Les fossettes du quotidien


Il faut être une sacrée bonne comédienne pour chanter avec tout son cœur, comme s'il s'agissait de L'Hymne à l'amour: «Chaque fois qu'elle va aux toilettes, c'est pas juste que c'est bruyant / C'est qu'elle laisse la porte ouverte comme si l'show était charmant...» (Soupe chaude). La faconde de Lynda Lemay a fait d'elle une artiste unique, nature et naturelle, à laquelle le grand public reste indéfectiblement attaché: si cette conteuse d'histoires (elle a reçu la Victoire de la chanteuse de l'année en 2003) a vendu en francophonie quatre millions d'albums en vingt ans de carrière, faisant sans tapage de l'Olympia son Théâtre des Arts (elle l'a bondé soixante fois, seule derrière le roi Bécaud), FEUTRES ET PASTELS, le treizième volume de sa discographie, sorti fin-septembre 2013, deviendra, c'est acquis, d'or avant Noël. Édifiant.
Une minute après que le CD a commencé, Lynda Lemay prévient: «J'vous remets mes chansons comme des feuilles d'examen / J'aurai jamais tout bon, j'ferai jamais tout bien...» (Je tourne, je tourne). Son génie est là, dans cette clairvoyance. L'album propose dix-sept tableaux, forcément inégaux, mais tous à leur place, où Lynda Lemay dépeint avec un trait lumineux les petits secrets, les failles, l'envers de nos vies, leurs travers, leurs joies et leurs obscénités. Chanteuse du quotidien. Au fil du livret, des pochades (Les petits et les grands), des fresques (Emmanuelle et le fils du roi du ciel), des aquarelles (L'Architecte), des tableautins (Le grand tableau vert), des portraits d'épouse trompée (Doux doux le méchant loup), d'amante désabusée (Reste avec elle) ou d'un homme mal accompagné (Soupe chaude). Outre son sens du détail, son art de la chute et sa voix claire qui ne bouge pas, toute en nuances, il serait grossier d'occulter les compositions de la guitariste qui, souvent, se déploient. Et puis, comme toujours chez elle, quelques pièces se détachent par leur exactitude. Cagoule où la Québécoise constate qu'«encore à notre époque / Même en plein Montréal», le racisme tisse sa toile. Quand j'étais p'tit gars, souvenirs d'un fils de sa mère, «Il n'y a pas de chansons plus belle / Que celle de ta voix qui m'appelle...». Le petit chalet de bois dont tout Christophe Conte doté d'un cœur qui bat rêverait d'être la muse... Cependant, trente-huit ans après Le Tour de l'île (1975) où Félix Leclerc priait ses concitoyens de prendre en main leur Histoire, c'est Attendre son pays que l'on encadrera, ni feutre ni pastel, mais franchement indépendantiste. «C'est un peu comme attendre le train / Qui nous attend lui aussi / C'est un peu insensé / D'attendre son pays».
Cette poignée de «tounes» parfaites sublime un disque enlevé, solide, coloré, et s'ajoute à la vingtaine qui ont déjà fait de Lynda Lemay une chanteuse obligatoire.

Baptiste Vignol