Des chansons sur échasses



«Je regarde les enfants/ Qui s'éclatent quand ils jouent à la haine/ Ils veulent jouer à la haine…/ Vu que la loi, c'est l'amour.» (Apologie naïve de la haine)
«Comment dit-on quand on est seul/ Sans se sentir abandonné,/ Quand la solitude ne gueule/ Que pour nous dire qu'on est aimé?» (L'Insolitude)
«Lisa a les yeux bleu nazi/ Elle est un ange à mitraillette,/ Une vraie sainte en hérésie,/ Une Ben Laden avec des couettes.» (Bleu nazi)
«Je chante la haine, qui est la mort mais vivante!/ Je chante l'amour, qui est la mort mais naissante…» (Pourquoi je chante)
«C'est au cœur de la nuit que soudain attaque l'aurore/ L'aurore est une guerre contre le temps qui passe/ Le futur commence toujours en incendie…» (L'Aurore)
«La Terre est un goulag et nous sommes nos propres kapos…» (Le Monde est magique)
«J'ai un trèfle presque à quatre feuilles,/ Des trains de rire me traversent.../ Et toutes les joies que je recueille/ Avaient l'air tristesses sous l'averse.» (Presque)
Extraits de titres figurant sur l'album L'INSOLITUDE d'Andoni Iturrioz sorti chez J'ai vécu les étoiles et dont le beau livret est illustré par six peintures d'Andoni Guiresse Dupérou. Arrangées par Bertrand Louis, certaines musiques de ce disque à l'épaisseur étonnante rappellent quelques mélopées (Deuxième générationTriviale poursuite, Morts les enfants…) qui marquèrent d'un foulard rouge toute une jeunesse. Probablement la raison pour laquelle ce berger basque en reprenant Déserteur pour le site «Tatatssin.com» donnait l'agréable impression de remonter le temps à la recherche d'un Renaud perdu.

Baptiste Vignol

Un peu d'ordre chez Murat


«Si, au cours d'un dîner, quelqu'un met Vincent Delerm, il se prend une assiette dans la gueule.» Mais de qui peut donc venir pareille vacherie qui, soit dit en passant, n'offenserait personne si elle visait Michel Sardou ou Didier Barbelivien? De Benjamin Biolay? Perdu. D'un Auvergnat bien sûr portant le nom de Murat et dont, depuis quelques lustres, le doux visage respire la franchise nette et brutale. «Pour un bon mot, je suis prêt à déclencher une guerre mondiale!» aurait-il d'ailleurs déclaré. Un petit livre de Sébastien Bataille, «Coups de tête» (200 pages, dont 110 de biographie, 30 consacrées à l'abondante discographie du chanteur et 50 à ses «meilleures» saillies), révèle qu'à la fin des années 90, Jean-Louis Murat, piqué par le service promotionnel de sa maison de disque qui lui expliquait son peu d'écho médiatique par le caractère trop lisse de ses interviews, aurait décidé que - puisqu'il faut assurer le show, autant y aller franco!- dorénavant ses apparitions feraient le Zapping. «Ne mentez pas, préface Dominique A, si vous êtes friand des interviews de Murat, vous jubilez quand l'heure du dézingage a sonné. Je suis comme vous. C'est éventuellement moins drôle quand vous êtes directement concerné. Il sait viser comme personne. Pas évident de se relever après la première salve, un peu plus à la deuxième, et après, on s'habitue
Loin d'aborder Murat par sa poésie, «Coups de tête» s'attache d'abord à mettre un peu d'ordre dans la chronologie de son existence, présentant l'homme tel qu'il se montre à la télévision, naturel, sûr de sa grande intelligence, traînant des blessures de jeunesse et d'artiste débutant comme autant d'humiliations qui expliqueraient son aversion pour le showbiz. À Saint-Tropez, alors qu'il servait dans un restaurant, Murat tache d'une goutte d'huile le pantalon d'Aznavour. Fou de colère, la star aurait convoqué le patron ordonnant: «Vous me le virez immédiatement celui-là!» Quelques anecdotes de ce genre pimentent un récit qui rappelle aussi qu'adolescent, le collégien Jean-Louis Bergheaud (ce qui signifie «berger» en patois auvergnat), grâce à son professeur d'anglais, dina à la même table que John Lee Hooker après un concert du blues-man à l'opéra de Clermont-Ferrand. Ou bien encore que fin août 70, il se rendit en stop à l'île de Wight pour voir les Doors, Jimi Hendrix, Miles Davis, Leonard Cohen ou les Who… Il venait d'avoir dix-huit ans.

(Jean-Louis Murat / PASSIONS PRIVÉES / Pathé / Photographie: Bettina Rheims)

Hormis une erreur grossière page 67 où Bataille affirme qu'«après vérification», Murat, contrairement à ce qu'il affirmait dans une interview, n'a jamais été photographié par Bettina Rheims… (si, si, pour illustrer le 33 tours PASSIONS PRIVÉES en 1984); exceptée l'inutile quinzaine de pages pleines de souvenirs aigris d'un certain Jean-Bernard Hebey; mise à part la conclusion du bouquin qui patauge un peu dans le parcours professionnel de Laure, l'épouse de Murat, cet ouvrage qui s'avale en deux heures ne devrait pas trop fâcher le chanteur tant il souligne la majesté d'une Œuvre «dont le nombre de réussites impressionne» précise aussi Dominique A et qui, Bataille le rappelle, s'est longtemps très correctement vendue: jusqu'à TAORMINA (2006), chacun des dix premiers disques de Murat s'écoulait au minimum à 70.000 exemplaires, CHEYENNE AUTUMN (1989) et LE MANTEAU DE PLUIE (1991) dépassant même allègrement le cap des 100.000. Aujourd'hui, alors qu'on ne trouve même plus de disques à la Fnac, BABEL, son dernier, a séduit plus de 20.000 acheteurs en trois mois de commercialisation. Dix fois plus que L'AVENTURA de Sébastien Tellier qui date de mai 2014. Par exemple.

Baptiste Vignol

«Maman»


«Je ne sais même plus si tu étais jolie/ Je t'aime bien plus fort, plus loin qu'à la folie…» Certaines chansons vous cueillent, sans qu'on s'y prépare, et ça donne de vrais moments de télévision. Ce qui est plutôt rare. On savait Serge Lama grand parolier (Une île, Je suis malade, D'aventure en aventure…), glissant aussi dans ses alexandrins des références empruntées aux poètes. «Jamais le vent mauvais ne balaiera les feuilles…» Mais l'on oubliait petit à petit, en ces temps d'émissions savonnettes, ce que sont les grands interprètes, seuls capables de transmettre par une chanson le caractère poignant d'émotions fondamentales. En créant Maman, «parolée» par Lama («Il y a des jardins dans nos faux souvenirs/ Il y a des chagrins beaux comme des menhirs/ Des histoires qui vous parlent en latin, en grec ou en allemand…») sur une musique de sa propre composition, Gérard Lenorman, né en février 45 d'une jeune femme de seize ans, Madeleine, et d'un père inconnu, Erich, dont il apprendra trente-cinq ans plus tard qu'il officiait dans la Wehrmacht, atteint grâce à son interprétation et sa gueule d'homme blessé une sorte de perfection. De quoi bluffer la jeune génération, incarnée ce dimanche-là par Jeanne Cherhal, pour qui trop souvent Lenorman n'est qu'une ancienne gloire de la variété giscardienne.

Baptiste Vignol

Tout pour la chanson


«Après le ciné, tout le monde se met à parler chanson!» me disait hier Christophe Ernault, le créateur de Schnock, cette revue qui, la première, sous la plume d'Alister, s'est mise, dès son n°1, en juin 2011, à traiter enfin la variété avec ton, décontraction et modernité - on y trouvait au sommaire l'enquête «Comment j'ai raté mon interview d'Eddy Mitchell?» (12 pages) + une critique savoureuse du 33 tours IDIOTE JE T'AIME de Charles Aznavour sorti en 1972. 
Ernault a raison, et depuis quelques mois les parutions se bousculent! Relevons tout d'abord le carton du moment, l'indispensable «Anthologie des bourdes et autres curiosités de la chanson française» au sein de laquelle manquent peut-être, rayon «Raretés», l'inouï Clitoris Melba de Marie-Josée Vilar ainsi qu'une ou deux sucreries d'Annabel Buffet… De son côté, Sarah Dahan, dont la quatrième de couv' précise qu'elle est journaliste pour Brain Magazine, Les Inrockuptibles et GQ, vient de publier «Je vais pas me taire parce que t'as mal aux yeux», sous-titrée «Autopsie de la chanson française». Drôle par moment, chipie souvent, Sarah, c'est son problème, n'aime visiblement pas assez son sujet pour en faire un bouquin qui tue. Recensons aussi l'énième histoire du Top 50 racontée par Thomas Joubert, qui n'enseigne rien de nouveau mais rappelle qu'en vingt années de carrière, Jean-Jacques Goldman, chanteur et auteur-compositeur pour d'autres interprètes, y aura placé une soixantaine de morceaux! Enfin, «100 chansons censurées» d'Emmanuel Pierrat et Aurélie Sfez sorti en septembre 2014 avec le soutien de Radio France. Bel objet mité d'approximations qui le rendent tout à fait dispensable. Un livre, ça s'écrit, et puis ça se relit avant d'être corrigé; ça demande du travail. Page 27, les auteurs évoquent L'Espionne de Ricet Barrier aux paroles, parait-il, «trop voluptueuses pour échapper à la censure.» Tiens donc! Hélas, outre un vague portrait de Ricet, le lecteur n'apprendra rien du contenu prétendument grivois de cette chanson… Un peu plus loin, pour Déshabillez-moi, Emmanuel et Aurélie affirment: «c'est le compositeur Gaby Vel qui l'a proposée à Gréco». Bon, alors… Comment dire? La personne qui signa la partition de ce véritable standard était de sexe féminin, ne s'appelait pas Gaby Vel mais Gaby Verlor, laquelle écrivit les musiques d'autres succès tels que C'était bien (Au petit bal perdu) ou Ma petite chanson pour Bourvil! 

(Gaby Verlor)

Poursuivons néanmoins les explications de Sfez et Pierrat: «Robert Nyel, auteur des paroles de la chanson, écrit le texte à un moment où il est sous le charme d'une danseuse de cabaret… une strip-teaseuse, pour dire les choses plus crûment [c'est vrai que c'est plus crû…]. Il en est fou, le monde entier n'ignorera bientôt plus rien de sa passion.» Né en 1930, Robert Nyel est toujours vivant. Marié, il habite Grasse où il aime peindre la Méditerranée. Je l'ai donc appelé pour qu'il m'en dise davantage sur ce béguin. Après en avoir rigolé, Robert a précisé: «C’est dégueulasse et gênant. J’ai toujours pris soin de choisir mes amitiés et mes amours, et je n’apprécie pas qu’on me les impose! Les gens ne savent rien, mais se permettent d’affirmer n’importe quoi, sans rien vérifier. On vit dans un monde de l’à-peu-près.» Quand un thème devient à la mode, il se retrouve trop souvent traité par-dessus la jambe. C'est bien le hic. Pour ce qui me concerne, comme je n'ai pas tellement de temps à perdre, j'ai stoppé la lecture à la page 40 de cet inventaire qui en contient cent-quatre-vingt-dix.

Baptiste Vignol

Ils étaient déjà Charlie


13 septembre 1980, Brel est mort depuis bientôt deux ans, et dans un mois et demi, Brassens s'en ira aussi. Changement d'époque. À la télévision, dans un Numéro 1 produit par les époux Carpentier, Laurent Voulzy à la guitare, Alain Souchon et Michel Jonasz au piano accompagnent un damoiseau qui, le foulard rouge autour du cou, chante La P'tite Bill, elle est malade. «Bill, ma Bill, t'es comme tout l'monde:/ Quand ça coule de tes yeux, ça tombe/ Mais c'est pas des confettis/ Cette pluie.» Complice, chevelue, souriante, la Nouvelle chanson française est là, royale, qui, l'air de rien, trouve les mots justes pour dépeindre un pays dont l'âme semble-t-il déjà s'étiole: «C'est une vieille maladie poisseuse/ Un sacré manque d'amour qui creuse/ Dans nos villes, dans nos campagnes/ Ça gagne…» Plus tard, Alain et Laurent écriront ces déclarations d'amour et de fraternité que sont Belle-Île-en-Mer (1986), Jésus (2001) ou la très actuel Et si en plus y a personne (2005), Michel jouera sa pièce, «Abraham» (2009), et Renaud, qui, en 1992, ferait partie de ceux qui, avec Philippe Val, Gébé et Cabu, financèrent le lancement d'un journal satirique ayant pour nom Charlie Hebdo, avant d'en devenir chroniqueur, fera demander à sa fille dans une chanson où les dieux avaient encore une fois failli, et qui racontait la chute fatale d'un chaton: «"Pourquoi t'as jamais un pape sur les toits?"/ "Être trop près du ciel, p't'êt' qui z'aiment pas"»...

Baptiste Vignol

Et les nominés sont...


Tiens? Pas de Zaz au générique! Peu d'Hallyday. Point de Bénabar ni de Katerine… Les Victoires viseraient-elles donc juste cette année?

Artiste Masculin: Calogero, Julien Doré, Johnny Hallyday
Bon. Bien. Et Jean-Louis Murat? et Dick Annegarn? et Arthur H ou Florent Marchet... Les meilleurs manquent à l'appel.

Artiste féminine: Brigitte, Christine and The Queens, The Do
Ok. The Do est une fille, donc. Mais Jeanne Cherhal? ou Yelle? Dont la critique unanime a fait l'éloge… Comment ne pas être caricatural quand on limite à trois entrées chaque catégorie? Tout le problème est là.

Album Révélation: IDÉES BLANCHES (Vianney), MINI WORLD (Indila), PIANO SOMBRE (François and The Atlas Mountains)
MINI WORLD d'Indila! Et tant pis pour L'AMOUR QUI S'INVENTE de Mokaiesh ou 33 ANS de Ben Mazué.

Album de chansons: ALAIN SOUCHON ET LAURENT VOULZY, CHALEUR HUMAINE (Christine and The Queens), LES FEUX D'ARTIFICE (Calogero)
Décidément, David McNeil, dont le nouvel album, UN LÉZARD EN SEPTEMBRE, est sorti vingt-trois ans après son précédent chef-d'œuvre (SEUL DANS TON COIN), demeurera toujours «le roi de l'underground» ainsi que l'avait baptisé Alain Souchon en 1978. Sans même évoquer HIRUNDO de Dominique Dalcan, WAIMARAMA de Franck Monnet ou PAON D'OR de Ludéal qui figurent indiscutablement parmi les quatre ou cinq plus beaux disques sortis en 2014.

Album Rock: LITTLE ARMAGEDDON (Skip the Use), SKAKE, SHOOK, SHAKEN (The Do), THE WHITE PIXEL APE (Shakaponk)
Pour prendre le soleil ou bien être arcadien, autrement dit logique et sérieux, ce sont les disques de Mustang (ÉCRAN TOTAL) et d'Archimède (ARCADIE) qu'il faudrait honorer…

Quant à la création francophone, d'outre-mer, d'Afrique et du Québec, elle est une fois de plus complètement ignorée.

Si vous croisez un directeur des Victoires et qu'il a le toupet de vous dire qu'il aime et promeut la variété française, giflez-le.

Baptiste Vignol