Quand Pierre Schott rompt le silence

Après François Jouffa et Françoise Hardy, Pierre Schott répond à quelques questions naïves nées pendant l’écoute de son nouvel album, LA FIANCÉE DU SILENCE. Rappelons que LE MILIEU DU GRAND NULLE PART (1998), porté par l’imparable Joueur de guitare, a été classé sur ce blog parmi les 11 albums (pourquoi onze ? parce que) indispensables des années 90.


- Nous sommes quelques-uns à penser que dans la lignée de Gérard Manset, vous faites partie d’un carré d’as composé par ailleurs de Jean-Louis Murat, JP Nataf et Dominique A. Pourtant, avez-vous vous-même le sentiment d’appartenir à cette branche de la Variété? Comment qualifieriez-vous votre musique?

Pierre Schott - Je n'ai pas un tempérament d'animateur public. Je fais des albums comme un autre peindrait des tableaux, en cultivant cette activité comme une discipline à part entière, comme une passion d'alchimiste qui fignole inlassablement son approche. Les ingrédients au départ très quelconques de ma mixture me situent en théorie dans la chanson française. Or on me catalogue tout aussi souvent dans la catégorie world, sans doute parce que le chanteur et les textes restent au service d'une ambiance apatride, sans jamais focaliser sur les anecdotes de la comédie humaine. Le résultat prête-t-il à la méditation? En tout cas, mes chansons et mes ambiances ne sont rien d'autre que le jus qui coule de mes propres méditations.

Quels sont vos disques de chevet? Écoute-t-on de la chanson française chez Pierre Schott?

- J'écoute assez peu de musique finalement. Ma radio est calée sur FIP où je découvre l'essentiel de ce qui m'intéresse. En chanson française, j'ai l'intégrale de Manset, quelques Bashung, MELODY NELSON et L’HOMME À TÊTE DE CHOU de Gainsbourg. C'est tout. À mon goût, il y a trop de bavardage dans la chanson française. Et le monde auquel j'aspire n'est pas "anthropocentré".


Vous avez connu le sommet des hit parades pendant les années 80, vendu des camions de disques (et de K7) avec Raft, travaillé avec les musiciens d’Éric Clapton, Tanita Tikaram a posé sa voix sur une de vos chansons (voir le clip de Je te voudrai quand même)…

- Concernant le passé, les apparences peuvent être trompeuses. En tout, mes albums n'ont finalement pas eu moins de clients que ceux des Raft dont le succès se résume à deux singles. Par ailleurs, les Raft n'ont guère eu la maîtrise du son qui leur a apporté la notoriété et qui était en marge de leur tempérament. Tout cela n'ôtant rien à l'intérêt de l'aventure. Concernant Tanita Tikaram, notre collaboration fut toute relative puisque je ne l'ai finalement côtoyée que trois minutes (pour ma plus grande frustration) en tout dans ma vie, autour d'un thé...
Les Raft était un bon groupe de new wave eighties, avec quelques influences exotiques rafraîchies par une approche électro minimaliste (cf. le premier album Polydor). En 86, nous chantions en anglais et arrivions au bout de notre formule. Par ailleurs, notre nouveau contrat d'artiste se limitait à des singles. Dans ce contexte, Yaka dansé était un essai fortuit écrit par le chanteur Christian Fougeron en quête d'alternatives et mis en son par Philippe Cohen Solal (futur Gotan Project) alors soucieux de prouver son efficacité chez Polydor. La couleur de la suite du répertoire fut logiquement réorientée autour de ce succès (#2 du Top 50 en octobre 87). J'ai écrit Les Femmes du Congo (#20 en octobre 88), contribution qui constitue à ce jour l'unique réflexe vraiment professionnel et efficace de ma carrière d'auteur compositeur. Mais tout cela nous avait mené trop vite, trop loin de nos repères et il nous fut impossible de retrouver un équilibre naturel et sain.

Les Raft n’avaient pas eu la maîtrise du son qui leur avait apporté la notoriété, dites-vous, mais ce qui était frappant pour qui tendait l’oreille sur vos chansons, c’était le versant politique de vos textes. En pleine crise néo-calédonienne, Yaka dansé commençait par, sur un rythme assez irrésistible: « Allons-nous laisser tout passer, tout lasser, tout casser ?/ N'avons-nous là de malheur et de maux bien assez ?/ Dom et Tom en bateau, tombe à l'eau Calédonie :/ Qui reste Aborigène à la fin des colonies ? ». Un an plus tard, dans Midièse au soleil (autrement dit Fa-Chaud), vous brocardiez l’ascension du Front National : « Quand en gâche est le pêne engagé/ Borgne est la maison des enragés/ Coups bas, détails ou coups d’état ?... » Quel regard portez-vous en 2010 sur la chanson engagée, la « chanson de paroles » comme l’appelait Jean Ferrat ?

- Écouter de la musique ou de la chanson peut répondre à des attentes très différentes suivant les individus. J'aime me plonger dans des ambiances oniriques agrémentées de textes poétiques aussi graves soient-ils, plutôt que de suivre un individu dans un discours militant ou un bavardage sociologique. Question de tempérament. J'étais fier de défendre les textes à tiroir de Christian. Notez au passage que ce dernier avait dix années d'avance sur moi dans sa maturité intellectuelle, alors que nous avions le même âge. Avec le recul, on peut d'ailleurs dire que le fonctionnement du groupe était basé sur ce paradoxal décalage.
Il reste que nos productions étaient principalement cataloguées par leur couleur musicale. Nos succès nous avaient immergés dans le monde des paillettes, de la fête et de la nuit où - il faut bien l'avouer- je me sentais garé en double file.


Vous publiez aujourd’hui, hors label, LA FIANCÉE DU SILENCE, votre cinquième album en dix-huit ans de carrière solo. Crise oblige, ce CD, comme le précédent (ZENLAND, 2008), sort sans le support d’une maison de disques. “Au jardin des illusions, le vent a tout balayé…” dites-vous dans le morceau d'ouverture. Tout, sauf votre besoin de création?

- La même évolution qui ouvre des marchés, des usines, les referme quelques décennies plus tard. Les habitudes des humains changent en permanence. On aime espérer qu'il y a au fond de l'individu des aspirations, des émotions plus profondes, plus primaires, plus constantes qui traversent toutes ces mouvantes conjonctures. Et peut-être le besoin de création, d'expression, en fait-il partie.
Tout en jouant très régulièrement avec d'autres musiciens dans d'autres cadres, je suis satisfait de porter seul depuis vingt ans la responsabilité de ma discographie. Né pratiquement en même temps que le vinyl 33 tours, j'ai grandi avec ce mythique format, support des plus grands et des plus libres délires musico-sonores du XXème siècle. À la faveur de l'insouciance des 30 glorieuses, j'ai pu opportunément m'en emparer pour exprimer mes fantasmes, mon esthétique et mes émotions sans me soucier d'une démarche vers un public donné. Il n'est pas sûr qu'à une autre époque j'aurais fait le moindre pli dans un domaine créatif. Si j'accepte cette évolution avec philosophie, peut-être est-il aussi dans la logique de mon cheminement que je cesse de sortir des albums un jour prochain, sans amertume aucune.


Bayon vient de vous consacrer une page dans Libération (15 juillet 2010). Pas mal pour un quelqu’un dont on n’avait plus de nouvelles depuis une dizaine d’années!

- Je suis un type socialement affable qui a pourtant des opinions marginales, tranchées et inclassables. Un peu comme un moine sans chapelle. Pour les acteurs d'une société matérialiste qui évalue tout bilan en chiffre, je passe pour un illuminé incohérent et dépassé, perdu dans des étrangetés inutiles et un exotisme pluvio-neigeux. Heureusement il y a parfois des résurgences miraculeuses et surréalistes comme les articles de Bayon. En général, je me réjouis quand une voix se détache du son de cloche consensuel et officiel, à mon goût beaucoup trop monotonique de nos jours.

La liberté - “intellectuelle” tout du moins - semble être un point essentiel de votre réflexion. “Ce n’est pas l’âge qui nous rend sage, mais une éducation appropriée et la nature” écrivait le philosophe Démocrite, qui était, paraît-il, un grand voyageur. À l’image des disques précédents, qui étaient peut-être davantage enclins au voyage, LA FIANCÉE DU SILENCE s’avère un album très proche des quatre éléments, de la nature en somme, de ses parfums, de la caresse du vent, avec le bruit de la pluie, le chant des oiseaux... Où et comment vivez-vous, “puisque l’autre vie brise les âmes” (Matin d’automne)? Voyagez-vous?

- Ma vie est celle du salarié standard, lower middle class, emporté par le tourbillon social et qui n'oppose qu'une vague résistance au mode de vie standard. Dans ce contexte, mes albums sans concessions et la pratique obstinée du vélo sont les deux symboles d'une oasis de liberté préservée et constituent les seuls actes de rébellion qui pourraient me distinguer de mon voisin de palier.
Après mes nombreux séjours aux Antilles dans les années 80, j'ai surtout voyagé dans les années 90, dans le cadre de projets musicaux ou sportifs, c'est à dire avec la chance d'échapper au tourisme de masse et en entretenant, j'en caresse l'illusion, un rapport positif à l'autochtone (Afrique équatoriale, Népal, Equateur...). Mais avec un kilométrage sans doute largement en deçà de l'impression que peuvent laisser mes albums...
Depuis mon enfance la plus lointaine, habite en moi cette certitude bizarre que notre société avance sur le mauvais chemin. Que les rapports à l'espace, au temps et au vivant qu'elle cultive sont maladroits, erronés et voués à l'échec. Mais c'est pur sentiment. Je n'ai aucune leçon à donner et connais le regard des autres sur de telles inclinaisons d'esprit.
Matin d'automne vante l'attitude contemplative et dit que "l'autre vie brise les âmes". Les âmes sont les témoins du passé et les gardiennes de l'avenir. Elles sont les ondes porteuses de nos responsabilités à travers les temps. À cet égard, mortifères à moyen terme, pyromanes du catalogue du vivant, les desseins modernes brisent les âmes. Définitivement.
On peut ainsi poétiser ou non les mécanismes psychologiques qui nous animent. J'avoue que la motivation qui m'a poussé sur le projet de LA FIANCÉE DU SILENCE doit beaucoup à la mémoire de Christian Noaille, mon manager et ami depuis 1993 (nous nous étions connus sur le projet ROUTE MANSET dont il avait été le producteur exécutif), décédé en 2006.


La complicité, la confiance et le respect silencieux qui nous liaient, sont finalement les piliers cachés de mon parcours solo. Il faut bien reconnaitre qu'aujourd'hui, il n'y a plus de place pour des gentlemen comme lui, dans les ruines du monde socio-professionnel dans lequel il avait fait sa carrière. En règle général, seuls les loups cyniques tirent leur épingle du jeu quand un monde s'écroule.

Le deuxième album des Raft s’appelait MADAGASCAR (1989)… Était-ce déjà une référence à cette philosophie de la contemplation ? Au passage, connaissez-vous La Réunion ?

Mon expression actuelle et mes idées étaient certainement présentes à l'état embryonnaire dans le répertoire des Raft. Le temps n'aura fait que les décomplexer, les préciser et les dépouiller des contingences diverses. Ce second 33 tours s’est appelé MADAGASCAR par pur fantasme! Pour l'image et la sonorité! Aucun de nous n'a jamais mis les pieds sur cette île! On est dans la pop, les Wings ont bien appelé un de leurs albums VENUS AND MARS... La mère de mes deux ainés est une réunionnaise que j'avais rencontrée sur son île natale à l'époque du groupe... Les paysages grandioses de l'île Bourbon, où la montagne plonge avec classe dans l'océan, et sa cuisine me manquent.

Quinze ans après l’album LE RETOUR À LA VIE SAUVAGE qui vous avait valu quelques articles dithyrambiques dans la presse (“le JJ Cale français” selon Bayon dans Libé, etc.), vous dites dans Hymne aux coins perdus: “Je chante les coins perdus/ Où personne ne va plus/ Les pays, les paysages/ Presque à l’état sauvage”…

- L'immobilité et le vide (d'humains) m'attirent, me rapprochent de la notion d'éternité et de vérité. J'ai écrit Hymne aux coins perdus entre Strasbourg et Toulouse, à vélo, en solitaire, par les petites routes et les villages à l'abandon. Je me sens profondément enraciné dans la ruralité et vis dans l'espoir d'un pacte retrouvé avec elle, enfin équitable.
Je suis tenté par un monde de sobriété en terme de consommation et tant pis si on me trouve triste. Avec cette certitude que nous pourrions être très heureux avec juste le 10ème de ce qu'on veut nous faire acheter. Le système pousse les gens à préférer la quantité à la qualité, que ce soit dans l'assiette, dans le salon ou sur le disque dur de l'ordinateur. Notre système économique est basé sur une ridicule goinfrerie, il faut bien l'avouer. Mais tout a un coût et tout porte à conséquences. Et en général, pour la pédagogie, il vaut mieux que la facture tombe le plus tôt possible...


Au plus près du cœur/ Me revient l’odeur/ De ta peau mouillée/ Par la pluie d’été/ Et par le désir/ Près de l’arbre du plaisir” (L’Arbre du plaisir) chantez-vous dans un titre plein de nostalgie qu’aurait pu interpréter Francis Cabrel, et qui d’ailleurs fait songer à La robe et l’échelle, en version planante… Pourriez-vous écrire et composer pour d’autres?

- On m'a plusieurs fois commandé des chansons ou des musiques par le passé, pour Renaud, Jil Caplan dans les années 90, Isabelle Boulay dans les années 2000, que j'ai livrées. Mais aucune d'elles n'a finalement été interprétée. J'attribue cela à une inefficacité de ma part, une somme de maladresses et une lenteur à comprendre le mécanisme de ces choses.

Vous écriviez récemment sur votre site : « Je n'ai qu'un seul regret dans ma carrière musicale, que JL Murat n'ait jamais relevé mon défi du Puy de Dôme à vélo. Sans doute ce baratineur craignait-il de prendre la trempe qu'il mérite!” Plaisanterie ou défi vraiment proposé?

- JLM et moi avons un ami commun. J'avais eu une intéressante discussion avec l'Auvergnat dans les loges, après un de ses concerts à Mulhouse vers 94 ou 95. Il m'avait alors mis en garde très crûment et très sincèrement des pièges et des risques du métier. Avec le recul, il avait été très perspicace, et j'aurais été mieux inspiré de tenir compte de ses avertissements!
Nous n'avons plus eu de contact depuis. Notre ami commun m'avait parlé de sa passion pour le vélo, confirmée par l'un ou l'autre titre de son répertoire d'ailleurs. Dans mes périples cyclistes solitaires à travers la France, j'étais deux fois ces dernières années de passage dans sa région. Mais il n'a jamais répondu à mes mails pourtant prudents et amicaux, sans doute préoccupé par des affaires plus sérieuses que mes dérisoires escapades à deux roues!

J’aime le jeu, l’amour, les livres et la musique/ La ville et la campagne, enfin tout, il n’est rien/ Qui ne me soit souverain bien/ Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique” (La Fontaine, in “Les Amours de Psyché”). Ce quatrain pourrait-il vous dépeindre?

- À moitié. Derrière mes réflexions philosophiques pessimistes et ma mélancolie typiquement rhénane ("Die Lorelei" de Heinrich Heine me va tout aussi bien), j'ambitionne avant tout d'être un épicurien qui ne coûte pas cher à la société.

(Entretien Baptiste Vignol)

Le site de Pierre Schott où commander LA FIANCÉE DU SILENCE

Les filles de rien


Hier, 21 juillet 2010, dans Libération, un papier signé Lola Lafon & Peggy Sastre, intitulé: “Les filles de rien et les hommes entre eux”. De ces papiers qui vous retournent. “Certains refrains ne s’usent jamais, commencent-elles, et s’entonnent à plusieurs d’une voix forte et assurée, bras dessus, bras dessous, comme un seul homme. Depuis des mois, une chanson inaltérable répète encore et encore l’histoire d’un tout puissant, «au dessus de ça», «grand artiste», un «bienfaiteur de l’humanité», assigné à résidence dans cette «prison» qu’est son chalet suisse de 1800m2. C’est une histoire «idiote», «sans importance», une accusation qui n’a «pas de sens», «absurde» et «infâme», à peine un «délit», cette affaire «vieille de 33 ans», «ridicule»!”…
En fin d’article, un post-scriptum précise: “Les mots et les phrases entre guillemets sont tous extraits de propos tenus au sujet de l’affaire Polanski.
En France, où le Président de la République et son ministre de la Culture ont clairement exprimé leur soutien au réalisateur, le code pénal stipule: “Le fait par un majeur d’exercer sans violence, contrainte, menace ou surprise une atteinte sexuelle sur la personne d’un mineur de moins de quinze ans est puni de cinq ans d’emprisonnement.” Les faits incriminés se sont déroulés aux États-Unis, et la victime, Samantha Geimer, était alors âgée de treize ans.
Bien. Et la chanson dans tout ça? On en compte des dizaines sur ce thème, mettant en scène des pédophiles - autrement dit des sadiques sexuels qui trouvent leur plaisir en violant des enfants -, et c’est l’anarchiste Georges Brassens (“Pour moi, l’anarchie, c’est le respect des autres, expliquait-il. Une certaine attitude de moraleRadioscopie, 1971) qui rappelait dans La princesse et le croque-note, en 1972, que certains principes ne se transigent pas: “Tu as treize ans, j’en ai trente qui sonnent,/ Gross’ différence et je ne suis pas chaud/ Pour tâter d’la paill’ humid’ du cachot…
Une question pour finir que tout journaliste sérieux aurait déjà dû poser à Frédéric Mitterrand et Nicolas Sarkozy: sodomiser une fille de treize ans après l’avoir alcoolisée, est-ce un crime, oui ou non?

Baptiste Vignol

Le texte de Lola Lafon et Peggy Sastre, d’abord paru sur ce lien

Le cru et le cuit


Qui est le plus nocif pour notre chère variété ? Pascal Obispo, Daniela Lombroso ou l’obscur programmateur d’NRJ, d’RTL ou de Fun Radio? Ce dernier, pardi. D'ailleurs, pour coller à l'époque, il faudrait pouvoir détenir les noms des programmateurs radio, établir des fichiers, comparer leur C.V., savoir avec qui ils couchent, ou chez qui ils découchent... et les contraindre à passer un C.A.P. “Boucherie” chaque fois qu’un label remercie un jeune A.C.I.! Car l’industrie du disque (grâce à laquelle pouvaient vivre des milliers d’intermittents, du musicien au choriste en passant par l’ingénieur du son, le roadie, le directeur artistique, l’attaché de presse…) touche presque à son terme fatal, n’en déplaise au journaliste Emmanuel Marolle qui s’enthousiasme dans Le Parisien du 12 juillet 2010 : “Le CD est bien vivant”, appuyant sa démonstration sur le succès des Prêtres, de Christophe Maé et des Enfoirés. L’article de Bayon (Libération du 15 juillet) sur l’obligation d’un Pierre Schott de fabriquer lui-même ses albums s’avère plus éloquent…
Donner le goût, l’envie, de découvrir et partager, susciter la curiosité; voilà quels auraient dû être les moteurs du métier de programmateur. Mais ces piètres queux-là ne proposent que du tiède, du réchauffé, un brouet mille fois ravalé. Sans parler des critiques qui s’enflamment souvent pour le déjà-vu (penser à cette réflexion: "Cela me rappelle untel ou une telle"), ni des spots télévisés promotionnant des CD dont les concepteurs interdiraient l’écoute à leurs propres enfants.
Prenons Erik Arnaud, dont le troisième album, L’ARMURE, vient de paraître, huit ans après le précédent. “On naît avec des tonnes de chansons dans la tête,/ Elles résonnent sans raison/ On siffle des mélodies à la con/ De Johnny H., Claude F., je donne pas de nom” raillait-il en 2002 (French musique). Dans Chronic’Art, il expliquait: “Petit, j’en ai bouffé de la chanson française. Le problème, c’est qu’on ne propose que ça aux gamins. La musique qui passe à la radio masque tout le reste. Donc, on peut en vouloir aux gens qui font cette musique, ou à ceux qui la programment en permanence.” À “trop [lui faire] bouffer de la chanson de mauvaise variété” (French musique), le grand public souffrirait aujourd’hui d’agueusie.


L’ARMURE vient de sortir chez un indépendant (Monopsone records). Pourquoi ne l’entend-on nulle part? Voilà un disque remarquable. Cru, sanguin. Qui contient de potentiels singles (Cheval, Nous sommes, Rocco) et une reprise impressionnante d’un titre de Gérard Manset (Vies monotones*). Dix chansons exprimées sans ménagement avec une clarté confondante. Car ce qui marque chez Arnaud, c’est l’interprétation, tellement limpide qu’on se le figure prononcer ses mots, sur un parlé-chanté faussement nonchalant, authentique, mieux: sincère, visiblement pétri d’honnêteté. De quoi émouvoir, intriguer et vouloir réécouter! Tous les ingrédients en somme du disque réussi, qu’on finit par se passer en boucle. Mais les programmateurs, poïkilothermes, semblent désormais incapables de sentiment. Voilà pourquoi il faudrait prendre d’assaut leurs misérables bureaux, et leur fiche sous le nez le site jedeviensboucher.com, les menacer de stages en abattoirs, qu’ils en prennent plein la figure, des giclées, qu’ils se salissent les mains et respirent l’odeur de la chair, qu’ils redeviennent humains et les voient reluire de près, ces crocs de boucher auxquels ils ont pendu la chanson française.

Baptiste Vignol

* Sur son premier album, ©1998 AMÉRIK, Arnaud érigeait Manset comme modèle, un modèle décourageant: “J’ai appelé Manset/Il m’a dit je voyage en solitaire/ M’a raccroché au nez/ Mais nul ne m’oblige à me taire…” (Ma chanson française).

De l'art de se distinguer


Après vingt-cinq ans de carrière, dix albums, deux "gros tchubes" comme dirait Valery Zeitoun (Elle a les yeux revolver, #4 en juillet 85; J’ai tout oublié, #1 en février 2002) et une ribambelle de succès*, Marc Lavoine n’ignore plus rien des ficelles du métier : il faut se distinguer. La carrière d’une vedette de variété est faite de hauts et de bas, toujours tractée au final par deux ou trois chansons-miracle, guère plus, qui parviennent à marquer la mémoire. C’est peu, mais n’est pas Jean-Jacques Goldman qui veut.
Tous les chanteurs rêvent de lumière, d’Inrockuptibles, de prix, de Victoires et du canapé de Drucker. Suite à son retour fracassant de 2002, Marc Lavoine a sorti des disques, des compilations, a persévéré dans le cinéma - avec plus de bonheur qu’un Patrick Bruel notons-le, puisqu’il a transformé l’essai, apparaissant déjà dans une quinzaine de films, dont quelques cartons du box-office.
En septembre 2009, sortait VOLUME 10, son plus récent album. Pour en promouvoir le deuxième single, Demande-moi, une rengaine insipide comme en compte beaucoup ce CD, Lavoine exhibe dans son nouveau vidéo-clip une jeune femme nue, et totalement épilée, rêvassant sous une douche de circonstance. En appâtant le gogo, Lavoine s'assure 1. d’effaroucher à peu de frais – ce qui est bon pour sa publicité, 2. de vendre quelques albums supplémentaires – de quoi ravir sa maison de disques, et 3. de toucher de sympathiques droits d'auteur avec la diffusion de sa vidéo sur les chaînes à clip. Malin, efficace... mais raté car cousu de fil blanc, faussement audacieux, aussi lisse qu’une publicité pour une marque de crème dépilatoire.
Un troisième extrait viendra promouvoir VOLUME 10. Quel sera-t-il ? Pour enfoncer le clou, ce pourrait bien être son titre « érotique » : Je rêve de ton cul. Une mélodie passe-partout pour des paroles plutôt ternes («Je rêve de ton cul, je l’adore/ C’est la plus belle vue, elle vaut son pesant d’or »). Difficile de se frotter à ce thème après Brassens (Vénus Callipyge), Nougaro (Le K du Q), Gainsbourg (Vu de l’extérieur), Pierre Louki (Les fesses de la marquise) ou Renaud (Fanny de la Sorgue)… Quel clip pour l’habiller ? Plan fixe sur une paire fesses ? Ce serait trop prévisible, d'une part - et la prévisibilité n’est pas signe d’inspiration…, et forcément décevant d'autre part car question vidéo, Sébastien Tellier a tiré le gros lot : Look, un dessin animé réalisé par Mrzyck & Moriceau, d’une simplicité obsédante. Comme quoi l’imagination, impuissante chez certains, peut prendre chez d’autres un miraculeux pouvoir.

Baptiste Vignol

Look

* parmi lesquels Le parking des anges, #11, 1986; Bascule avec moi, #21, 1987; Même si, #24, 1987; Le monde est tellement con, #27, 1988; Qu'est-ce que t'es belle, #31, 1988; Si tu veux le savoir, #17, 1988; C’est la vie, #14, 1989 ; Rue Fontaine, #18, 1990; Je n’ai plus rien à te donner, #18,1990; Paris, #28, 1991; L’amour de trente secondes, #32, 1991; C'est ça, la France, 1997; Les tournesols, #62, 1998; Le Pont Mirabeau, #83, 2000; Je ne veux qu’elle, #9, 2002; Toi, mon amour, #8, 2005.