En fait de duos


Le nouveau disque de Nana Mouskouri, RENDEZ-VOUS, s'ouvre sur un chef-d'œuvre absolu de mélodie, d'intelligence et de poésie: Pauvre Rutebeuf. Une adaptation à l'origine créée en novembre 1955 par Léo Ferré grâce à laquelle le chanteur fera redécouvrir ce trouvère d'origine champenoise qui vécut à Paris sept cents ans auparavant.
Dans «Léo Ferré, une vie d'artiste», Robert Belleret écrit: «Pour retrouver l'esprit et la couleur du famélique et génial jongleur, Léo n'a pas hésité à "piquer" des strophes dans "la Complainte Rutebeuf" et "la Grieche d'hiver" mais aussi dans "le Mariage Rutebeuf" et à traduire certains archaïsmes indéchiffrables [plus exactement inaccessibles aux non-médiévistes] tout en conservant de vieilles tournures - "Povre sens et povre mémoire/ M'a Dieu donné le roi de gloire/ Et povre rente." Grâce à Ferré, Rutebeuf fait de nouveau partie de notre mémoire collective. Et Joan Baez a même pu le faire voyager tout autour de la planète, "droit au cul quand bise vente" - prononcé "quiou" pour le plus grand plaisir de Ferré.»
Dans une autre version, interprétée par Cora Vaucaire, un censeur remplaça «cul» par «cœur». De quoi fâcher Ferré qui voulut protester en envoyant le télégramme suivant: «"De mon temps, on ne confondait pas encore le cul et le cœur. De l'autre bout du monde: Rutebeuf", mais la préposée des PTT refusa de prendre ce texte "ordurier"».

(Alain et Nathalie Delon, quelques heures après leur divorce, en compagnie de Léo Ferré à l'Alhambra)

Certains aujourd'hui, pleins de préjugés, s'étonneront d'entendre Alain Delon donner la réplique à Nana sur une chanson de Ferré, s'émouvant aussitôt de l'interprétation qu'il en fait, sans laisser la moindre prise aux grivoiseries de mauvais goût que le maintien de la version originale eût permis. Que les mânes du grand Ferré lui pardonnent ce «droit sur moi, quand bise vente»... puisque le chanteur et l'acteur s'appréciaient. Le 3 novembre 1961, Ferré donne à l'Alhambra la première de son nouveau tour de chant. Parmi les deux mille huit cents spectateurs, Elsa et Louis Aragon, Michèle Morgan, Marcel Carné et Alain Delon - venu sans Romy Schneider. Six ans plus tard, en septembre 67, Léo fait sa rentrée à Bobino. Dans la salle, Alain et Nathalie Delon, quelques heures seulement après avoir réglé leur divorce au palais de justice de Paris... Ils croisent dans les coulisses Louise de Vilmorin, Pierre Cardin, Marcel Achard, Tessa Beaumont. Au milieu des années 70 enfin, une photo montre l'Acteur entre Georges Brassens et Léo Ferré.
Le duo formé par Nana Mouskouri et son ami Delon est une réussite incontestable, tant il est vrai que les reprises ne connaissent pas toutes la même fortune.

Baptiste Vignol


(Merci à Yves Wilmet pour les photos avec Léo Ferré)

Bécaud superstar


Le 18 décembre 2001, Gilbert Bécaud disparaissait à l'âge de 74 ans. Après dix années de silence, on se souvient enfin de lui, le temps de sortir une compilation de ses grandes chansons interprétées par des chanteurs d'aujourd'hui (mention spéciale à Lynda Lemay, magnifique dans Mes mains) et d'hier, Johnny, Eddy, Julien Clerc, la vieille Souche... L'occasion également d'un hommage chez Michel Drucker, et d'un bel ouvrage signé Kitty Bécaud, l'épouse du chanteur, et Laurent Balandras, «Bécaud, la première idole», aux éditions Didier Carpentier.
Parmi les 140 pages richement illustrées de photographies et de documents, ces quelques souvenirs d'une après-midi électrique que Laurent Balandras m'a demandé de raconter.

« Il venait de publier ce qui serait son dernier album studio, FAUT FAIRE AVEC, en 1999. J’étais programmateur à La Chance aux chansons. Pascal Sevran m’avait fait l’honneur de me confier la responsabilité d’une émission consacrée à Gilbert Bécaud. Il interpréterait deux nouveaux titres, dont l’émouvant Faut faire avec où le chanteur évoquait son cancer, et deux ou trois standards, Nathalie, Et maintenant, Je t’appartiens
J’avais déjà croisé sur le plateau de “La Chance” quelques phares de la chanson, Guy Béart, Anne Sylvestre, Charles Trenet, Gilles Vigneault, autant de monstres sacrés qui forcent l’admiration, l’anxiété parfois.
- Bécaud?... Bon courage! Il va t’en faire voir de toutes les couleurs.
La star, car c’en était une! traînait une fâcheuse réputation depuis une gifle envoyée à l’humoriste Dan Bollender. Pascal Sevran, dont Bécaud était l’idole de jeunesse, avait prévenu: “Enregistrez les chansons d’abord, j’arriverai au dernier moment pour mettre en boite l’émission et l’interviewer à l’antenne. Je ne veux pas le voir trop tôt, il va encore m’appeler: “Maman!”
Quand Bécaud arrivait sur un plateau, c’était un pilier du music-hall qui se transportait. Nous étions tous au garde-à-vous, Tintin, le réalisateur, en tête, l’attendant au centre du studio. Il y avait de l’électricité dans l’air. Ponctuel, Bécaud fit son entrée, accompagné de son attachée de presse, d’un assistant et de sa fille Emily avec laquelle il ne conversait qu’en anglais. Carré dans son costume, la démarche volontaire, en forme malgré le mal qui le rongeait, Bécaud prit le temps de saluer toutes les personnes présentes sur le plateau, du balayeur aux cameramen en passant par les maquilleuses, les figurants, les éclairagistes, pour finir avec le réalisateur, Gérard Marchadier, à qui Bécaud expliqua tout de go, avec une autorité franchement cordiale, de quelle façon il chanterait ses chansons et comment il faudrait le filmer!
Rejoignant alors la table de production sur laquelle se trouvait l’écran de contrôle et où l’attendait un fauteuil, Bécaud demanda qu’on lui apporte une vingtaine de verres en plastique qu’il remplit de whisky-coca (il avait avec lui une bouteille de deux litres) et qu’il offrit aux techniciens dont il reconnut certaines têtes croisées jadis sur les shows des Carpentier… C’était ça, Bécaud, un caractère affirmé, méditerranéen, un incroyable charisme, une voix théâtrale, mais un homme poli, avenant, simple, souriant et gentil.
Pour cette émission dans laquelle il chanterait en direct, Bécaud avait demandé un piano droit. Avant de s’y asseoir, il entreprit de le désosser, expliquant que ce serait moins ordinaire à l’image. Et le résultat fut parfait ! Pas de répétition avec Bécaud. Chaque prise était la bonne. Derrière mon écran de contrôle, je me souviens encore de son regard, qu’il plantait comme personne dans la caméra. J’avais devant moi probablement le plus grand interprète francophone. Et Sevran, qui depuis son bureau surveillait l’avancée des enregistrements, me téléphona après celui de la dernière chanson : “C’est très bien, mon garçon. Fais-le patienter, je descends.”
Quand quelques minutes plus tard l’animateur posa le pied sur le plateau, se dirigeant vers son invité pour le saluer, on entendit un énorme et chaleureux “Maman!”. Fidèle et blagueur, Bécaud était au rendez-vous.»

Baptiste Vignol

Bénabar à la benne?


Pauvre Bénabar. 43 ans, six albums depuis 1997, un rôle au cinéma (Incognito, 2009), mais une réputation fripée, et un nouveau titre-riposte sur lequel chacun s'acharne de conserve, jusqu'à Benjamin Locoge qui dans Paris-Match dégaine: «Le chanteur démarre très mal son nouveau disque avec un "Politiquement correct" faussement provoc, totalement démago». Diable! Mais de quoi s'agit-il? Quelle frontière a-t-il franchie pour mériter le fouet?
Un parolier (à succès), dont le nom sera tu puisqu'il s'agit d'un courriel privé, m'explique: «C'est pathétique, voilà que l'engagement du monsieur consiste à dire qu'il est politiquement correct et qu'ils nous emmerde. Il va mettre dans son camp tous les petits inconséquents du quotidien, c'est-à-dire beaucoup de monde. Au rang des chansons qui ont l'air de dire des choses en ne disant rien, elle mérite le pompon. Je ne peux ouvertement ouvrir ma gueule, on m'accuserait de tout. Mais mon dieu, le boboïsme est un fléau.»
En bref, un tableau grossier et désespérant de la variété française des années 2010.
Qu'ajouter? Une écoute distraite de ce morceau mollasse suffit à constater le pire: dès qu'il s'agit de faire dans le badinage, en persiflant ici, sur le mode parlé, pour surligner l'ironie du propos, «et moi j't'emmerde !» [1'30], Bénabar se montre aussi piètre interprète qu'il est un mauvais comédien. À moins d'en faire une lecture savante et que sa chanson - ce serait fortiche ! - ne soit qu'une satire, autrement dit un texte en vers où Bénabar attaque les vices, les ridicules de ses contemporains. Une opportune porte de sortie.

Baptiste Vignol

Souvenez-vous, Branduardi


Pour parler du nouveau disque de Laurent Voulzy, LYS & LOVE, aux sources médiévales, Gilles Médioni évoque dans L'Express Angelo Branduardi. Angelo Branduardi ! Il ne reste que Gilles Médioni dans la presse parisienne pour se souvenir de ce baladin italien, majuscule, et pas seulement pour le naturel "afro hairstyle" de sa crinière.
Au milieu des années 70, soufflait sur l'Europe un courant "folk" gonflé par la montée régionaliste et la redécouverte des folklores. On chantait alors le ruisseau, la vie au château, la libellule, les jongleurs, les champs de coquelicots et les amours de troubadours. Parmi ses saltimbanques, Alan Stivell, l'un des précurseurs de la world music [post it: se souvenir d'écouter CHEMINS DE TERRE, 1973], Gilles Servat (LA BLANCHE HERMINE, 1972), Julos Beaucarne (FRONT DE LIBÉRATION DES ARBRES FRUITIERS, 1974), le groupe Malicorne (L'EXTRAORDINAIRE TOUR DE FRANCE D'ABÉLARD ROUSSEAU, 1978) et Angelo Branduardi. Dix ans avant Stephan Eicher, Branduardi fit figure, mais avec tellement plus d'écho, d'artiste éminemment "européen", avec la féerie magique de ses chansons baroques interprétées dans sa langue maternelle, mais également en anglais, en espagnol et en français. Traduit chez nous dans le texte par Étienne Roda-Gil qui, canalisé par la poésie du Lombard, sut se montrer éclatant. "Je passe les cheveux fous dans vos villages/ La tête comme embrasée d'un phare qu'on allume/ Au vent soumis je chante des orages/ Aux champs labourés la nuit des plages..." (Confession d'un malandrin) Le chef-d'œuvre de Roda-Gil n'aura peut-être pas été de rencontrer Julien Clerc, de cosigner Magnolias for ever (#3 en avril 78) ou Joe le taxi (#1 en juillet, août et septembre 87), mais d'adapter avec enchantement l'univers de Branduardi.
Car Angelo Branduardi, c'est quelques-unes des plus belles chansons enregistrées en français depuis 1977, date de la sortie de son premier 33 tours francophone LA DEMOISELLE, immédiatement suivi par À LA FOIRE DE L'EST (1978), VA OÙ LE VENT TE MÈNE (1980) et CONFESSIONS D'UN MALANDRIN (1981). Autant de trésors dans une discothèque qui se tient. En 1979, à la Fête de l'Humanité, Branduardi le showman enflammait avec son violon plus de 200 000 personnes (le 45-tours La Demoiselle atteindrait la 7ème place du hit-parade en octobre), triomphait en Allemagne, en Belgique, en Irlande, et faisait l'objet en mars 82 d'un Grand Échiquier de Jacques Chancel. Une époque que les fans de Zaz et Christophe Maé ne peuvent même pas imaginer. À soixante ans (il est né en 1950), Branduardi, retiré chez lui, en Italie, continue de publier des disques pointus et salués, enregistre de la musique du Moyen-Âge et de la Renaissance, mais il n'a rien fait en français depuis LA MENACE en 1994.
Que LYS & LOVE de Laurent Voulzy évoque à Médioni le souvenir d'Angelo est un magnifique compliment.

Baptiste Vignol

Branduardi chante Va où le vent te mène au Grand Échiquier
Branduardi chante Le cerisier au Grand Échiquier
Branduardi chante À la foire de l'Est au Grand Échiquier
Branduardi chante La Demoiselle au Grand Échiquier
Angelo Branduardi et Ivry Gitlis au Grand Échiquier
Angelo Branduardi chante L'ami oublié au Grand Échiquier

Le plus récent disque d'Angelo Branduardi, sorti en 2011:


Les charognards


Renaud va mal assurent certains de ses «proches» qui depuis des décennies s'accrochent à son bandana pour un peu de lumière. Renaud va mal, c'est vrai, assez pour que Le Parisien dépêche un «journaliste» à La Closerie des Lilas constater l'étendue des dégâts. Triste évolution d'un journal populaire qui frise maintenant la presse de caniveau. Qu'Emmanuel Marolle torche un papier lamentable sur un chanteur hors promo qui n'a rien à vendre et affirme n'avoir rien à dire, ne saurait surprendre puisque Marolle n'en pince que pour les people, ne connaît rien à la chanson et se fiche donc bien de ce qu'il écrit. Regrettons que ce soit la réputation de son employeur qu'il malmène. Qu'il indique aux lecteurs du Parisien l'endroit exact où trouver Renaud laisse à penser que pour ameuter les charognards, il donnerait le numéro de téléphone du chanteur, s'il l'avait. Le procédé effraie. Mais qu'il n'ait pas le cran de demander à Renaud la permission de le photographier et publie un cliché volé digne de la presse la plus putassière est significatif de l'élégance du personnage... Lui qui signe son article «Déconne pas Renaud», démarquant platement «Déconne pas Manu/ Y a des larmes plein ta bière», ne mérite qu'une réponse: Casse-toi Marolle, et marche à l'ombre!

Baptiste Vignol

Murat pommadé sans honte


Est-ce rationnel d'aimer la chanson française tout en supportant (d'après l'anglais to support) Jean-Louis Murat bien que lui la déteste? «À part Camille, c'est mauvais...» assène-t-il dans les Inrockuptibles (2/11/2011). Comment - et pourquoi - célébrer un maître critiqueur dont le discours officiel, celui des interviews, consiste à débiner la variété? L'écouter, la chanson, ce serait manquer de goût, de finesse, se contenter d'idoles trop prudentes, artificielles et prévisibles jusque dans leur engagement, «des nullards» en somme sans relief ni consistance. «La musique de Biolay [qui venait de se déclarer en faveur de François Hollande dans la primaire socialiste] c’est une musique à la con. [...] L’artiste engagé est une méga-pute. Souvent réactionnaire. Du "c’était mieux avant". Biolay, musicalement, fait du Gainsbourg et donc implicitement il dit c’était mieux avant. OK, merci les mecs, merci pour les gens qui font de la musique maintenant» (Marianne2, octobre 2011). Comme Murat flingue tous azimuts, il n'épargne pas les musiciens de studio qu'il voit, en France, pas mieux que des fonctionnaires accrochés à leurs horaires, les patrons de labels, à côté de la plaque, les journalistes musicaux, forcément incultes, le public, grégaire... Tout un écosystème, toute une caravane qui, parce qu'elle n'a pas su passer l'étape des cabarets après les années 50 - l'âge d'or de la chanson française, quand elle rayonnait sur le pont des arts via Piaf, Montand, Chevalier, Trenet, Salvador, Gréco ou Sablon-, souffre une cruelle défaillance face au vent anglo-saxon qui tout emporte depuis 1960. Ce que dépeint Camille sur ILO VEYOU (2011): «La Chine excelle dans le textile/ La Thaïlande, dans les grains de riz/ Le Japon fait des automobiles/ Et les US, du RNB/ [...] La France, la France ? Des photocopies» (La France).

Si les chansons de Murat dépassent sa mauvaise réputation, c’est qu’elles ne prennent pas la pose, ne font aucune concession ni ne se vautrent sous quelque gimmick de convenance. « Pas d’arrangements chiadés [chez Murat], pas de violons, ni de flonflons, pas de manières petites bourgeoises » (les Inrocks) notait déjà Stéphane Deschamps à propos de PARFUM D’ACACIA AU JARDIN (2004).

Au critérium de la chanson de charme, sexuée, souffreteuse et crottée, Murat court tout seul, avec trois atouts sous le pied qui lui permettent par tous temps et sans équipiers de franchir en tête la ligne d'arrivée.

Sa voix d'abord, qui peut se faire caressante.

Son vécu ensuite, visiblement nourri de lectures, de voyages, de paysages contemplés, de souvenirs dont s'imprègnent subtilement ses textes et jettent des passerelles imprévues vers la poésie de Baudelaire (CHARLES ET LÉO, 2007), le répertoire de Béranger (1829, 2005), le salon de Mme Deshoulières (MADAME DESHOULIÈRES, 2001).

Son désir enfin d'échapper à la loi du single, de ne pas torcher le «gros tchube» cher à Valéry « knockout » Zeitoun, quand il pourrait en faire des pots de confiture. «Entre les putes et les camionneurs, affirme-t-il, il y a le chanteur, son côté putassier, ce travail acharné pour faire des tubes - le tube étant pour moi la définition même du mensonge qui a l'air vrai. Comme cette jeune dame qui s'appelle Zaz et qui chante un tube [Je veux] que les enfants chantaient à la maison avant que je ne l'interdise, c'est la chanson la plus opportuniste du XXIème siècle» (Serge n°7). Point de hit donc, même si la mélodie, dont on sait qu'elle fait le succès d'une chanson, s'en approche parfois. Mais au dernier moment, Murat s'esquive, brise l'élan, s'extrait du toboggan, se jette dans le fossé, comme par une connivence qui le lierait à son public, lequel pourtant n'attend plus que ça, que Murat nous refasse le coup de la chanson d'amour p(r)op(re) et calibrée, qu'il nous berce encore d'«amours débutantes», d'«anges déchus», de «sentiment nouveau», perles indémodables bien que nappées de synthé.

La dernière cuvée JLM s'intitule GRAND LIÈVRE. Grand lièvre ? Serge Levaillant n'y va pas par quatre chemins : «Je ne vous demanderai pas pourquoi. Les chansons suffisent!» (Sous les étoiles exactement, France inter, 4 novembre 2011) Voilà comment se goûte Murat, en se laissant avaler par ses mots, malgré leur opacité, leur exigence, l'angoisse et la mélancolie dans lesquelles ses complaintes se camouflent. Murat ne se dévoile pas, c’est à celui qui l’écoute d’en tirer ses propres leçons.

Depuis dix ou quinze ans, les critiques le chatouillent, espérant un coup de coude assassin sur tel ou tel confrère musicien, épaississant un peu plus à coups d'articles prévisibles la caricature du provincial scrogneugneu. Levaillant, lui, pousse simplement la conversation, avançant par touche, tranquillement, avec une légèreté chaleureuse, et nous dévoile un artiste provocateur certes mais drôle (- Il faut taxer lourdement les retraités de la fonction publique qui vivent après 75 ans!; - Vous ne pensez pas un mot de ce que vous dîtes, Jean-Louis Murat), impertinent, libre et sincère dans son entreprise d'isolement («l'image épouvantable que je développe à plaisir [démontre que] je m'y prendrais autrement si je voulais séduire»), sage («écrire des chansons, c'est un privilège et pouvoir les chanter doit être un plaisir»), réfléchi, littéraire («J'aime les mots, la graphie»), mais avant tout sympathique. Un éclairage bienvenu qui rend encore plus séduisante sa production.

Tous les chanteurs du monde travaillent les mêmes thématiques, toutes les chansons d'amour racontent plus ou moins la même histoire. Celles de Murat s'imposent car elles ont du style, tordant avec panache les lieux communs, se jouent des formats, créent des brumes salutaires où s'esquissent puis surgissent des images victorieuses. Tel un Stephen Roche (Tour de France 92), ou un Agostinho, émergeant du brouillard pour l’emporter col de la Croix Morand.

Avec GRAND LIÈVRE, en série limitée, un live de Murat enregistré en avril 2010 à la Coopérative de Mai à Clermont-Ferrand. Huit titres qui donnent le tournis, et mettent le peloton des chanteurs français en activité loin, très loin derrière le dossard 63.


Baptiste Vignol


(Photo Dominique Houcmant, prise sur le blog de Pierrot, l'un des sites phares consacrés au chanteur)

Gainsbourg for ever


Des semaines qu'on annonce l'événement, que des journalistes convaincus, sans l'avoir écouté (il sortira le 14 novembre), présentent dans les gazettes l'objet comme le chef-d'œuvre de l'année, digne, forcément, du patronyme qui l'illumine. FROM GAINSBOURG TO LULU, l'acte de passage sous le bandeau du fils de Bambou et de Serge Gainsbourg dans la tribu des people. De quoi s'agit-il précisément? D'un best of des succès de Serge Gainsbourg que Lucien, dit Lulu - dont on a longtemps apprécié la réserve discrète et qu'on présente maintenant le plus sérieusement du monde comme un «compositeur français»...-, mijote à sa façon avec comme ingrédients d'exception les participations de Johnny Depp, Marianne Faithfull, Scarlett Johansson et Vanessa Paradis! De quoi émoustiller le chroniqueur mondain qui, sa coupe bue, hésite entre le rot et le pet. (Voir la définition du snobisme par S.G.*) «Ne manque que Michael Jackson, son idole absolue, lit-on dans le JDD. "S’il était vivant, je lui aurais proposé… Et je l’aurais eu [Mickael Jackson]"» affirme le jeune homme. L'aplomb des progénitures dynastiques. «Leur sécurité dans la bêtise» écrivait Flaubert.
Jamais fils de, sur son seul nom, n'avait été de la sorte élevé jusqu'au-dessus des nues. Le premier clip extrait du disque vient d'être dévoilé sur la toile : L'eau à la bouche, que Serge Gainsbourg avait écrite en 1959 pour le film éponyme de Jacques Doniol-Valcroze, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Là où l'Auteur-Compositeur déployait son art de l'interprétation, sachant jouer de sa voix, donner le ton, tirer partie d'une tessiture limitée, pour mettre en lumière un texte à l'érotisme tendu et tenir son rôle favori, celui de l'éducateur sexuel ("Je te veux confiante, je te sens captive/ Je te veux docile, je te sens craintive/ Je t'en prie ne sois pas farouche/ Quand me vient l'eau à la bouche"), Lulu, d'un chant palot, noie l'ensemble et l'expédie au galop. L'affaire serait-elle entendue? «Qui promène son chien est au bout de la laisse» disait Gainsbourg.

* Le snobisme, c'est une bulle de champagne qui hésite entre le rot et le pet.

Baptiste Vignol

L'eau à la bouche by Gainsbourg
L'eau à la bouche by Lulu

L'ascension d'Archimède


Une expo à voir à Paris: Cyprien Gaillard, prix Marcel Duchamp 2010, jusqu'en janvier 2012 à Beaubourg. Ruiniste des temps modernes, ses polaroïds de décombres nous confrontent à la rapidité de notre existence. Par chance, l'homme construit plus qu'il ne détruit, raison pour laquelle nous ne vivons pas au milieu des débris, des effondrements et des gravas.
La chanson elle aussi palpite encore de bâtisseurs. Bien sûr, l'ancêtre Johnny a toujours sa place chez le père Drucker, Maé séduit la ménagère en nasillant du sous-Palmas qui lui-même tapait dans Goldman. Effectivement, Nolwenn cartonne en breton et, tellement prévisible, Lulu reprend papa Gainsbourg, de quoi émouvoir les médias, mdr. Les monuments se fissurent, on les restaure à la va-vite à coups de TRIBUTE TO plus ou moins opportunistes. Bref, pour vendre encore un peu de disques, on mise sur une nostalgie bon marché.
Le groupe Archimède lui, avec TRAFALGAR, pourrait ranimer les playlist de ses chansons géométriques tissées d'images enjouées et de formules perspicaces ("Qu'importe que tu ne sois qu'un loser/ Sans Rolex à ton bras/ L'important, c'est ton bras!" Le Bonheur). Sans se la jouer Jean Nouvel, les frères Boisnard fabriquent de simples mais renversantes chansons, françaises, qualité France pas morte, électriques, drôles, astucieuses et pertinentes qui, plongées dans un liquide, avant de subir une poussée verticale, décrochent à l'auditeur un sourire d'approbation bien qu'elles soient assez narquoises pour lui adresser un doigt d'honneur (Les petites mains). Un album mal nommé donc puisque tout sauf désastreux.
À l'heure où les hebdos politiques font leurs "unes" sur une époque qui puerait la ruine et la fin de règne, Archimède met la main sur le rock tricolore. "Est-ce que c'est juste/ Quand on voit qui nous gouverne/ De gagner plus d'oseille/ En travaillant moins?" demande Nicolas "Liam" Boisnard, assez clairvoyant pour conclure: "[...] est-ce que je vivrai de mes rimes/ Jusqu'à la fin de mes jours?/ Ça j'en sais rien" (Est-ce que c'est juste?). Les rockeurs français eux aussi se retrouvent à poil devant la crise.

Baptiste Vignol


Des mots



L'aménorrhée? C'est l'absence de règles chez une femme en âge de procréer. Le mot vient du grec a pour privation, mên pour mois et rhein pour couler. Ils ne sont pas pléthore à pouvoir chanter cet état-là. Si l'on demandait à quelque spécialiste de la chanson française le nom du parolier ayant déjà usé du mot aménorrhée, il répondrait sûrement... Léo Ferré, Brigitte Fontaine ou Katerine en se basant sur leur amour du verbe, de l'allitération, de l'assonance et de la trouvaille musicale. Chacun de ses auteurs aurait en effet pu le placer sans chercher à paraître savant, ni tomber dans la pédanterie. Mais c'est une autre plume, Albin de la Simone, dont l'univers l'entraîne vers des trames énigmatiques, qui le fredonna pour la première fois: "Alors avec les beaux jours/ Ma marraine en aménorrhée/ Me déglace avec amour/ Et m'avale d'un trait..." (Simone, 2005)

Ainsi la chanson sert-elle parfois de révélateur, valide l’existence d’un mot, apparu récemment, ou le sort de l’oubli, lui donnant une nouvelle visibilité, élargie des seuls initiés. En 1992, Charles Trenet s’amusait d’être le premier à chanter «palimpseste» (du grec palimpsêstos «graté pour écrire de nouveau») : «Ils connaissent tout de l'Univers/ De son endroit de son envers/ Changeant en un grand palimpseste/ La voûte céleste » (Les intellectuels). Dans L’Immoraliste, quatre-vingt-dix ans auparavant, Gide écrivait : «Et je me comparais aux palimpsestes; je goûtais la joie du savant qui, sous les écritures plus récentes, découvre sur un même papier un texte très ancien infiniment plus précieux. »

Les exemples de paroliers lettrés foisonnent, mais nul mieux que Renaud, depuis 1975, n’a su tirer bénéfice des mots inusités. Et l’orpailleur de la chanson de ressusciter l’expression argotique «en cloque» utilisée par Céline dans Mort à créditNotre terreur c’était la Mésange, qu’elle se fasse foutre en cloque un beau jour par un de ces arsouilles!... » 1936), de populariser «morgane de toi» dénichée on ne sait trop où et de refiler un coup de jeune au verlan avec Laisse béton (1977).

Grâce à Colonel j’ai 16 ans adressée récemment, via l'Internet (150.000 vues), comme une réponse au tube Aurélie de l’auto-proclamé Colonel Reyel, Benny B 2011, la chanteuse Jeanne Cherhal a gagné pour l’éternité le privilège d’avoir dépucelé ces termes issus de l’argot des banlieues : «bolos» (victime, bouffon ou client au sens de consommateur de cannabis), «cas soce» (littéralement cas social) et l’expression «la faire à l’envers» (arnaquer, bluffer, dissimuler ou cacher quelque chose à quelqu’un) balancée tous azimuts dans l’émission Secret Story (TF1), véritable amplificateur des nouveautés langagières, par ailleurs relevées par le sociologue Marwan Mohammed dans son essai La formation des bandes – Entre la famille, l’école et la rue (PUF, 2011).

Un détail qui, dans les livres d’histoire de la chansonnette hexagonale, surpassera le buzz occasionné par la riposte cherhalienne, laquelle, enfin, suggérait également, via le mot «bulot»J’ai trouvé un boulot/ À la pêche aux bulots») un clin d’œil à Vincent Baguian, le premier à stigmatiser les propos du titre Aurélie : «On ne s’attaque pas à sujets aussi graves que l’avortement ou la maternité à 16 ans, quand on la capacité d’analyse d’un bulot. »


Baptiste Vignol

"Pas mal"


De la honte d'être invité chez Laurent Ruquier malgré soi

par Vincent Baguian


Il y a quelques temps de cela, un ami m’appelle tout content, pour me signaler que je viens de passer dans l’émission de Laurent Ruquier, On n’est pas couché. Ça m’étonnerait beaucoup ai-je vite fait de lui répondre. Le syndrome de la maladie d’Alzheimer n’a pas encore été diagnostiqué chez moi. Je n’ai jamais été invité dans aucune émission de Ruquier, pour aucun de mes 4 albums, ni pour les disques que j’ai pu enregistrer au profit de l’association Sol en Si, ni pour les textes de Mozart l’Opera Rock coécrits avec Dove Attia, ni pour autre chose, jamais pour rien, alors…
Si, si, il a parlé de toi et il t’a même montré à l’écran m’assure in petto cet amical ami. Du reste je t’envoie le lien internet ou tu pourras découvrir tout cela de tes propres yeux. Des yeux qui servent à pleurer quand on se sent humilié. Et des oreilles obligées d’entendre car n’étant pas dotées de paupières qui se ferment de honte.
Oui, j’étais effectivement trahi dans cette émission. L’invité en plateau était Colonel Reyel. Et en guise d’hommage à ma carrière, pour mon premier passage dans son show télé, Laurent Ruquier décidait de faire savoir en mon absence à quelques millions de spectateurs, ainsi qu’à ce pauvre Colonel, un peu du mal que j’avais écrit sur lui. Voilà donc mon « fait » de gloire ? Oui, j’avais ma photo sur le plateau de Ruquier pour avoir déclaré sur un blog personnel que, dans ses textes, « Colonel Reyel avait la capacité d’analyse d’un bulot ».
Laurent Ruquier qui aime certainement la télévision autant que lui même, imagine sans doute qu’être cité dans l’une de ses émissions est un honneur dont je devrais lui rendre grâce. C’est exactement l’inverse. Et si jamais cet article, comme le précédent, venait à sa connaissance, je ne veux pas rater l’occasion de l’informer de l’humiliation qu’il m’infligeât. Puisque le discernement du présentateur vedette semble altéré par la lumière aveuglante des projecteurs, voici la réaction d’un homme ordinaire..
Premièrement : Je n’ai rien déclaré à la presse, à l’inverse de ce vous avez affirmé. Je m’étais contenté d’écrire un article sur mon blog. Je réserve mes petites chroniques à mes amis virtuels. Je pense en artisan et je vous laisse le lynchage médiatique à grande échelle. Je n’ai pas besoin de faire d’audience, cela me laisse le loisir d’une certaine élégance. Si vous aimez dire en face aux artistes que vous n’aimez pas leur travail, volez de vos propres mots.
Deuxièmement : À la télé on peut trouver percutant d’isoler la petite phrase qui fait mouche. Mais réduire mon raisonnement au fait que j’accuse Reyel d’avoir une analyse de bulot, c’est me faire penser moi même comme une moule. Et je déteste que l’on puisse me prêter si peu d’esprit quand je me donne tant de mal, y compris pour respecter celui que je critique.
Troisièmement : Laisser Reyel ( au nom de la notoriété qui a plus de valeur que tout à la télévision ) s’enorgueillir du fait que je le connaisse alors qu’il ne me connait pas, quelle vexation. Si j’avais pu au moins lui répondre de vive voix qu’il suffisait de parcourir ses textes pour obtenir la certitude que je n’étais pas le seul auteur qui manquait à sa connaissance… Mais non, vexation supplémentaire, il a fallu vous entendre commenter «Vous devriez écouter, Baguian, c’est pas mal». Oh ! Merci cher animateur ! Savez-vous combien je me serais mille fois mieux accommodé de votre désintérêt persistant à mon endroit plutôt que de ce petit « pet médiatique ».
Quatrièmement : Vous devriez engager en matière de chanson des chroniqueuses bien plus éclairées. Elles auraient dit à peu près ce que j’avais écrit pour servir le débat et la tenue de votre rubrique aurait été plus digne que le verbiage informe qu’elles nous servirent. Si la compétence ne vous effraye pas et ne dessert pas vos enjeux commerciaux, je peux vous indiquer des noms.
Pour finir : Je vous dois désormais d’être contacté par certains de vos collègues. Ils aimeraient me voir balancer dans le petit écran sur ce Colonel. Au lieu de parler de tout ce que j’aurais pu faire de bien, ils attendent de moi tout le mal que je pourrais éventuellement dire. C’est grâce à vous que je déteste que l’on s’intéresse à moi pour de telles raisons. Si par hasard on me contactait également pour commenter l’article que je viens d’écrire et qui vous met en cause, l’idée d’accepter pour vous renvoyer la balle de l’humiliation sera tentante.
Vincent Baguian

Ici la vidéo (à 11 min 15)

Robi superglu

Chloé Robineau, alias Robi. Son premier EP sortira au mois d'octobre. Un album bref et perturbant. Remarquée par les Inrockuptibles, la parisienne, d'essence mascarine, concourt aux Inrockslab de septembre. Les votes sont en cours; n'hésitez pas, c'est ici.
Les titres superglu de Robi donnent envie de la connaître. Elle répond donc à quelques questions naïves nées pendant l'écoute d'un six-titres carrément novateur. Robi ? La meilleure chose qui soit arrivée à la chanson française en cette année 2011.


"Je te tue, je te tue, je te... tu es mort" (Je te tue). Dès l'entame de ce morceau d'ouverture, l'auditeur se dit avoir rarement entendu ce genre de musique, moite et sexy, chantée en français. Robi, d'où venez-vous?

Robi - Passée la petite enfance en Afrique, je vis à la Réunion où ne parviennent à moi d'où je suis, via longues ondes, que des produits tout faits et des succès de masse. Alors comme je ne m'y reconnais pas du tout, je m'enferme avec Brel, Brassens, Barbara, Ferré et Ferrat dans un dérisoire, délicieux et pathétique sentiment de supériorité. Je me sens subversive. À l'époque je lis. Je lis beaucoup. Au point d'à peine me rendre compte que je m'ennuie un peu. Il manque quelque chose. Et je ne sais rien de rien. Rien du rock alternatif, rien de la cold wave, rien du trip hop, des néo romantiques, de la scène indé. Rien. L'époque me passe au travers. Puis Paris l'attendue, le choc, la peur, le mouvement, les codes, l’incompréhension, l'hiver, le tourbillon.... Et là, la partie consciente de moi-même se sclérose et se replie sur ce qu'elle sait et rejette l'inconnu. Quand l'autre, dans l'hombre, s'en repait, insatiable et silencieuse ... Je passe donc des années dans l'ignorance de moi-même à essayer d'être ce que je ne suis déjà plus: j'écris, je chante, en pure perte, à la recherche du passé béni et sacré des anciens. Les vrais. Les purs. Et je fais un premier album auto-produit, grâce à un ami, mais trop tôt. Ce beau projet avec de belles personnes ne sera finalement qu'une caricature assez naïve. Pourtant j'ai bien des choses en tête qui m'obsèdent de plus en plus pressamment. Des bruits, des rythmes, des mélodies, des souffles de l'enfance mais je ne sais pas les traduire, je ne sais pas les dire et les vouloir. Je n'ai pas les références. Alors je confie le soin de ma musique à d'autres, brillants, nombreux, je cherche, je cherche longtemps et en vain celui qui... Voilà. Et un jour je rencontre Jeff Hallam. Il entend ce que je ne sais pas bien lui raconter et à force de comprendre il me pousse, m'accompagne et me décide: à moi maintenant de faire ma musique et fi des références, lui les a pour moi. Je découvre que mes obsessions ont des noms et un sens et je construis enfin le pont entre l'Afrique, les battements, la moiteur âpre de mon enfance, le classicisme, les mélodies, pures et rebelles, de mon adolescence et la culture anglo-saxone puissante et précise, riche, découverte et aimée sur le tard... jeune adulte. Et j'ai enfin l'impression de m'être trouvée. Ou retrouvée. Voilà d'où je viens. Du rythme et des mots et du temps... Beaucoup de temps.


(Robi & Jeff Hallam)

L'entêtant Chéri chéri, deuxième morceau du CD, sonne comme un tourbillon hypnotique. Robi, chez vous, qu'écoutez-vous?

- Pour tout dire, je n'écoute presque rien ou du moins trop peu de choses. J'en suis consciente, confuse et honteuse mais je vis avec un constant brouhaha de sons et de mots dans la tête. Je chantonne, je annone, je siffle, je tape du pied et des mains, je recommence... Je ne connais pas le silence. Et le reste du temps j'allume la radio. Quand j'écoute de la musique, c'est celle qu'on me prescrit et j'ai d'excellents conseillers. En ce moment je me régale de Arlt, Baxter Dury, Dominique A encore et encore, Bill Calahan et d'autres.

Dans un précédent entretien sur ce blog, le chanteur Benoît Dorémus racontait avoir écrit Paris (la meilleure chanson de son deuxième album, 2020) parce que vous l'y aviez poussé. Le milieu de la chanson ne vous est pas étranger, vous en fréquentez des figures. Vous avez par exemple programmé à La Réunion au mois de mai 2011 deux soirées sous les étoiles avec JP Nataf, Arlt, Bertrand Belin, Alexandre Varlet, tous chouchoutés par la presse spécialisée. Ces artistes-là vous ont-ils encouragé à passer le pas, ou bien avez-vous travaillé en "secret" avec Jeff Hallam?

- Benoît n'arrivait pas à avancer sur cette idée qui l'obsédait, une chanson sur Paris. Tout le monde l'a fait, c'est un exercice difficile. Alors nous nous sommes lancé un défi, le premier de nous deux qui aurait fini la sienne. Il m'a appelée deux jours après. Il avait gagné. Et c'est effectivement une chanson très belle et très forte.
Par contre non, sur mon projet, je n'ai travaillé en interaction qu'avec Jeff, nous avons pensé les arrangements, les ambiances, seuls et en autarcie, dans le plus grand silence. C'était une façon d'être sûre d'aller jusqu'au bout de mes envies, pleinement et sans influences. Le seul qui ait eu accès aux différentes étapes du processus et qui l'ai accompagné, c'est mon compagnon, Frank Loriou, photographe, graphiste et épris de musique. Il est un miroir exigeant,très précieux. Il ne me laisse jamais de repos et je dois énormément à son énergie et à son talent.

"Ce rivage inconnu, mon visage bête et nu, où tu n'as fait qu'escale / Par où tous et tout passe, là où s'ouvre le sas, mon canal lacrymal". C'est bon où ça fait mal confirme le côté ovni du projet, parfaitement maîtrisé, riche de textes élégamment hantés mais hyper accessibles. Vous avez le don d'imposer, en des chansons d'à peine trois minutes, un univers étonnamment précis auquel on adhère aussitôt. Aussi, aurait-on l'impression d'écouter la bande son d'un film !

- Vous l'aurez compris, je n'ai pas une très grande culture autre que littéraire. Et encore. Je lis mal et de tout, comme une enfant. Et c'est un peu pareil pour le cinéma et la musique. J'ai la grande chance (je me la dois peut être ceci dit) d'être bien entourée et de bénéficier de l'immense curiosité et culture de mes amis et de mes proches. Je prends mon plaisir désordonné où il est, maladroitement et au hasard des rencontres et je suis davantage sûre de ce que je ne veux pas, de ce que je n'aime pas que de ce que j'aime. Enfin non, je ne sais pas... C'est peut être un snobisme d'autodidacte que de vous dire ça. Non non, je mens. Et je n'ai pas répondu à la question.


"Brûle dans mes veines, je redeviens africaine" (Africaine), chanson physique, haletante...

- Les Afriques oui. L’Afrique. Réelle et imaginaire. Je ne suis pas sûre de ce que je me souviens d'elle, je l'ai quittée à dix ans. Mais elle m'habite plus que je ne l'ai habitée. Car les enfants traversent les choses. Mais les choses en retour les traversent pour longtemps. C'est d'elle que me vient ma musique, son rythme, qui en dit plus que je ne saurais le faire. Du moins c'est ce qu'il me reste d'elle ou l'idée que je m'en fais. Mais les notes, elles, non; les mélodies sont occidentales. C'est étrange.

Les Fleurs évoquera forcément aux fans de Marlène Qui peut dire où vont les fleurs du temps qui passe?. Ta peur est un duo à l'érotisme ambigu. Le tout fait de vous, en 6 titres, une artiste singulière repérée par les Inrocks qui vous classe entre Portishead, John Parish et Dominique A.

- Cela me fait grand plaisir. Ça me touche beaucoup que mon travail commence à séduire quelques personnes quand je cesse moi, enfin, d'avoir peur de ce qu'on pensera de lui.... C'est une joie, apparemment partagée, qui durera un peu j'espère.

Pourquoi proposer six titres uniquement?

- Je voulais aller jusqu'au bout, creuser mon sillon, prendre le temps nécessaire de la recherche et de l'impasse. De la chance et de la volonté. Je voulais pousser l'expérience très loin après des années à n'enregistrer que des maquettes... Et ce n'était tout simplement pas possible avec nos moyens sur un album complet. Ceci dit, ce n'est pas l'unique raison de ce choix. La musique ne s'écoute plus de la même façon, les gens changent et bougent avec elle. Un EP ou un mini album correspond mieux à la manière dont moi même je la vis. Je n'ai jamais eu peur des formats courts et de la répétition, c'est d'ailleurs pour cette raison, entre autre, que je fais de la chanson. Ou que je ne fais pas autre chose.

(Photos Frank Loriou)
(entretien Baptiste Vignol)


L'empreinte de Cora Vaucaire


S'il fallait mettre en lumière cinq fleurs du grand bouquet des chanteuses qui décore l'autel de la Variété francophone, pour ce que le mot «interprète» suppose de grâce, d'intelligence, de profondeur théâtrale, de charisme en somme, on penserait évidemment à Édith Piaf, Juliette Gréco, Barbara, Diane Dufresne... et ce serait grossier que d'oublier de ce quintette majeur Cora Vaucaire, décédée le 17 septembre 2011 à l'âge de 93 ans. Cora Vaucaire chantait sur du velours, son art semblait la faire flotter sur les mots de Prévert, dont elle créa Les Feuilles mortes en 1945, d'Aragon, de Trenet, de Ferré, de Mireille, de Fanon (L'écharpe devenant avec elle l'une des plus belles pièces qui soient, à tel point que le quatrain "Si je porte à mon cou/ En souvenir de toi/ Cette écharpe de soie/ Que tu portais chez nous [...]" illustre la définition du mot dans le Dictionnaire Culturel en 4 volumes d'Alain Rey)...
En 1997, pour fêter ses 80 ans, la «Dame blanche» fit un tour de chant triomphal à la Comédie des Champs Élysées. Triomphal car une semaine durant, la salle était pleine comme un œuf et se levait pour acclamer cette incomparable diseuse, subtile, moderne, merveilleusement élégante. L'un des concerts les plus «forts» qu'il m'ait été donné de voir, avec ceux de Charles Trenet au théâtre du Châtelet (1988), de Lhasa au Grand Rex (2004), de Björk à la Mutualité (1997) et de Bruce Springsteen seul à la guitare au Zénith de Paris (1996).
L'enregistrement public CORA VAUCAIRE AU THÉÂTRE DE LA VILLE paru en 1975 chez Jacques Canetti est un album indispensable à toute discothèque digne de ce nom.

Baptiste Vignol

Jacno surrender


Une gueule. Comme on en taillait à l'aube des années 80, de petite frappe ambiguë, dans l'ombre tutélaire et christique du Delon de Rocco : Axel Bauer, Étienne Daho, Daniel Darc et Jacno.
Un groupe punk avec Elli Medeiros, les Stinky Toys, qui gueulait en anglais, juste et vent debout, trente ans avant Izia. Novateur.
Un chef-d'œuvre révolutionnaire, fondateur de l'électro minimale: Rectangle (#14 en juillet 80).
Un tube indémodable pour une Lio irrésistible dans la félinité de ses 18 ans - et dont le seul souvenir donnerait un coup de vieux à toutes les minettes plus ou moins délurées de la planète pop [regardez plutôt...]: Amoureux solitaires (#1 en novembre 80), adaptation méconnaissable d'un morceau des Stinky, Lonely lovers (1977). Son vœu moderne et cristallin, six mois avant mai 81: "Que nos vies aient l'air d'un film parfait!"
Trois 33 tours désinvoltes et un succès miniature (Main dans la main, #30 en octobre 80) sous le nom d'Elli & Jacno, tandem divin, romantique et racé, précurseur du regretté Niagara de Muriel Moreno et Daniel Chenevez.
Des productions pour Daho (MYTHOMANE, 1981), Jacques Higelin (TOMBÉ DU CIEL, 1988), puis quelques albums solo jusqu'à TANT DE TEMPS (2006), dont le tendre T'ES LOIN, T'ES PRÈS (1988), empreint de l'être aimé, l'actrice aux grands yeux bleus Pauline Lafont, qui mourrait tragiquement en août 1988.
Telle fut la trajectoire de Denis Quilliard, alias Jacno, stoppée en novembre 2009.
Une carrière mal connue du grand public mais dont un beau disque de reprises, JACNO FUTURE (2011), met en lumière les chansons phares d'un auteur-compositeur-interprète finalement desservi par une voix transparente. Mus par une authentique estime, Dominique A (Je t'aime tant), Benjamin Biolay & Chiara Mastroianni (D'une rive à l'autre), Jacques Higelin (Mauvaise humeur), Katerine (Rectangle), Miossec (J'ai triste), Christophe (Je viens d'ailleurs), Alex Beaupain (Tes grands yeux bleus) rendent à des titres menacés par l'oubli un tribut éclatant. Classe.


Baptiste Vignol

Eddy le humble


Deux pages dans les Inrocks (n°822), le portrait de Libé (1/9/2011)... Eddy Mitchell est partout. L'ancienne idole des yé-yé, définitivement respectée. Rien de scandaleux là-dedans. Eddy le humble, dont on dit même qu'il aurait refusé de confier ses cahiers d'écriture aux éditions Textuel pour un recueil de manuscrits, se voyant mal trôner entre Les Manuscrits de Georges Brassens et ceux de Nougaro. Car Eddy modère: «Attention, ce n’est que de la chanson. Et puis c’est putassier une chanson, c’est fait pour attraper des gens en trois minutes». Lui qui, textuellement parlant, est une gâchette hors-pair, refuse, sans fausse modestie, d'être «mis sur un piédestal : les pigeons vous chient dessus». Bien vu. Eddy qui balance : «La jeune chanson française, tellement loin de Bashung [qu'il a connu, rappelle-t-il, "quand il imitait Tom Jones et qu'il était produit par Dick Rivers"], m’emmerde. Ça me rappelle la TSF de mes parents.» Cruel et rock. Mais Eddy, le lecteur, lui, se hasarde: «[Maupassant], c’est d’une telle méchanceté que c’est d’aujourd’hui. Flaubert, c’est de la branlette et Zola, c’est prise de tête. Mais Maupassant, c’est bien campé, ça va à l’essentiel, c’est clair, c’est du Chandler.» Là, c'est Schmoll qui tourne (bête et) méchant. «Il ne faut pas toucher aux idoles : la dorure en reste aux mains» lit-on dans Madame Bovary. Que Claude Moine, malgré son formidable talent de parolier, écrive déjà comme Flaubert ou Zola, ce ne sera pas mal !

Baptiste Vignol

Le parterre et le paradis


Il faut zieuter W9 et ses clips qui tournent en rond pour tomber sur la plus belle chanson de l'été : L'Envers du paradis. Une chanson lumineuse qu'aurait pu chanter Étienne Daho période POUR NOS VIES MARTIENNES (1988) et qui dès lors aurait fait l'unanimité. Sauf qu'à la place du dandy de la variété, et l'on y perd rien au change, l'interprète s'appelle Jenifer. Jenifer Bartoli, niçoise de naissance, dont on s'est tant moquée parce qu'elle fut la première à gagner Star Académy, qu'on n'a jamais voulu prendre au sérieux, s'avère ici, sous son visage inca, d'une justesse miraculeuse.
À découvrir cette vidéo où, invitée sur NRJ par Nikos Aliagas (qui ne trouve rien de plus malin que de jouer au photographe, ce désir imbécile de toujours vouloir se distinguer...), Jenifer, devant un parterre trop assis de fans paparazzi, interprète en direct et sans faire de tralalas L'Envers du paradis, les yeux fermés, toute seule avec sa chanson. L'essentiel n'est pas d'avoir des émotions, ce qui est à la portée de chacun, mais de les provoquer, ce qui est un art. L'éclosion d'une artiste est toujours un moment délicieux.

Baptiste Vignol


L'autoportrait d'Allain Leprest


Non, Allain Leprest n'était pas Rimbaud comme on peut le lire ici ou là. Telle comparaison, facile et surfaite, l'aurait d'ailleurs énervé, lui qui l'avait chanté, le poète (Rimbaud), sur une musique de Francis Lai: "Y en a qui diront qu'ça fait plus coquet,/ Quand on a tout dit, d'partir avant les/ Ratures/ Que d'dans comme dehors, on reste sur Terre/ Qu'après tout, on n'a qu'l'âge de ses artères/ Arthur/ T'avoueras quand même qu'c'est pas des manières/ D'partir en laissant la moitié d'un verre/ D'absinthe/ Et pis d'enfanter une génération/ En laissant la mère, sans rien, sans pognon/ Enceinte."
Allain Leprest était plus simplement un grandiose parolier doublé d'un interprète à fleur de peau pour lequel avaient composé Richard Galliano, Romain Didier, Jean Ferrat, Gilbert Laffaille, Kent, Gérard Pierron, Yves Duteil, Étienne Goupil, etc., mais dont les disques, hélas, pêchaient par une réalisation pâlichonne. J'avais eu la chance de l'approcher en 1996 sur le plateau de La Chance aux chansons où je venais d'être embauché. Pascal Sevran, malgré d'insupportables tares, aimait assez la ritournelle pour être le seul homme de télévision à tendre un micro à Leprest. L'occasion de constater qu'en 96, certains disaient déjà d'Allain Leprest qu'il était "le plus grand de sa génération". (Leprest chante, parle et c'est ici) Les soi-disant "spécialistes" de la chanson qui ne lui ont jamais consacré de portrait sont sans excuse et devraient rendre leur tablier.
Alors que quinze ans plus tard, par courrier, je lui demandai quelles étaient ses dix chansons préférées, celles qu'il aurait aimé écrire en somme, voilà ce qu'il me répondait - ces deux pages, toutes d'humilité, faisant peut-être son plus authentique portrait.


(Cliquer sur l'image pour zoomer)

Il n'avait que 57 ans et encore probablement des dizaines de couplets dans la manche. La mort d'Allain Leprest est donc une perte tragique pour la chanson française.

Baptiste Vignol

Benjamin Locoge, décidément


Dans un entretien paru dans Paris Match (du 4 au 10 août 2011), Eddy Mitchell explique avoir été le premier chanteur français au début des années 70 à glisser dans ses couplets des thèmes sociaux ordinaires tandis qu'un Chuck Berry par exemple, et depuis fort longtemps, «parlait dans ses chansons aussi bien d'histoires de cul, de bagnoles que de choses de tous les jours. En France, il n'y avait rien dans ce genre-là.». Forcément, et sans vouloir contredire le crooner, on pense à Michel Delpech qui se singularisait par la même approche textuelle. Benjamin Locoge, lui, qui visiblement veut toujours avoir le dernier mot, mais ne semble pas connaître le répertoire de Delpech, nuance mal à propos:
-Il y avait Étienne Roda-Gil...
Et pourquoi pas Michel Jourdan*, Benjamin?
Ce bon Locoge serait-il donc le seul à décrypter dans les textes du parolier de Julien Clerc et d'Angelo Branduardi une lecture sociétale propre aux seventies?
Par ailleurs, Mitchell clôt l'entretien avec ce constat adressé aux patrons de labels : «Les disques faits dans les caves, franchement, ça n'a jamais fait rêver. Les maisons de disques sont devenues frileuses. Pour elles aujourd'hui, moins un disque coûte cher, meilleur il est. Mais elles ont tort car, pour avoir de la création, il faut du pognon. C'est aussi simple que ça.»

*Michel Jourdan, auteur de l'essentiel des succès de Mike Brant.

Vous avez dit «Franco»Folies?


Sur son blog, Norbert Gabriel s'émeut que le festival des Francos ait programmé pour la soirée du 14 juillet 2011 place Saint-Jean d'Acre des artistes chantant en anglais. Bien sûr on pourrait aisément se dire qu'il vaut toujours mieux écouter Revolver, Yodelice ou Izia massacrer la langue de McCartney que Zaz ou Christophe Maé miauler en français... Mais Vincent Baguian qui voit juste rectifie : «Ça devient du vol d'avoir pour nom "Francofolies", ils n'ont qu'à s'appeler "Les Folies de la Rochelle"! Il en est de même des chanteurs français que de la condition féminine. L'égalité existera quand on admettra des incompétents à des postes enviés.» C'est bien vu, et à lire ici puisque certains débats qui pourraient paraître d'arrière-garde méritent d'être tenus.

Avec un B comme Baguian


Dans Voici (du 6 au 12 août 2011), Fabienne Hauchart, pourtant critique avisée de la variété, interroge Colonel Reyel, dont trois morceaux affichent 120 millions de vues sur internet! «Tu as beaucoup de détracteurs concernant tes paroles, notamment Vincent Baguian, l'un des paroliers de Florent Pagny, qui écrit que tu as "l'analyse d'un bulot"» s'amuse la journaliste. Oui, Fabienne, sauf que Vincent Baguian (qui a consacré ici-même un article lumineux sur Aurélie, l'un des tubes du dit Colonel) n'est pas que le parolier d'un titre de Florent Pagny - et d'une quinzaine de chansons de Mozart, l'Opéra rock -, il est d'abord l'auteur-compositeur de trois albums honorés par l'Académie Charles Cros. Dès lors, que le Colonel réponde «je suis flatté qu'il me connaisse mais moi, je ne connais pas ce monsieur» n'est guère étonnant.

L comme


À la lettre L de l'alphabet de la variété française, il y a légion de chanteuses à initiale et prénoms. L, Lise, Loane, Luce... Laquelle louer? L, pour son admirable et ferréenne Petite ? Loane, dont les 4 premiers titres du deuxième album LE LENDEMAIN (On s'en fout, Boby, Rien de commun, Parfum de fille) laissent penser à qui le découvre qu'il tient là l'un des disques pop de l'année? Luce? Qu'il faudra bien écouter, tôt ou tard... Ou Lise, vocalement la plus «facile» comme on dit d'un tennisman quand il transpire le talent? Une chanson de Lise à s'offrir en priorité? La vénéneuse C'est doux. «C'est vrai que c'est pas triste/ De suivre le jeu de pistes/ De tes veines sous la peau...» Aurait-on gagné là une héritière de Barbara?

Oh! Les beaux titres


Comme l'on prénomme un enfant, les poèmes, livres et chansons reçoivent un nom, qu'on appelle, noblesse oblige, titre. C'est important un titre. Réussi, il sera comme une porte qu'on a envie d'ouvrir, une invite, une œillade. Tout commence par le titre. Brassens, Trenet, Brel, Barbara, Renaud, Souchon en sont des spécialistes. Rayon littérature, Françoise Sagan en était une orfèvre qui les piochait dans l'œuvre d'Éluard («Adieu tristesse/ Bonjour tristesse/ Tu es inscrite dans les lignes du plafond...» La Vie immédiate; «Et je la vois et je la perds et je subis/ Ma douleur, comme un peu de soleil dans l'eau froide...» Vivre ici), de Racine («Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous/ Seigneur, que tant de mers me séparent de vous...» Bérénice, acte V, scène 4), de Baudelaire («J'aime les nuages... les nuages qui passent... Là-bas... Là-bas... les merveilleux nuages...» L'étranger) et avait fait de sa bibliographie une poésie.
La liste des titres du prochain Jean-Louis Murat dévoilée le 25 juillet 2011 par Libération (Les rouges souliers, La lettre de la Pampa, Le champion espagnol, Il faut vendre les prés, Haut Arverne, Je voudrais me perdre de vue, Sans pitié pour le cheval, Rémi est mort ainsi, etc.) met l'eau à la bouche. Le chevalier Murat serait-il vraiment de retour? Réponse en octobre.

Reprendre Enrico


Question titres, Benjamin Biolay n'est pas un cave non plus. Son dernier album sorti dans la foulée du film de Katia Lewkowicz «Pourquoi tu pleures?» dans lequel le chanteur se révèle être le nouvel Yves Montand, aussi crédible en studio qu'à l'écran, n'est pas qu'une parenthèse dans sa discographie. Il contient quelques chansons originales qu'un Murat, qu'un Miossec n'auraient pas reniées (Pas la forme; Le bonheur, mon cul; L'amour à mes pieds). Agaçant Biolay, trop «facile» et bluffant quand il reprend Macias (Reste-moi fidèle) et Dario "Cole" Moreno (C'est magnifique). Au fait, qu'en pense Benjamin Locoge?

Baptiste Vignol

Bleu Baer

Quand on l’interroge, Julien Baer ne s’éparpille pas. À questions longues, réponses millimétrées. Auteur depuis 1997 de quatre albums indispensables quoi qu’incompréhensiblement méconnus, celui que certains considèrent que “le plus doué de tous les songwriters français ayant franchi la porte d’un studio au cours des quinze dernières années” (Ch.Conte, Les Inrockuptibles) répond ici à quelques questions naïves nées pendant l’écoute des 16 chansons regroupées sur la compilation au titre éloquent DRÔLE DE SITUATION 1997-2011.


Dans le livret documenté de votre “best of”, vous expliquez que Le monde s’écroule (1997) est votre première chanson écrite en français. Y en aurait-il eu d’autres avant celle-là, écrites “en étranger” comme disait Pascal Sevran?

Julien Baer - J’avais placé une petite annonce dans un magazine pour expatriés anglophones à Paris. Là, j’avais rencontré deux paroliers anglais et composé quelques chansons avec eux. J’étais rempli du secret espoir d’un tube mondial !

Que sont devenues ces chansons?

- Rien !

Ce qui frappe dans vos chansons, c’est la référence au voyage, à cette fameuse soif du “partir” qu’évoquait souvent Jacques Brel dans ses interviews. “Je mets le cap vers l’éternel été/ Un bâteau m’emmène…” (Le monde s’écroule); “Je suis souvent loin d’ici / Je vais où me mène la vie / Mais qu’importe les pays…” (Marie pense à moi); “J’ai quitté le sud pour le nord/ Juste histoire de changer de décor” (Écrit à la main); “Chemins de pierres où le passeur me guide…” (Cherchell) Autant de titres qui évoquent le voyage, plus à la manière d’un Nicolas Peyrac période 75-79 ou de l’Yves Simon de J’ai rêvé New-York que de l’aventurier Bernard Lavilliers, encore que Cherchell ait un côté tragique et baroudeur…

- Tragique, je crois que oui. Baroudeur ? Je ne m’en rends pas compte… Je pense que la lassitude de soi même, sentiment que je ressens fréquemment, engendre l’idée récurrente de se quitter.


Et pourtant vous ne voyagez pas - si ce n’est pour enregistrer visiblement. Los Angeles, Londres, Bamako… En avez-vous vu davantage que les murs des studios? Vous relevez dans Juillet 66 le bleu de Monterey…

- En fait, j’évoque le festival de Monterrey en Californie "Monterrey pop" qui se déroula en 1967. D'où la phrase "Monterrey encore endormie qui se réveillera bientôt" puisque on est en juillet 66 ! J’avais vu des images de ce festival très éclectique où s’étaient produits, entre autres, Jefferson Airplane, les Who, Mamas and Papas, Otis Redding, Ravi Shankar et ça m’avait beaucoup marqué. La qualité musicale était incroyable, je trouvais aussi le "look" des gens magnifique !…
Oui, j’en vois davantage que les studios d’enregistrement, et heureusement. Je suis souvent allé à Los Angeles et à chaque fois j’avais une auto de location, toujours décapotable! J’en ai profité d’abord pour explorer la ville elle-même, ensuite pour aller dans le désert, aussi pour me promener dans la Sierra Nevada et même aller à Las Vegas.
J’étais parti à Londres avec une Moto Guzzi V 65, très mauvaise machine qui tombait tout le temps en panne et que j’ai fini par donner (et non pas vendre) au jeune homme russe qui travaillait à la réception du petit hôtel où j’habitais.
À Bamako, après les enregistrements, je suis parti vers Djenné et son incroyable mosquée ainsi qu’au pays dogon.

Voyagez-vous léger?

- Oui car je n’enregistre pas de bagages à l’aéroport… Mais maintenant je ne prends plus l’avion, j’en ai peur.

Emmène-moi dans tes bagages en Juillet 66” dit le refrain de Juillet 66, avant d’évoquer “les succès d’Angleterre” et les hits “des Coopers”… En France, en juillet 66, Sinatra était #1 du hit parade avec Strangers in the night, Percy Sledge, #2 avec When a man loves a woman, The Beatles #3 avec Yellow Submarine, Polnareff #4 avec L’Amour avec toi et Bob Dylan #5 avec I want you. Votre préférée des cinq?

- J’aime beaucoup L’Amour avec toi qui a un côté médiéval, chanson de trouvère, avec cette phrase "il est des mots qu’on ne peut dire".
When a man loves a woman est poignant, la production est quasi inexistante, c’est juste ce fameux son Stax de Memphis, brut et vrai.
Strangers in the night est une très grande réussite, mélodie imparable, l’orchestre emmène tout ça comme l’énorme chaudière à vapeur d’un transatlantique. À l’époque de l’explosion de la musique dite "pop", Sinatra montre qu’il est encore là. Les paroles ont un côté définitif et biblique! Le changement de tonalité à la fin donne la chair de poule.

Sinon, question à la Nagui, plutôt Rolling Stones ou Beatles?

- Les deux évidemment ! Mais d’un point de vue objectif, il semble y avoir une grâce, une magie unique et une inventivité infinie chez les Beatles.


Côté chanson d’ici, on vous associe souvent à Yves Simon… Certains évoquent Gainsbourg, d’autres Pierre Vassiliu. Mais vous aimez également Enrico Macias ! Qu’est-ce qui vous plaît chez Macias?

- J’aime des centaines de chansons de centaines de chanteurs. Chez Macias, j’adore Les gens du nord et comme j’aime beaucoup la musique arabo-andalouse, je suis admiratif du joueur de oud qu’est Enrico Macias.

Dans le livret du CD, pour parler de l’enregistrement de Une femme seule, vos évoquez le batteur Hal Blaine, puis, pour Marie pense à moi, le batteur Ed Greene venu vous rejoindre en studio vêtu tel Björn Borg, puis, pour Cherchell, le batteur Jim Keltner dont vous admiriez “les Levi’s tex twill 517 non importés en France”. Dans Juillet 66 enfin, vous chantez “rêver souvent […] de batteurs en colère”. Vous jouez du piano, de l’harmonica, de la guitare. Quid de la batterie?

- Je ne joue malheureusement pas de batterie. Étant un vrai parisien né et élevé entre ces vingt arrondissements, je pense que le problème du voisinage a du contrarier beaucoup de vocations (pure spéculation).

Cultivez-vous pour autant une sorte de fascination pour les batteurs, ou n’est-ce qu’interprétation?

- Adolescent, j’étais fasciné par la batterie.


La rupture amoureuse, les amours non réciproques sont des thèmes qui hantent vos chansons (Ne te retourne pas, Une femme seule, Drôle de situation, Tant besoin de toi sur cette compilation). Mais on trouve également des questions plus sociétales, plus “ferréennes” en somme, presque engagées, sur la difficulté de vivre aujourd’hui à Paris quand on est un musicien par exemple, un peintre ou un écrivain (Écrit à la main, L’immobilier), sur le sentiment étouffant d’être incompris (Drôle de situation, Ulysse). Vous dites avoir été retourné par la découverte de Léo Ferré.

- Ferré et d’autres, vers vingt ans, après avoir été baigné de musique anglo-saxonne, j’ai ressenti de façon très forte l’impact des mots français. J’ai compris qu’ils nous touchaient directement, le chemin qu’ils prennent est une voie directe et rapide car nous sommes tous des mots, nous en somme habités et finalement nous ne sommes tout court qu’une langue maternelle (deuxième pure spéculation).

Le pouvoir des mots, celui d’en faire des images qui vous touchent et vous font parfois mieux comprendre la vie… Dans Le monde s’écroule, vous chantez “Le monde s’écroule/ Mais le monde c’est quoi?/ Juste une grosse boule qui roule sous nos pas/ La terre est ronde/ Mais la terre c’est quoi?/ Juste une seconde qui n’en finit pas.” Lumineux. Trenet aurait pu chanter ça! Un Trenet 1950 revenu d’Amérique du Sud. Fait-il partie de vos idoles, des chanteurs que vous reprenez; vous qui, dit-on, chantez parfois du Brassens ou du Jean Tranchant tard dans la nuit?

- Je n’ai pas d’idoles ! J’aime certaines des chansons de Trenet. Mais celui qui m’impressionne le plus, c’est Brassens! Il semble qu’il ait gardé une intégrité unique malgré son incroyable succès. Beaucoup de ses chansons sont des bijoux. Ce dont il parle me touche plus en général que l’univers de Trenet.


Pour revenir à Ferré, qui était ce Mr Baer qui cosigna avec lui La Chanson du Scaphandrier?

- C’est un temps que les "moins de vingt ans ne peuvent pas connaitre"! Mon grand-père Louis Baer (né en 1886 et mort à 98 ans) avait un frère du nom de René Baer, ce dernier écrivait des textes et des poèmes. Il était juif et partit au début de la guerre à Monte Carlo pour fuir les Allemands. C’est là qu’il rencontra Ferré qui était monégasque.

Dans Roi de l’underground, dont vous expliquez ne pas trop savoir s’il s’agit d’un portrait du Christ, du baron de Lima ou de Jean-François Bizot, vous chantez “Elle est là […] en larmes déshabillée / Mais j’vous jure j’l’ai pas touchée / À peine regardée”. Clin d’œil au J’l’ai pas touchée de Christophe?

- J’avoue ne pas connaitre cette chanson et suis prêt à passer le test du détecteur de mensonges pour le prouver.


(Le pont bleu, J. Baer)

En même temps que paraît cette compilation, vous exposez vos photos galerie Chappe à Paris. Une demie-douzaine de vos clichés illustrent le CD, dont la pochette. Aucune de ces photographies n’est dans la pose, toutes paraissent avoir été prises à la volée, figeant un instant, “comme une seconde qui n’en finit pas”. Quelle importance ou quelle place tient la photographie dans votre quotidien?

- Je pratique la photo depuis peu de temps et j’y trouve un grand plaisir. Le processus de création d’une chanson est long et douloureux pour moi. Il faut d’abord l’écrire, paroles et musique, ça c’est encore un plaisir (presque...). Ensuite tout se complique, il faut l’enregistrer en studio. Quel studio? Où? À quelle heure? Avec quels musiciens? Il faut aussi enregistrer la voix qui sera définitive. Ensuite, pire encore, vient l’étape du mixage. Véritable torture pour moi. Rien de tout ça en photo. Photographier me donne des ailes !

Où a été prise la photo du cheval dans la brume?

- Près de Varengeville.

DRÔLE DE SITUATION contient deux chansons inédites aux titres énigmatiques, Delon et Comme Joeystarr, qui l’une comme l’autre auraient le potentiel du single inattendu. Avez-vous suffisamment de chansons pour un nouvel album?

- Oui. L’été dernier je suis resté à Paris et j'ai écrit assez de chansons pour enregistrer un nouveau disque.

Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez entendu une de vos chansons à la radio?

- C’était Le monde s’écroule, je ne me rappelle plus l’instant exact mais j’en ai ressenti un plaisir immense.

Vous n’allez jamais voir de concerts et refusez, comme Ferrat, Françoise Hardy ou Gérard Manset, de chanter sur scène.

- C’est vrai. J’ai l’impression qu’une fois qu’une chanson est enregistrée, c’est fini. La "chose" est dite. Que la répéter à l’infini serait mentir, jouer la comédie. Mais il n’est pas impossible que je change d’avis !

Et la natation dans tout ça? Il vous arrive, paraît-il, en Méditerranée, de nager vers le large jusqu’à voir les maisons sur la côte comme des miniatures.

- C’est vrai, je le fais le plus souvent possible ! À une époque je prenais chaque année mon dernier bain de mer le premier décembre près de Nice, au Cap-d’Ail ou à Eze Bord de Mer. L’eau y est normalement encore à 17 degrés. De quoi attaquer l’hiver avec des munitions.

(entretien Baptiste Vignol)