléphone, guitare, cahiers et paquets de clopes à portée de main), même si trois personnes travaillent ici à l’entretien de la maison et du jardin. D'une mémoire lumineuse, il parle, rit, chante et fume comme un pompier. Simple rappel, avant de devenir chanteur professionnel à 26 ans, poussé par Brassens et Trenet, il était ingénieur diplômé de l'École Nationale des Ponts et Chaussées. Son domaine de recherches? «La dislocation des cristaux». Admiré par Louis Aragon, Louise de Vilmorin, Marcel Aymé, Pierre Mac Orlan, Bernard Buffet, Jean-Louis Barrault…, il est surtout le dernier auteur-compositeur-interprète qui ait pu parler d'égal à égal avec Barbara, Brassens, Brel, Ferrat, Ferré et Gainsbourg. 

*

Mon père me chantait des chansons, avant même que j'apprenne à parler. Il chantait très bien, il avait une très belle voix. Il me chantait des chansons françaises, de la Belle époque [Béart entonne : «Caroline, Caroline, mets tes p'tits souliers vernis…»], ou bien des chansons du folklore méditerranéen. Il me revient maintenant que j'ai 83 ans passés et que je retombe donc en enfance, des tas de chansons en mémoire. Les premières que j'ai chantées sont celles de Tino Rossi. D’ailleurs, quand beaucoup plus âgé j'ai étudié la chanson française à fond, j’ai été étonné par la qualité des textes et des mélodies des chansons de Tino Rossi. C'était souvent des textes de Géo Koger, qui était le père de la parolière Vline Buggy [elle signa des dizaines de succès pour Claude François, Michel Sardou, Johnny Hallyday, Herbert Léonard…], et des mélodies de Vincent Scotto. Aujourd'hui quand j'écoute des chansons - et il en sort tout le temps malgré la crise du disque - ça me désole de voir que leurs textes n'ont plus cette qualité-là, qui était remarquable.

- Qu’est-ce qui vous séduisait dans ce répertoire ?

La joliesse des mots me touchait, leur codité, sans comprendre complètement ce qu'ils disaient. Prenez Chanson pour Nina de Tino Rossi par exemple : [Béart chante :] «Ce soir Nina / Comme on s'aimera / Je pourrai te griser de folles caresses / Et m'enivrer du parfum de ta jeunesse». Le texte est très érotique! Bien entendu, il s’agit de son odeur sui generis, qui excite les mecs. La chanson glisse un message érotique entre les lignes. Plus tard, en étudiant le répertoire, j'ai découvert l'excellence des textes où l'on ne pourrait pas changer un mot. Il m'arrive de pouvoir changer des mots dans des chansons de Brassens en me disant «Tiens, ce mot irait mieux que tel autre». Dans Une petite fleur, il dit à la fin [Béart chante :] « J’lui en ai bien voulu, mais à présent / J’ai plus d’rancune et mon cœur lui pardonne / D’avoir mis mon cœur à feu et à sang…», «Mon cœur lui pardonne d’avoir mis mon cœur» ! Ça ne va pas ! Je lui ai dit. Il n’était pas content! 


Mais dans les chansons de Tino Rossi, de Chevalier, ou de Piaf qui chantait merveilleusement l'amour, il n'y a jamais d'erreur. [L’entretien n’a pas commencé depuis dix minutes que Béart s’allume déjà sa deuxième cigarette, une longue. Il en fumera un paquet en trois heures de temps.] Vous savez, jeune diplômé, j’allais sur les chantiers. Les ouvriers chantaient la même chanson, qu’elle soit de Tino Rossi, de Maurice Chevalier ou de Bourvil. Et ça créait une sorte de communion entre les gars, tout au moins en chanson, alors que maintenant, la chanson crée de la désunion. C'est une des raisons majeures, puisque la chanson est viscérale à l'être humain, pour laquelle ce monde part en couilles dans tous les sens.

- Et les chanteurs d'aujourd'hui ?

Aujourd'hui je cherche. Certains ont des paroles valables, mais la mélodie n'est pas terrible. Par exemple Bénabar, dont les textes ne sont pas si mal fichus que ça. D'autres ont parfois de jolies mélodies, mais leurs paroles sont nulles. Et puis ils sont éblouis par l’anglais, qu’est-ce que tu veux, sans forcément savoir le parler! Moi, je parle l’anglais comme je parle en français. Mais nobody is perfect, hein ! Regardez Grand Corps Malade, sur son dernier disque, il slame une chanson en duo avec une fille qui chante en anglais! Sinon, bien sûr, il y a Souchon et Voulzy. Je connaissais bien leur directeur artistique, Bob Soquet. J'ai essayé de les aider au début, en les faisant passer au «Grand Échiquier» par exemple. Je les estime. Cabrel aussi a du talent. Et Stromae ! Papaoutai. C’est mignon. C'est même bien ! Il y a Mylène Farmer aussi. Elle joue parfaitement de l'image. Mais elle chante bien. On avait chanté Frantz en duo, ici, dans cette maison, pour une émission de télévision. 


Moi, j’aime les voix naturelles. Tiens, j'aimais beaucoup Dalida. Elle chantait très bien, avec âme. Elle s'est suicidée finalement, parce qu’on l'obligeait à travailler... «Moi je voudrais mourir sur scène», tu parles. C'était pas du tout ça. Elle aurait voulu mourir tranquille. C'était à la fois une amoureuse et une mystique. En fait, une chanteuse qui me plaît, j'aurais tendance à aimer ses chansons, même si elles sont mal foutues. Comme quoi, même à mon âge, je reste un être humain ! Il y en a une que j'aime beaucoup et que j'avais détectée à ses débuts quand elle chantait Mon petit vieux, c'est Camille. Elle a quelque chose de bandant. Si elle ne chantait pas du nez, j'aimerais bien Olivia Ruiz aussi. Mais la meilleure chanteuse française que nous ayons, elle a 95 ans, et c'est Patachou. Gréco ? Elle en fait trop... Dommage. Elle était venue me voir au Port du Salut avec un très beau jeune homme, Sacha Distel. Je lui ai donnée Il n'y a plus d'après que j'avais écrite pour Micheline, la femme que j'aimais à l'époque, et pour qui j’avais écris Poste restante, Chandernagor, Il y a plus d’un an...


- Pourquoi cette dépréciation, selon vous, entre les chansons d’autrefois et celles d’aujourd’hui ?

Peut-être qu’autrefois, les auteurs-compositeurs s’appliquaient davantage, y mettaient plus de temps. C'est le temps qui nous manque le plus. Nous sommes tous débordés par des tas de conneries. Mais ce qui fait défaut, surtout, c’est les mélodies. Prenez la Bible. Tout commence par la parole. «Dieu dit :“Que la lumière soit. Et la lumière fut.”» Mais je me demande, et là c'est assez important ce que je vais dire, si Dieu ne l'a pas chanté. Parce que quelles que soient les religions, qu'on y croit ou pas, quand on va dans une église, un temple, une synagogue, une mosquée ou une pagode, c'est chanté! Psalmodié plus exactement. Sans accompagnement, sans batterie ni truc ni machin. Et ça reste dans la tête ! [Béart chante Je vous salue Marie.] D'après-moi, Dieu a dû psalmodier. Alors j'espère trouver la psalmodie de Dieu. Comment a-t-il pu chanter ce truc-là ? Et ce sera pour moi la mélodie fondamentale. Peut-être dans un rêve je la trouverai, mais ça m'étonnerait. [Éclat de rire.]

- Dieu habite plusieurs de vos chansons.

Ce qui manque le plus dans cette époque de schnock, c'est que tout le monde se laisse déborder, on tweete, on télécharge dans tous les sens, et on n'a plus le temps de s'occuper de l'essentiel. Nous vivons une époque complètement dégénérée. Elle est schnock, quoi! C'est dû à la communication instantanée de tout ce qui se passe. Tout le monde est devenu jaloux de tout le monde. Un monde qui s'envie et qui se jalouse. Le faux, l'argent, la haine résument notre époque. Et plus encore le futile, l'infantile et l'inutile. Ce qui fait le buzz. Qu'on croie ou pas ou Dieu - c'est un symbole !-, ce que je n'aime pas dans notre époque, c’est qu’on a voulu tuer Dieu et le remplacer par des règles. Et ça fout une merde épouvantable. Prenez O Jéhovah où je dis: «Mon Dieu, confonds les religions, / Bureaucraties de ta croyance, / Qui ensanglantent nos régions / De leurs vengeances…». Si on lit la Bible, on voit qu'au début, Dieu ne voulait pas de religion. Après le déluge, quand il parle à Noé et qu'il lui donne ses sept commandements pour l'Humanité toute entière, 800 ans avant l'Exode, avant le Décalogue, il ne demande pas de religion. Après, forcément, on a été obligé de créer une bureaucratie pour contenir des foules de plus en plus nombreuses. Mais Dieu se fout des religions. Il peut récompenser quelqu'un qui ne croit pas en lui mais qui fait le bien, et punir quelqu'un complètement dévot mais qui fait des saloperies. Car il y a des dévots qui font des saloperies ! [Béart prend alors un air espiègle :] Dans un livre que je suis en train d'écrire, et qui s’intitulera «Le premier qui dit», je donne le fin mot de tout ça...

- Couleurs vous êtes des larmes, Les Couleurs du temps, Messies, mais si !, Le Monsieur et un jeune homme… sont des chansons qui prônent la tolérance.

Je ne sais pas si je suis bon, mais je cherche le bien. Moi qui ai beaucoup étudié la Bible, d'abord c'est le Bien qui s’impose, ensuite c'est la Vérité - il faut faire passer le Bien d'abord, mais si en mentant, en trichant sur la Vérité, on amène du Bien, alors on a le droit ! C'est pourquoi je dis dans Messies, mais si !: «Chacun de nous est le messie». La Vérité peut venir de quelqu'un de méchant et de mensonger, et le mensonge peut sortir de la bouche de quelqu'un de très bien. C'est très difficile de détecter la vérité ! Ensuite, c'est la Vertu, puis viennent la Justice, le Partage et le Pardon. Comme je vous l’ai dit, je ne crois pas du tout aux religions. Je crois que Dieu a surtout envoyé un message pour que les hommes se comportent à l'image du Messie et sauvent ce qu'il y a autour d'eux, un maximum. Attention ! Si je donne l'impression de donner des affirmations, je doute toujours. Je suis mené par le doute. C'est mon côté scientifique.


- Dieu vous obsède-t-il?

Une nuit je dormais, et je fais un rêve complètement schnock où je trouve la preuve de l'existence de Dieu - c'est ce que tout le monde cherche, d'Einstein aux Bogdanoff, non ? Et tout d'un coup, en une phrase, dans mon rêve, j'ai la preuve de l'existence de Dieu. Alors j'allume la loupiote à ma gauche, j'écris la phrase, toute simple, et je me rendors content. Au matin, je regarde le papier sur lequel j'avais écris, il n'y avait plus rien ! Alors de deux choses l'une, ou j'ai rêvé que je trouvais, que je me réveillais et que j'écrivais, ou bien, je l'ai bien écrite, mais Dieu ne veut pas que ça se sache! [Rires]

- En quoi d’autre croyez-vous ?

J'ai tout étudié, ou presque. Y compris l’astrologie, je suis cancer ascendant lion... Bien que Françoise Hardy me soit très sympathique ; j'avais essayé de la draguer, je l’ai reçue avec son photographe, Jean-Marie Perrier… Mais on était nombreux à essayer de la draguer… Elle très belle et chante très, très bien, naturellement. Mais bon, l'astrologie, bof ! En revanche, je crois beaucoup à la voyance et à la transmission de pensée. Un jour, j'étais en dernière année aux Pont et Chaussées, je me promène avec un camarade sur les quais de la Seine, et je lui dis subitement: «Mon père vient de mourir!» Mon père n'avait que 66 ans. Il avait un cœur de bronze, il était en bonne santé. Le lendemain, le directeur de l'école m'appelle et me dit: «Béart, je viens de recevoir un télégramme, votre père est mort.»


 - Ce qu’on ignore souvent, c’est que vous connaissez la chanson anglo-saxonne.

J'adore ! Le français fait chanter les voyelles, et l'anglais fait sonner les consonnes. Ce sont deux univers différents! [Béart, sur un ton enthousiaste :] Les Rolling Stones par exemple ! Que je préfère aux Beatles. Les Beatles se déguisaient et déguisaient trop leur musique. Les Rolling Stones, y a pas de tics, y a que des chansons qui se défendent et qui tiennent le coup. Même chose pour Pink Floyd. The Wall, c'est une merveille! Bruce Springsteen a fait de belles choses. Et Simon & Garfunkel ! Je les ai reçus dans « Bienvenue » à l’époque. Michael Jackson m'a touché dès le début, après ça s’est gâté. Les chansons des Jackson Five sont plus fortes. Bob Dylan, c’était bien aussi. Mais il a mal tourné : il a fait du rock. Il a voulu que ça marche, mais au début, Dylan, c'était une guitare, quelques mots. Et puis il y avait cette merveilleuse chanteuse, Joan Baez, que j'ai reçue ici. Elle s'est baignée à poil dans ma piscine ; très bien foutue d'ailleurs. Je n’ai rien fait avec elle. Dommage. [Sourire]

- Vous deviez être accompagné !

Tu parles. J'étais très coureur également… Quand je suis amoureux et qu'il n'y a pas de problèmes, mais en amour il y a tout le temps des problèmes qui débarquent, j'écris des chansons tristes. Quand on se quitte, je me mets à écrire des chansons joyeuses pour me sortir du truc… Notre univers a besoin de chansons joyeuses. Aujourd'hui j'aurais envie de faire uniquement des chansons joyeuses. D'ailleurs, dans le dernier disque sorti chez Sony, LE MEILLEUR DES CHOSES en 2010, elles sont toutes joyeuses, à part une ou deux. 


Mais le disque n'a pas marché. J'avais une haute estime en l'écrivant du public que je connaissais car je continue d'être aimé de beaucoup de gens qui m'écrivent, et je me suis dit : «Ils vont aimer Télé Attila parce que ça dit la vérité, [Béart chante :] «L’as-tu la télé nouvelle / L’as-tu l’as-tu là ? / Celle qui donne des ailes / À nos cancres las / Qui fait croire à la culture / Du n’importe quoi / Sans écrit et sans lecture / Arreuhs arreuhs ah !», comme ils vont aimer Le meilleur des choses ne coûte rien parce que c'est proverbial et c'est vrai. Mais pas du tout ! Non, le public n’a pas toujours raison. Le public est devenu n'importe quoi.

- Être à poil, c’est un art de vivre chez vous.

Je suis naturiste. Mon parrain, c'était Gaston Durville, fondateur de l'île du Levant en tant que centre naturiste. J'ai reçu à poil ici Brassens et Aragon, qui n'ont pas voulu se déshabiller. C'était des gens sérieux! Comme j'étais un homme libre et qu'à l'époque je me baignais beaucoup dans la piscine, chauffée toute l'année, il fallait se mettre à poil. Boris Vian devait l’être aussi je crois. Un jour, je vais chez lui sur la Butte, il était à poil, complètement, avec sa femme. Il n'y avait qu'une table dans leur salon, et il m'a dit: «On attend l'huissier» [Béart éclate de rire] Il a été mon directeur artistique chez Philips ; il a écrit une très bonne chanson, Le Déserteur. Et ce formidable Mouloudji a chanté «Monsieur qu'on nomme grand» au lieu de «Monsieur le Président» pour ne pas que ça soit censuré.


- Vous avez dû en croiser sur l’île du Levant ! J’ai lu qu’Annie Girardot, Michel Simon, Georges Moustaki la fréquentaient…

J'ai une anecdote sur Moustaki. C'était à l'époque ou l'ayatollah Khomeini devait retourner en Iran. Dans les années Giscard. Tout le monde en France s’enthousiasmait : «Formidable, le Shah va être foutu en l'air, etc.» Et moi je disais, notamment à Victor Haïm, qui, après m'a dit : «Tu avais raison»: «Mais enfin, vous ne vous rendez pas compte, lisez ce qu'il a écrit! Alors que l'Iran était en bonne voie d'ouverture, là, ça va se fermer complètement...» Tout ça est finalement très actuel, n’est-ce pas ?... Moustaki, qui avait du talent, quel dommage qu'il ne soit plus là, vient à la maison, au bord de l'eau, en compagnie d'une nymphe, comme toujours, et il me dit: «Je suis devenu musulman.» «Comment ça?» «C'est très simple : c'est très difficile de devenir juif - il était d'origine juive -, devenir chrétien c'est un peu moins compliqué, mais c'est encore plus facile de devenir musulman. Je suis déjà circoncis, j'ai pas de problème, j'ai donc décidé de devenir musulman.» Je lui demandé: «Mais tu n'as pas lu le livre vert de Khomeini?» Il me répond : «Mais c'est un livre qu'il a écrit pour faire de la propagande, pour être aimé des foules musulmanes, tu vas voir.» Quelques années après, je lui ai dit: «Alors tu as vu?», il m'a répondu «Mais j'ai jamais dit ça!» [Rires]

- Moustaki aimait venir chez vous pour vous affronter aux échecs.

Oui, et il se faisait battre tout le temps. C’est mon père qui m’a appris à jouer aux échecs, et comme tout petit, je le battais, il m’a conduit, c’était à Beyrouth, au café de la République, place des Canons, pour me présenter à un Russe qui m'a fait pratiquer très tôt, dès l'âge de dix ans. Ensuite, j'ai joué contre des grands maîtres, Xavier Tartakover et Garry Kasparov, mais je ne les ai jamais battus, bien sûr! J’aime jouer au poker aussi, un jeu de pur esprit où les cartes ne sont qu'un prétexte, selon la formule.

(Guy Béart affronte Garry Kasparov)

- Il y a aussi la musique du monde, la world music, que vous avez appréciée avant que ce soit la mode.

J'aime le jazz, le tango, le paso doble… Prenez Harry Belafonte [Béart chante une bonne partie de la chanson Dany Boy], c'était très, très bien son CALYPSO [1955]! Ensuite il a voulu faire un disque de rock, puisque c'est le commerce qui règne, et qu'on est éliminé par l'argent qui règne par le commerce. Il a donc fait de moins bonnes chansons, puis il est revenu à la source. J’ai aimé Ravi Shankar aussi, que j’ai reçu chez moi. Un jour, je suis tombé à New York sur le disque de Babatunde Olatunji, DRUMS OF PASSION [1959], que m’avait offert Belafonte en fait. La musique de ce percussionniste américain d'origine nigérienne m'avait frappé. J’ai donné son disque à Claude Nougaro, ainsi qu’un autre à Claude Dejacques qui était un très bon Directeur artistique chez Philips. Il l’a fait découvrir à Gainsbourg qui a, quelques temps après, sorti un disque (GAINSBOURG PERCUSSIONS, 1964] où il plagie carrément Olatunji. Dans l’album, c'est marqué «paroles et musiques de Gainsbourg». Sauf que c'est une copie absolue, mais absolue! Il suffit d’écouter New York USA et Akiwowo ! À l'époque, il n'y avait pas d'internet ni de tweet, on pouvait passer entre les gouttes. Mais il y a eu un procès, que Gainsbourg a perdu. Gainsbourg était un homme de talent, mais un grand affabulateur. Pourtant, il durera car, en avance sur notre époque, il était à l’image des médias. Il savait faire le buzz. 


Mais j’ai également été bouleversé par Miriam Makeba que j’avais entendue chanter à New York en 1960, et qui m’a inspiré Couleurs, vous êtes des larmes. [Béart chante :] «Elle est en couleurs, mon histoire : / Il était blanc, elle était noire, / La foule est grise, grise. Alors, / Il y aura peut-être un mort…».

- Vous vous fréquentiez avec Gainsbourg ?

On était copains. J'avais même écrit une chanson pour Jane Birkin qui s'appelle Je m'aime. «Je m’aime un peu beaucoup, / Je m’aime même sans vous…» Une chanson vachement érotique. En 1975, je reçois Gainsbourg avec Jane Birkin, charmante, qui a envie de la chanter. Et ça, ça ne lui a pas plu, je crois. Je l'ai donc offerte à Anne-Marie B.


- Vient plus tard l’épisode d’«Apostrophes».

Oui, l’émission était d’ailleurs réalisée par Jean-Luc Léridon, un copain de Gainsbourg qui avait déjà tourné un documentaire sur lui [«L’Invité du jeudi», diffusé le 5 avril 1979 sur Antenne 2]. C’était un peu n’importe quoi cette émission. Si je me souviens bien, il y avait même Johnny Hallyday qui chantait On a tous quelque chose en nous de Tennessee, alors qu’il n’était pas invité ! Moi, j'ai rien de Tennessee. Ni Hallyday d’ailleurs. Il est surtout soucieux du pognon et de sa célébrité. À part ça, longue vie à lui, mais il n'a rien de Tennesse. Ce sont des affabulations, et je n'aime pas les affabulations. À un moment, Gainsbourg, qui n’était pas saoul du tout mais jouait au mec éméché, se fout au piano et affirme que c'en est fini des chanteurs à la guitare. Il se met donc au piano pour jouer Au clair de la lune, je crois, et la joue en do. Je lui dis que ce serait plus facile de la jouer en sol pour qu'on la chante tous ensemble. Il se prétendait pianiste, pourtant il s'est montré incapable de la transposer en sol! C'est Louis Chédid, un bon musicien, qui s’est mis au piano à sa place… [Béart rit.] J'ai un grand copain, André Halimi [au moment de l’entretien, André Halimi, décédé le 1er décembre 2013, était encore vivant], qui m'avait raconté avoir voulu faire une émission sur les chanteurs de bars. Il avait donc reçu Louis de Funès, Darry Cowl, Eddy Barclay, etc. Il m'avait dit : «J'ai pris rendez-vous avec Gainsbourg au Touquet, et il n'est pas venu.» Il était plutôt guitariste au départ, Gainsbourg, et je me pose cette question - mais on fera des recherches archéologiques [Béart rit] - : pourquoi à nos débuts, en 1958, quand on faisait une tournée Canetti avec Catherine Sauvage, et que nous chantions, lui et moi, en première partie, moi, je chantais avec ma guitare, et, lui, Gainsbourg, qui ne faisait pas un geste, était accompagné au piano ? Pourquoi celui qui est pianiste a-t-il besoin de se trimballer un pianiste? C'est très curieux, non ? Après l'émission, ça a été fini entre nous. Je n’avais aucune envie de créer une polémique. J'étais occupé à autre chose.

- Comme lui, vous avez toujours été entouré de jolies femmes.

D'après mes recherches, elles figureront dans le bouquin que je suis en train d’écrire, il y a sept degrés de beauté chez la femme, et il n'y en a qu'un seul chez l'homme. La femme est quand même beaucoup plus belle que le mec, y a rien à faire. Y a qu'à regarder toutes ces pubs, c'est toujours de très jolies filles qui transmettent des choses.

- Vous qui avez côtoyé la terre entière, chanté avec Brigitte Bardot, Marie Laforêt, Jeanne Moreau, vécu avec Geneviève Galéa [qui jouait dans « Les Carabiniers » (1963) de Jean-Luc Godart]… Quelle est la plus belle que vous ayez croisée ?

Françoise Fabian.


- De 1966 à 1970, vous avez produit et présenté une soixantaine de « Bienvenue », dans lesquelles vos invités s’appelaient Louise de Vilmorin, Louis Aragon, Elsa Triolet, Jean-Pierre Melville, Yves Montand, Raymond Devos, Duke Ellington, Georges Brassens, Michel Simon, Michel Polnareff...

Oui, mais la télé rend con et fou, ceux qui la regardent, mais aussi ceux qui la font. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai arrêté « Bienvenue ». Aujourd’hui, toute cette pub, ça me rend fou. J’ai la terreur de la pub ! Je trouve que c’est entraîner les gens vers des dépenses inconsidérées… La télé fait la gloire des animateurs qui sans cessent coupent la parole à leurs invités… Dans l’émission « La Fête de la Chanson française » [diffusée le 29 novembre 2013], où Emmanuelle [Béart] et Patrick Bruel m’ont fait la surprise de chanter Il n’y a plus d’après, Daniela Lumbroso a coupé l’essentiel de ce que je lui disais. Je lui parlais de Luis Mariano que j’ai bien connu [Béart chante Mexico], de la psalmodie divine, de Bardot, que je trouvais moins excitante que Marilyn Monroe qui toute sa vie a cherché à se cultiver. D’ailleurs [l’air blagueur], je lui disais que je n’étais pas certain que Gainsbourg ait couché avec Bardot ! Sa femme officielle disait qu’à l’époque, il se saoulait la gueule et qu’il bandait peu. Mais tout ça a été coupé ! La malheureuse Lumbroso, qui défend sa croûte et peut-être ne veut blesser personne, m’a laissé deux messages pour s’excuser et me proposer de faire une série d’entretiens. Mais je ne fais pas envie de donner des entretiens à des gens qui font n’importe quoi.


- C’est bizarre que vous n’ayez jamais écrit de chansons pour Emmanuelle Béart.

On va le faire un de ces quatre. Je la vois demain à l’exposition d’Ève, ma première fille, qui fait des bijoux. Elle a un talent fou, mais son tempérament à elle : je l’avais présentée à Ted Lapidus, qui est mort, je ne connais que des morts… Il lui avait proposé de mettre des petites mains à sa disposition : « Vos bijoux seront vendus dans le monde entier. » Avec Emmanuelle, on lui avait dit : « comme les bijoux ne parlent pas le français, mais toutes les langues, c’est toi qui rapporteras de l’argent à la famille pour nos vieux jours ! », mais elle préfère travailler toute seule.


 - Qu’en est-il du film « Les Belles années » ?

Ah ! C’est à cause de ce film sur lequel j'ai travaillé pendant plusieurs années à partir de 1979 que j’ai acheté mes deux escaliers de la tour Eiffel. J'avais inventé un scénario où je décris Paris entre 1858, date des premières photos en ballon de Nadar au-dessus de Paris, et 1910. Une époque extraordinaire où tout le monde inventait des trucs ! C'est aussi l'histoire de Victor Félicien Paris, un chansonnier qui ratait toutes ses inventions mais avait du succès avec ses chansons. Je suis allé aux États-Unis et au Japon chercher des financements, et finalement, alors qu’il était financé, c’est resté en rade, à cause de chambardements à Antenne 2 à l’époque. Bernard Giraudeau devait tenir le premier rôle masculin, Catherine Deneuve et Emmanuelle Béart les premiers rôles féminins.

- Pour les gens qui vous connaissent mal, l'image c'est: «Ah! Béart, c'est un chanteur de droite.»

Depuis mes débuts, je me suis interdit de faire de la politique. J'ai beaucoup de pitié pour les hommes politiques qui, pour réussir, sont obligés de mentir. Il y a des exceptions, mais qui n'ont pas réussi comme Mendès France, Rocard, ce malheureux Jospin. Même De Gaulle a menti avec son «Je vous ai compris». Ou avec sa façon de laisser penser qu’il avait sauvé la France. La France, ce sont les Anglais et les Américains qui l’ont libérée. Mais je l’ai admiré, comme il se doit. Après, j'ai fait la connaissance de Pompidou au lycée Henri IV grâce à mon professeur de français qui s'appelait Raoul Audibert. Il m'a fait connaître Pompidou chez lui, qui était son copain, et qui était venu faire une conférence à Henri IV sur Baudelaire. Je lui ai posé de bonnes questions sur Baudelaire que je connaissais bien... Je l'ai revu chez Lazareff et quand il est devenu Premier ministre, il est venu m'applaudir. Il ne m'a jamais demandé de participer à une opération politique, quelle qu'elle soit. Quand il a été président, j'allais surtout le voir à la Maison blanche à Orvilliers. Ensuite Giscard m'avait énervé, il voulait d’ailleurs fermer le centre Pompidou, et je lui ai préféré Mitterrand qui est venu me voir à la maison. Je me souviens qu’avant ça, il était venu m’écouter, alors que je ne le connaissais pas, au théâtre tenu par Silvia Monfort, une femme complètement zinzin, alors que Pompidou était malade. Il est venu me trouver dans ma loge avec sa secrétaire, qui était très jolie d'ailleurs, et il m'a donné une lettre en me disant: «Est-ce que vous pouvez la passer à votre ami Pompidou?» Je ne sais pas ce qu'il y avait dans cette lettre, tout ce que je sais, c'est que je la lui ai passée. Et Pompidou est mort quelques temps après. Président, Mitterrand m'a emmené au Japon en 1982 où j'ai chanté devant l'empereur Hijohito. La droite ne me l'a pas pardonné. La gauche m'a reproché Pompidou et la droite, Mitterrand ! Moi je trouve qu'on a besoin des deux mains pour travailler, la main gauche et la main droite. L'un des problèmes de la gauche, c'est le cœur, et le cœur peut faire faire des conneries ; l'un des problèmes de la droite, c'est la main droite qui peut frapper à tort et à travers. Dieu, lui, a du cœur, il est donc compatissant, et en même temps il peut punir ceux qui ont fait du mal. Ça dépend des circonstances.



- Il y a cette chanson, Si la France, qui avait fait couler beaucoup d’encre.

Je l’avais écrite sous Giscard, enregistrée en 80, et elle sortait au début de la présidence de Mitterrand. J'avais deux bons amis, Jack Lang et Jacques Attali. Je leur ai donné la maquette du disque, ils m'ont dit : «C'est impossible, on ne peut pas chanter quelque chose comme ça. [Béart chante :] «Si la Franc’ se mariait avec ell’-même / Si un jour, ell’ se disait enfin “Je t’aime”…». Pour Lang, tu comprends, on passait de l'époque des ténèbres à l'époque des lumières ; pour Attali, c'était peut-être des considérations d'ambition politique, je n'en sais rien. J'ai donc envoyé cette chanson à Mitterrand, qui m'a dit «C'est exactement ce que je pense!» [Béart chante :] «Pour la rose et le lilas en harmonie, / La main gauche et la main droite, enfin unies, / Le bleuet près du muguet: / Ce bouquet est jeune et gai / Qui marie les trois couleurs / En quelques fleurs.» C'était au tout début de son premier septennat. Politiquement, il fallait en effet marier la France avec elle-même. Mais cette chanson n'a pas marché, on a dit «Béart, il fait semblant, il est de tous les côtés, etc.» Moi je pense que la France a besoin momentanément de se replier un peu sur elle-même et de faire les efforts soi-même au lieu de dépendre d'instances européennes. Mais depuis Colbert, on rajoute des lois aux lois... C'est ce que j'exprime dans la Bordelaise, une chanson inédite que j'ai chantée chez Ruquier [Béart chante :] : «Quoi ? Des sanctions européennes / Terrasseraient nos fiers décrets, / Répandant la peur et la haine / Dans nos bazars d’identités…» Mais elle n'est pas diffusée, hein. Aujourd’hui, j'ai de la sympathie pour François Hollande. Il essaie de faire ce qu'il peut comme il peut dans une France où les gens sont menés par leur intérêt personnel. C'est l'argent qui règne, et moi je voudrais que ce soit la chanson qui règne car la chanson crée des liens entre les gens.


- Allez-vous en enregistrer de nouvelles ?

Oui, j’aimerais bien. Mais je voudrais qu’elles soient entendues. J’ai un grave problème, je suis un solitaire. Je l'ai toujours été, même tout petit : j'avais deux ans en avance à l'école, donc j'étais toujours à l'écart. Je ne recommande pas la solitude, mais c'est mon truc. Comme depuis 1964 je m’autoproduis, je suis un indépendant, toutes mes chansons m'appartiennent, les éditions, la maison de disques. Pourtant, aujourd'hui, il faut faire partie d'un grand groupe pour que les choses ressortent. Je vais donc devoir me vendre... Je ne sais pas comment d'ailleurs, car je n'ai pas envie de discuter pognon. Mais je prépare un grand truc : je vais donner un récital où il n'y aura ni guitare, ni orchestre, ni rien. A cappella. Et le public chantera avec moi a cappella. C'est prévu à l'Olympia en janvier 2015. Vous verrez, ça marchera. Mais ce qui me fatigue aujourd'hui, c’est que, pour que ça marche, il faut être partout, tout le temps... Et moi je ne veux plus bouger, je veux voyager autour de ma chambre comme le livre de Xavier de Maistre, «Voyage autour de ma chambre». Sinon, ça va. J'ai confiance dans mes chansons. J'ai une œuvre qui tient le coup. Chez Trenet, qui est peut-être notre plus grand auteur, il y a beaucoup de déchets, parce qu'il a beaucoup trop écrit. Moi, mes chansons, je les aime toutes. Mes préférées étant peut-être Il n’y a plus d’après; Demain, je recommence, car c’est la vie qui recommence toujours. Et puis Où vais-je ? que j'ai faite pour Anne-Marie après notre rupture. «Et moi, où vais-je, où vais-je, / Dans le sable ou la neige,/ Dans le temps disparu ?/ Dans la nuit, je m’enfonce./ J’attends une réponse:/ Elle ne viendra plus

(Entretien Baptiste Vignol)

Magistral François Morel


Les très grandes chansons ne conservent leur ineffable magie que portées par de très grands interprètes. On ne s'attaque pas comme ça à ces cols de haute émotion que sont Ne me quitte pas, Avec le temps, Le mal de vivre, La Javanaise, Saturne, Marcia Baïla ou l'Hymne à l'amour! Il faut en avoir sous la pédale. Alors, plutôt que de solliciter de simples «vedettes» de la variété pour reprendre des classiques tellement intrinsèquement incarnés par leurs créateurs qu'elles en proposeront une version forcément affadie, il est souvent plus judicieux de chercher «la» personnalité qui saura, parce qu'elle est un homme (ou une femme) de scène et qu'elle s'est déjà frottée aux grands textes, s'approprier sans la moindre minauderie trois minutes d'une chanson céleste. C'est exactement ce que vient d'accomplir François Morel avec Mistral gagnant sur le site Tatatssin.

Baptiste Vignol

Radieux Frères Jacques


Il n'y a guère que Sophie Delassein pour consacrer aux Frères Jacques une pleine page de magazine (Le Nouvel Observateur, 31 juillet 2014), trente-quatre ans après l'extinction du quatuor. Grâce lui soit rendue. Ceux qui l'ont applaudi jouissent forcément d'une image flamboyante de la Chanson et savent quelles sphères poétiques, loufoques et satiriques cet art peut embraser. Voir les Frères Jacques, c'était aussi magique que d'assister aux tours de chant de Charles Trenet, Gilbert Bécaud, Léo Ferré, Barbara, Diane Dufresne ou Juliette Gréco (pour ceux qu'il m'a été donné la chance de voir en vrai): un choc. Les Frères Jacques étant même les premiers artistes que j'ai découverts sur scène, à Carthage en 1977, puis à Grenoble en 1980, lors de leur tournée d'adieu, qui fut mondiale, rappelons-le. Je n'avais pas dix ans mais quand André Bellec (son justaucorps était le vert) me demanda dans la loge où ils recevaient leurs admirateurs après le récital, ce que je voudrais faire quand je serais grand, ma réponse l'étonna: «Frère Jacques!». Il faut dire que leurs chansons insensées, écrites par la crème (Prévert, Vian, Béart, Gainsbourg…) et portées par d'hallucinantes chorégraphies, enflammaient littéralement les salles combles de spectateurs de tous âges… Quelques titres au hasard: La Confiture (qui dégouline), La Queue du chat, La Chanson sans calcium, Stanislas (chef-d'œuvre de Ricet Barrier), La Marie-Joseph parmi tant d'autres… Ces saynètes mimées, il est encore possible de s'en délecter sur DVD. L'article de Sophie Delassein poussera peut-être quelques âmes généreuses à les offrir aux enfants ou petits-enfants de leur entourage; certains, sans nul doute, tomberont sous le charme. C'est effectivement tellement autre chose que de découvrir la chanson française grâce aux Frères Jacques plutôt qu'avec Zaz, Fauve ou Julien Doré dont le public, pourquoi le cacher, est essentiellement composé de gamins… 

Baptiste Vignol

Destination Vallières


Il flotte sur les douze titres du disque FABRIQUER L'AUBE la même lumière blanche qui baignait les chansons de Stephan Eicher au temps glorieux d'ENGELBERG. L'efficacité rythmique, la puissance des musiques, l'intelligence des textes. «Comme pour un roman, c'est la première phrase [de la chanson] qui déclenche tout» expliquait Philippe Djian, l'indépassable parolier du Gitan suisse. «J'abandonne sur une chaise le journal du matin/ Les nouvelles sont mauvaises d'où qu'elles viennent…» (Déjeuner en paix). Inusable. Pour ouvrir son sixième album, Vallières, ce Québécois né en 1978 à Sherbrooke, chante sur un bourdonnement de guitare: «En regardant finir le monde/ Et naître mes désirs/ J'arrive à me dire/ Que tout n'est pas si pire.» Vallières est là, niché dans cette circonspection, cette sagesse qui parvient encore à nourrir quelques espérances. La marque d'un artiste inquiet, lucide, mais porté par ses impatiences. Et si l'on ne peut aujourd'hui que «s'accrocher à ce qui nous reste de sincère:/ L'amour, notre parole, la prière/ La bouffe de nos mères» (Avec toi), Vallière nuance aussitôt: «Ce que je veux te dire maintenant/ Compte plus que n'importe quoi/ Je veux passer le reste de mes jours/ Avec toi». 
Le sens qu'on donne à son existence (L'amour c'est pas pour les peureux), l'amour paternel (Lili), la fonte des glaces (La chanson de la dernière chance), les difficultés à vivre en couple (Mélie)…; toutes les «tounes» de ce disque sont des mines d'évocations, de souvenirs, et Vallières en fait flèches! Et puis il y a ces deux pièces springsteeniennes portant chacune le nom d'une cité ouvrière, Fermont et Asbestos, «villes fantômes/ Abandonnées au nord à l'ombre/ Comme tant de promesses oubliées…», dans lesquelles le songwriter (David McNeil a raison, «auteur-compositeur-interprète» manque vraiment trop d'allure) évoque le sort des familles séparées par la crise: «J'ai une femme pis un enfant/ Qui m'attendent à Trois-Rivières/ Moi, je suis pogné dans le Nord/ Sur un 21/7 d'enfer…» (Fermont). Parce qu'il se souvient qu'une nation n'est pas uniquement peuplée de blogueurs branchés sur facebook, Vallières rappelle: «C't'à la pelle pis à la pioche mon gars qu'on bâtit/ Sa route, sa maison pis son pays» (Asbestos). Visionner deux ou trois vidéos sur la Toile suffit pour constater qu'aucun chanteur à guitare de sa génération ne pourrait en France afficher autant de souplesse, de style et de décontraction. La classe américaine quoi!

Baptiste Vignol