L'étoile du berger


Le 21 mars 2012, soit pile quarante ans jour pour jour après la sortie du 33 tours AMOUREUSE de Véronique Sanson, Jeanne Cherhal inventait en France ce qui deviendrait une mode: rejouer sur scène, sans filet, et en public, un album mythique, en conservant l’esprit et l’ordre des chansons. Cette création fut présentée au 104 à Paris, devant Véronique Sanson, et diffusée simultanément sur France Inter. Jeanne Cherhal donnant «Amoureuse» une ultime fois aux Francofolies de La Rochelle en juillet 2012. La grande idée. En effet, quelle plus belle révérence adresser aux princes, aux princesses, aux guides de la chanson française? Les Francos déclineront donc le concept en proposant d'autres renaissances éphémères: PLAY BLESSURES d’Alain Bashung par Gaëtan Roussel, LA NOTTE, LA NOTTE d’Etienne Daho par Julien Doré, MATRICE de Gérard Manset par Raphaël... Certains artistes allant même désormais jusqu’à reproduire live in extenso leurs anciens LP. On n’est jamais si bien servi que par soi-même. Le 27 mars 1989, Jean-Louis Murat, photographié par Jean-Loup Sieff, débarquait avec CHEYENNE AUTUMN, l’un des quatre ou cinq immenses disques de la décennie. Douze chansons idéales. Pour un univers parfaitement neuf. Qui ouvrait une fenêtre alléchante sur les années 90, annonçant en quelque sorte Dominique A, Autour de Lucie, Katerine, Holden ou Miossec... Alors, peut-on s’étonner qu’aucun hommage n’ait eu lieu pour honorer cet album fondateur? Non. Car le risque était grand que Jean-Louis Murat, toujours actif sur des landes à débroussailler, s’en moquât goulument, n’y trouvant aucune matière à se réjouir de quoi que ce fût. Ne chantait-il pas dans Paradis perdus : « Vois, ma quête est frénétique / J'ai le sommeil gorgé d’eau / Je rêve d'une musique / Pour tous les animaux… »? Un orpailleur. Un vrai. Sinon, LE MANTEAU DE PLUIE, deuxième château fort de sa discographie, serait dévoilé le 30 septembre 1991. Nostalghia.

Baptiste Vignol


«Je suis la flamme de ta peau brûlée»


Certaines chansons sont si fortes, si belles, si brulantes, qu’on se souvient toute sa vie du lieu où nous nous trouvions, de la personne avec qui nous étions, du temps qu'il faisait lorsqu’on les a découvertes. Parfois, cela se passe dans une salle de spectacle. Et l’on reste alors scotchés quelques secondes à son fauteuil avant d’essuyer une larme et de clamer son admiration. Ou bien alors à la radio, en voiture, et dans ces cas-là on se gare, pour retrouver ses esprits, après avoir baissé le volume du son. Mais le cadre de cette illumination peut être aussi celui d'un salon, chez des amis, d'un sous-sol canapé ou d'un paradis perdu par une nuit de pleines lunes… Ces chansons se glissent dans nos vies. Les étoilent. Elles sont inoubliables. Un duo vient de rejoindre cette constellation. Éclos sur internet grâce au label Entreprise qui s’est posé cette question toute bête, mais géniale: «Et si untel et unetelle faisaient de la musique ensemble, ça ressemblerait à quoi?» La chanson s’intitule Laka, «Pour toi» en français. Et tout y relève du prodige, du phénomène, du miracle. Les arrangements, d’une profondeur et d'un éclat inédits. L’ambiance, chevaleresque, comme un condensé de romantisme épique et d’énergie cosmique... La musique, orageuse et désenchantée. La poésie du texte français (« tu pourrais me boire en entier / Mais j’ai peur de te noyer d’amour…»), la chaleur envoutante de la langue arabe, et les voix climatiques de Fishbach et de Bachar Mar-Khalifé. Une chanson intimidante. Comme l’est souvent l'union de deux démons ou (si on n’aime pas les gros mots) la rencontre de deux natures. Car Fishbach et Mar-Khalifé tissent leur toile avec une fluidité captivante, hors de ligne. Ils chantent et jouent comme la mouette s'amuse avec le vent sur lequel elle se laisse planer sans jamais être emportée.

Baptiste Vignol



La fougue des Ogres


Malgré un très beau relais médiatique (Les Inrocks, Libé, Télérama, Marie-Claire) présentant BLEUE de Keren Ann comme l’événement musical du printemps, l'album sorti le 15 mars chez Polydor s’est écoulé en première semaine à 1651 exemplaires, se classant à la 39ème place du Top des ventes... Il en va souvent ainsi avec le public quand on lui tourne le dos, il passe son chemin. En revanche, AMOURS GRISES & COLERES ROUGES des Ogres de Barback s’est hissé incognito à la 23ème position (deuxième meilleure entrée de la semaine derrière Hubert-Félix Thiéfaine) avec 2424 CD! Car le nouvel ODB rugit d’airs chaleureux, citoyens, féministes, festifs et fraternels. Pas de riches soieries, d’intérieurs chics ni d'épais rideaux ici. Mais des fenêtres ouvertes sur la rue populaire avec des volets qui claquent au vent. Pour chanter le désir (Il y a ta bouche), les ruptures (P’tit cœur), affronter l’inceste (Hé papa), narrer la bêtise crasse et masculine de l'homme qui, depuis toujours, abaisse, jalouse, cogne et condamne celles dont il est pourtant le frère ou l’amant (Pas une femme). Un album qui se mouille. Un disque rock, donc, de mots et de tempêtes. Qui ne flanche jamais dans la vanité. Et qui donne le ton dès son morceau d’ouverture dont le titre, Pas ma haine, s’inspire du récit d'Antoine Leiris qui perdit son épouse au Bataclan. Une chanson juste, rageuse et grave pour dépeindre l’épouvantable vermine qui, bouffie d’ignorance, ira «toujours plus loin dans l’innommable» et refera «sauter la dynamite dans des cartables». Rénaldien à donf', le brulot, façon Triviale Poursuite. D’ailleurs, le troisième morceau d'AMOURS GRISES & COLERES ROUGES s’achève avec ce clin d’œil malicieux qui, parions-le, touchera l'ancienne étoile de la zone: «C’est une chanson pour dans deux mille ans / Quand les arrières enfants des enfants, enfants de mes petits enfants / Auront peine à croire qu’on ait dû attendre deux mille ans / Pour devenir tolérants… / Intelligents... / Bon enfant... / Et bienveillants… / Poil aux dents… / Renaud Séchan… » L'Apache, t’inquiète, la relève t'est digne.

Baptiste Vignol


Le sable blond du succès


«Il n’y a ni grâce, ni cœur, ni horizon» chante Keren Ann dans une de ses nouvelles chansons. Pour parler de son disque?... Pfff, c'est bête et méchant, pardon. Et ça fait mal de dire du mal quand on n'est soi-même pas fichu d'écrire le moindre couplet qui se tienne. Mais où sont, dans cet album, les textes qui transportent, émeuvent, interrogent? Où sont les musiques dévorantes? Les fulgurances qui mettent à nu? Les soubresauts, la chaleur? Les vagues d'émotion? Pas un éditeur, pas un D.A. chez Polydor pour souffler à l'artiste: « Fais gaffe, Keren, tu tournes en rond »? Car ces chansons bleues délavées mais douces comme du mohair s’égouttent longuement, sagement, mollement, et c’est hypnagogique... Sans doute est-ce l'ivresse sous-marine des abysses sentimentales que Keren Ann a souhaité révéler dans BLEUE. Mais l'album sous l'apparence d'un soupir uniforme s’étire dans un calme stagnant, lacustre et latent. Subitement pourtant, portée par un friselis de cordes dont on parierait presque qu'il fut arrangé par Jean-Claude Vannier, Keren Ann regrette : «On aurait pu finir échoués sur la plage» (Nager la nuit)… Là, cette image de deux corps échoués sur une plage éveilla le désir soudain de revoir «Tant qu’il y aura des hommes» avec Burt Lancaster et Deborah Kerr. La soirée sera top. Mais il faudra d'abord regagner le rivage et patienter jusqu’à la huitième plage du CD (beau duo diabolique avec le New Yorkais David Byrne écrit par Doriand) pour que l’onde se froisse à nouveau et qu’on s'étonne: «Tiens, une deuxième chanson!» Par les temps qui flottent aujourd'hui, pour qu’un disque échappe à l'écume des sorties sur Deezer et parvienne à trouver sa place sur le sable blond du succès, il faut que le public en tombe amoureux. Règle de base. Qu'il ait envie de l'acheter. Et ça commence par la pochette. Keren Ann s'y présente de dos. Quelle idée... Alors que tout désormais passe d'abord par les yeux.

Baptiste Vignol


Clarika, et tout de suite


Pourquoi écoute-t-on encore de la chanson française? Franchement? Pour ce que disent ses paroles. Pour la passion des mots. Pour le bien qu’ils procurent parfois. Parce que s’il fallait simplement se laisser porter par la musique, on se contenterait des Anglo-saxons! La magie, l’ampleur, la finesse des mélodies sur lesquelles la planète s'époumone et chavire se nichent chez les English tellement plus fortiches que nous à ce jeu-là. Si la chanson francophone touche celles et ceux qui la comprennent, c’est parce qu’elle est capable, par sa poésie, d’être un écho dans nos vies. Après quelques sorties discographiques d’artistes anecdotiques dont les textes approximatifs font un peu de peine ces dernières semaines (non, pas de noms), voici un album dense, accompli, écrit à la lisière du désespoir et qui rappelle combien Clarika n’a jamais cessé d’être en marge des courants, avec sa façon si particulière d’observer le monde (L'Azur, poignante) et nos tourments, de les dépeindre dans la banalité de leurs détails les plus anodins, auxquels personne ne prend jamais garde, mais qui brûlent et remuent quand on met le doigt dessus. Comme elle est réconfortante, douce et intelligente, la voix de Clarika. Et comme son écriture peut émouvoir lorsqu’elle est sertie avec soin par des musiques au diapason qui rappellent, dans leur ambition, un certain âge d’or de la chanson française. La lisière est une grande chanson d’ouverture, d’une femme qui renait et se dresse devant la ligne plate de ce qui lui reste à vivre. «Tout est devant, tout est derrière / Quand on est juste à la lisière / La mer est calme, le temps est clair / L’horizon aux deux bras offerts…» Venise, un bijou d’écriture – même si l’on aurait plus volontiers entendu dans ce duo la voix envoutante de Jean-Louis Murat, de Marc Lavoine ou de Francis Cabrel, voire même de Patrick Bruel, et c’eût alors été un succès de radio. Mais le point d’orgue du disque s'intitule Âme ma sœur âme. En découvrant ce trésor de poésie introspective, c’est le fantôme de Trenet qui nous revisite. (Pour certains, « C’est du Trenet! » est le compliment ultime.) Une folle complainte.

Baptiste Vignol


Vent de folie sur les Francos


Les Francofolies de La Réunion se tiennent début mars, à Saint-Pierre, dans le sud de l’île, à la fin de l’été austral, et l’on s’y rend en savates, dans le bruit des vagues qui cassent sur le lagon. L’affiche proposait cette année deux lauréates des dernières Victoires de la Musique décernées en février, ainsi qu'un phénomène de société comme on n’en avait plus connu depuis Stromae. L’occasion de voir en vrai ceux qu’on couronne à Paris. Clara Luciani ouvrit la soirée du vendredi. Faut-il rappeler qu’elle était inconnue il y a à peine un an? Son set débuta par une averse, grosse et tiède, comme on les aime sous les tropiques et qui doucha le public. « Ça vous arrive souvent? », demanda-t-elle alors qu’on astiquait la scène à grands coups de balais en caoutchouc. Spontanée, Clara Luciani est d’une élégance romantique. Jamais aguicheuse, elle ne fait pas durer les morceaux, ni ne se love dans les applaudissements. Elle enchaîne des chansons taillées pour la scène et maintient une tension fort rare en variété française. La bouteille d’eau qui se trouvait à ses pieds, jamais Clara ne s’en saisit. Elle avance. A pas chassés. Et clignote des épaules, qu'elle anime en les actionnant de bas en haut comme c’est son gimmick. Elle n’est jamais « gros doigt » (expression réunionnaise) dans son rapport au public. Et ne tombe pas dans le piège de la chanteuse qui laisse penser qu'elle pourrait être une bonne copine ou dans celui de la diva qui se la raconte un peu. Elle reste insaisissable, juste ce qu'il faut… En cultivant l’équilibre, le mystère. Son côté Gréco, sa touche Hardy, c’est clair. Juliette, Françoise, Clara, la constellation foudroie. Sur scène, la Provençale est accompagnée par quatre jeunes musiciens au plumage noir. Un bassiste au groove magnifique, Adrian Edeline. Un guitariste nerveux, Benjamin Porraz, dont le jeu incisif se nappe de saillies orageuses – et qui, gloire au ciel, ne grimace pas en se tordant sur le manche de son instrument. Un batteur, Julian Belle, parfaitement dans le ton et qui n’assomme pas les chansons. Un claviériste enfin, Alban Claudin, qui donne l’air, penché sur sa machine, de bricoler, de chercher des trésors ou de faire des expériences très compliquées… Cocktail capiteux.


Après une barquette de couscous, quelques bouchons, un sandwich pour s'alimenter pendant que Cali chantait Léo Ferré, le vaisseau de la belle jeunesse reprenait la mer avec Jeanne Added à la barre. L'époustouflante. Que fait-elle en terre créole avec ses chansons anglaises dans un festival censé promouvoir la francophonie? C’est vrai, la question se pose, mais se vide d’elle-même sitôt qu'elle apparait. Jeanne Added pourrait chanter en yaourt qu’elle serait fabuleuse. Dotée d’une voix exceptionnelle, elle danse et bouge avec une grâce ensorcelante. Qu’on nous donne le nom d’une rockeuse qui danse avec autant de style, de sensualité, guerrière parfois, et dont le naturel absolu la rend totalement captivante. Sur la piste d’un club à New York, à Bangkok, à Buenos-Aires ou à Saint-Pierre-de-la-Réunion, Jeanne Added bougerait ainsi, cela ne fait pas un pli. Ça se voit. Pas de chorégraphie ici – les heures de répètes ne se sentent pas. Tout est naturel, fluide, libre. Ça coule de source. Elle danse comme on skie hors piste. C’est long. C’est sexy. Et c’est fascinant. Dans d'admirables lumières de saison, pourpres, sous la Voie lactée... Aux claviers et aux chœurs, Narumi Herisson et Audrey Henry. A la batterie, Emiliano Turi. Un quatuor de classe mondiale. Show fascinant.

 (A l'école des fans de BigFlo & Oli)

Le lendemain, deux Toulousains super stars et frangins, l’air affable, ont fait joujou pendant deux heures et quart avec dix mille spectateurs au taquet. « A droite! » Et la marée humaine de faire trois pas à droite. « A gauche. » Foule aux ordres. « Les mains en l'air… Tout l’monde ! Même les riches au fond! » Et les VIP de se marrer, dans leur salon surélevé, en levant vaguement les bras. « On s’avance…» La marée monte. « Attention, pas trop! » « On recule. » La marée descend. « On se baisse… Allez, on se baisse, même les vieux! »… Et voilà dix mille personnes accroupies. « Levez-vous maintenant! » « Sautez » (Au salon VIP, qui tremblait sous les bonds de gamins au bord de l’hystérie, on entendit sourdre un petit « Euh, Furiani… ») Mais déjà BigFlo & Oli avaient hurlé: « Faites du bruiiiiiiit!!!! »… Et c’était reparti. Les deux idoles ont donc distribué leur bonne parole en enchainant sans vaciller des tubes repris en chœur par des milliers de gorges innocentes. Cette incroyable communion aura forcément touché celles et ceux qui, par on ne sait trop quel mystère, étaient passés à côté de leurs raps.
Avec l’arrivée des Clara Luciani, Angèle, Aya Nakamura, Chris et Jeanne Added, les leçons de BigFlo & Oli, une page de la variété made in France est en train de doucement se refermer sur une génération de dinosaures dont la gloire parait aujourd’hui bien fanée… La chanson germe encore.

Baptiste Vignol


À cru


Elle chante des mots qu’auraient pu chanter Juliette Gréco, Régine, Barbara, Zizi Jeanmaire ou Dani pour lesquelles écrivirent Serge Gainsbourg, Jean-Jacques Debout et Frédéric Botton, ces paroliers d'élite. Des mots crus, des mots chauds, des mots à rebrousse-poils qui, toujours dits avec élégance, ne tournent jamais autour du pot. Des mots de femme aussi qui, l’air canaille, et pince-sans-rire, apostrophent les mâles dans leurs certitudes séculaires. Quand ils ne règlent pas carrément quelques comptes en tapant du talon aiguille sur la table (La Sol Do Mi). Réalisé par William Rousseau, produit par Vincent Baguian, son premier disque vient de sortir, il s'intitule SANS LE SUPERFLU et s'effeuille avec gourmandise. C'est beau un disque qui ne propose pas que des chansons à découvrir. Bien sûr, on pourrait se demander à quoi bon produire aujourd'hui un objet aussi précieux, avec livret, photos et textes joliment mis en pages, dans un bel emballage cartonné. A l’ancienne. Comme on le faisait jadis lorsque Juliette Gréco, Régine, Barbara ou Zizi Jeanmaire sortaient des 33 tours léchés, tape-à-l'œil et luxuriants. Tout est question de respect. Qu'on accorde ou pas au public. Cette jeune femme n'en manque pas. Le public, justement, pourra l'applaudir cet été dans le cadre du festival d’Avignon puisqu’elle y présentera tous les soirs son tour de chant et que le bouche-à-oreille devrait faire son effet. Son nom? Marjolaine Piémont. Canicule annoncée.

Baptiste Vignol