Chabadablabla


Quelques idées de questions pour Daniela Lumbroso à poser à ses prochains invités:

- Yves Duteil, (intriguée) la guitare, elle vous démangeait vraiment ?
- Enrico Macias, (captivée) sont-elles si jolies que ça les filles de votre pays ?
- Garou, (intimidée) c'est impressionnant de chanter avec Céline Dion?
- Hélène Ségara, (solennelle) ça fait quoi d'être l'une des chanteuses préférées des Français ?
- Dave, (naïve) pourquoi ne chantez-vous pas en hollandais ?
- Michel Fugain, (réfléchie) aimez-vous la nouvelle chanson française ?
- Charles Dumont, (épatée) la fumez-vous toujours, la cigarette après l'amour ?
- Carla Bruni, (passionnée) on me demande dans l'oreillette si vous connaissez La rumeur d'Yves Duteil ?
- Calogero, (sérieuse) pourquoi ne travaillez-vous plus avec Pascal Obispo ?
- Benjamin Biolay, (curieuse) vous aimez Serge Gainsbourg ?
- Caroline Loeb, (dubitative), c'est la ouate, mais encore ?
- Adamo, (sincère) Salvatore, c'est votre prénom ?
- Jane Birkin, ... (en gloussant)... di dou di dou da ?
- Pierre Perret, (suppliante) chantez-moi Le zizi! C'est ma chanson préférée avec Big Bisou de Carlos !
- Michèle Torr, (féminine) blonde, c'est votre couleur naturelle ?
- Jean-Jacques Debout, (épatée) vous avez vraiment bien connu Johnny Hallyday ?
- Patricia Kaas, (audacieuse) mademoiselle chante le blues ?
- Michel Sardou, (grave) pourriez-vous nous fredonner quelques vers de Je suis pour, votre hymne pour l'abolition de la peine de mort ?
- Lara Fabian, (concentrée) enregistrerez-vous un jour Avec le temps va tout s'en va de Léo Ferrer ?
- Gérard Lenorman, (complice) quelle serait votre première décision si vous étiez président ?... de la République, évidemment ! (rires)
- Maxime Le Forestier, (incertaine) la maison sur la colline, elle était vraiment bleue ?
- Sylvie Vartan, (révérencieuse) me laisserez-vous vous dire que vous êtes toujours la plus belle pour aller danser ?

La bonne idée du Printemps


Imaginons qu'en avril 1964 un producteur inspiré, disons Jacques Canetti, Bruno Coquatrix ou bien Eddy Barclay, ait eu l'idée de réunir sur une même scène pour une seule et unique représentation, autour de Georges Brassens (43 ans), quelques trentenaires d'avenir, auteurs-compositeurs-interprètes, en marge des yé-yé mais reconnus pour leur originale authenticité. Il y aurait, disons, Barbara (33 ans), Guy Béart (33 ans), Jacques Brel (35 ans), Claude Nougaro (34 ans) et Jean Ferrat (33 ans). Chacun verrait deux ou trois de ses chansons choisies, chantées et jouées par les cinq autres. Ainsi Brassens reprendrait-il Les Noctambules, tandis que Barbara chanterait Dans l'eau de la claire fontaine, que Guy Béart pousserait la Valse à 1000 temps, Jean Ferrat Gottingen et Nougaro Poste restante... Imaginons en plus que le show soit enregistré. Cela serait resté, un demi-siècle après, l'un des disques majeurs du répertoire français.
Imaginons la même formule dix plus tard. Elle aurait pu regrouper, après la révolution pop de la fin des années 60, autour de Françoise Hardy (30 ans), Michel Berger (28 ans), Julien Clerc (28 ans), Gérard Manset (30 ans), Véronique Sanson (26 ans) et Yves Simon (28 ans)... Quels numéros!
Cette idée formidable, une productrice, Madame Lune, l'a eue récemment - comme quoi tout n'a pas été fait ! Elle prendra forme aujourd'hui 16 avril 2010 pour une représentation exceptionnelle mettant en lumière, sous le nom des Françoises, un sextette éphémère (d’ephêmeros « qui dure un jour ») composé de Camille (32 ans), Jeanne Cherhal (32 ans), La Grande Sophie (41 ans), Emily Loizeau (35 ans), Olivia Ruiz (30 ans) et Rosemary Standley (32 ans). Nul doute que le concert sera enregistré. Il sera peut-être dans cinquante ans l'une des pièces (pour ne pas dire "disque" ou CD, car il n'y en aura plus) essentielles qu'il faudra écouter pour savoir à quoi ressemblait la chanson des années 2010. Chanceux spectateurs de ce soir qui devraient vivre une réjouissante leçon de music-hall.

Baptiste Vignol

Sur les chemins de Katmandou, avec François Jouffa



Certains disques sont révolutionnaires. JE SUIS DIEU de Gérard Manset (1968) qui bouleversera la chanson française. L’album JAUNE de Jean-Pierre Ferland en 1970, dont le Québec ne s’est toujours pas remis. MELODY NELSON en 1971. Et cætera. En mars 1970, les disques Vogue sortent un 33 tours d’enregistrements effectués par un jeune journaliste, François Jouffa, à Katmandou quelques mois auparavant. Un quart de siècle plus tard, Robert Plant et Jimmy Page affirmeront que KATMANDOU 1969 était leur disque de chevet quand ils composèrent Kashmir! Cet album mythique vient d'être réédité chez Frémeaux & Associés.
Rencontre avec l'ethnomusicologue François Jouffa, journaliste, auteur et animateur (Europe 1, France Inter), infatigable voyageur,


l’homme qui cotoya Bob Dylan, les Beatles et les Stones, Elvis Presley, Stevie Wonder, Jimi Hendrix, Jim Morrison, Bob Marley… et Johnny Hallyday.


Passionné par les musiques d’ailleurs

Je fais de la radio depuis l’âge de 12 ans, j’en ai fait pendant quarante ans, quasiment quotidiennement, et j’ai suivi en parallèle quelques études aux États-Unis, en 1962, à l’Université de Washington à Seattle, où je me suis notamment intéressé à la civilisation tibétaine et à la musicologie, qu’on n’appelait pas encore l’ethnomusicologie. J’étais donc déjà fasciné, en 1962, par les musiques que le Nouvel Observateur appellera plus tard “extra-européennes”, qu’on dira “folk” dans les années 60 et 70 - un mensuel musical s’appelait d’ailleurs L’Escargot Folk, puis qu’on dénommera “musiques d’ailleurs”, “musique du monde”, “world music” - qui est en fait un mélange de musique pop/rock avec des instruments anciens, et puis, enfin, pour les gens un peu plus savants, l’ethnomusique.
Mais je veux d’abord préciser qu’il y a des savants, des chercheurs, qui travaillent des années sur une région, une tradition, qui publient dans le cadre de leurs travaux des disques extraordinaires, mais qui sont pour le coup des disques de chercheurs. Un collègue qui travaille depuis 35 ans sur le même village du Népal ne sera donc pas tellement intéressé par mon disque sur Katmandou. Mais comme j’ai aussi fait des enregistrements au Sri Lanka, au Cambodge, au Laos, au Vietnam, en Birmanie, à Bali, en Thaïlande, en Chine, j’ai, en quarante ans, appris à connaître la musique de l’Asie du Sud-Est; pour autant je ne suis pas un “spécialiste” comme les chercheurs qui passent leur vie quelques fois sur un seul instrument.

L’Âge d’or des années 60

J’ai été le premier - et longtemps le seul - en France à côtoyer les Beatles, les Rolling Stones ou Bob Dylan. Je les considérais comme des garçons de mon âge; je n’ose pas dire des copains, mais presque. Je ne pouvais pas imaginer que les Beatles allaient devenir ce mythe extraordinaire 40 ans après leur séparation. Quand on avait vingt ans dans les années 60, qu’on vivait l’instant, qu’on jouissait sans entrave pour reprendre une expression de mai 68, on vivait l’Histoire, sans savoir qu’il s’agissait en fait d’une révolution culturelle.


1969, direction l’Orient

Quand je suis parti à Katmandou avec Sylvie (qui est toujours ma compagne), on a pris la route. Aujourd’hui beaucoup de gens connaissent l’Inde parce qu’il y a des circuits, des low cost, des charters… Aller en Inde n’a plus rien d’extraordinaire. Dans les années 60, partir vers l’Orient relevait de l’exploit. Certains voyageurs, salle Pleyel, faisaient des conférences et projetaient leurs diapos pour présenter leur voyage! À l’époque, bien entendu, la télé ne diffusait pas de reportages sur l’Inde. Aller en Inde, c’était aller sur la planète Mars, entrer dans une cinquième dimension, être dans un autre temps, au Moyen Âge comme dans le futur! Lorsqu’on en est revenus, pendant des mois, nous aussi, on a participé à des conférences. Parce que «c»’était mystérieux. On ne connaissait de l’Inde et de l’Orient que les lectures d’Alexandra David Néel qui était partie au début du XXème siècle, seule, et à plus de quarante ans, et qui est morte en 1969, l’année où je posais le pied sur le territoire qu’elle a tant étudié. Et puis Tintin au Tibet bien sûr! Et les expériences hallucinatoires des Beatles.
Arrivé sur place, on déchantait. C’était difficile, dur, lointain, une époque sans fax, sans téléphone, sans email et sans carte bleue où il fallait dormir sur les quais des gares où des corps, comme dans L’enfer de Dante, s’empilaient les uns sur les autres pour se protéger de la mousson, beaucoup de palu, des bêtes qui grouillent… Même avec de l’argent en poche, on ne pouvait pas toujours se nourir car c’était aussi la famine. Bref, ça remet la tête en place. Et comme je le dis en introduction du livret du double CD KATMANDOU 69, je n’en suis jamais revenu, psychologiquement. Je n’ai cessé, depuis ce voyage, de me dire : “Faut quand même pas me faire chier !” Après ce qu’on a vu et vécu, Sylvie et moi, on a la chance d’être vivants, alors faut arrêter. Quand nous sommes revenus à Paris et, qu’en tant que reporter à Europe numéro 1, un chef, un petit chef, un caporal ou un vénérable et respectable directeur me donnait un ordre imbécile, je le regardais et lui disais: “Pas à moi !”. Ce voyage m’a changé pour le reste de ma vie. Tout ça additionné à l’humour juif selon lequel il vaut mieux en rire qu’en pleurer, on perd l’envie de se prendre au sérieux car il n’y a aucune raison dans la vie de se prendre au sérieux. Parce qu’on peut traverser la rue et se faire écraser, et parce qu’il y a des milliards de gens qui crèvent de faim, des femmes qui sont prostituées de force derrière des cages à Bombay, des millions d’enfants dont on fait des esclaves… Quand on a vu ça, qu’on l’a vécu… Il y a des gens qui, à 60 ans, après un cancer par exemple (et ça m’est arrivé) dont ils sont parvenus à se sortir, se promettent : plus jamais la même vie. Nous, on se l’est promis à 25 ans, sur les chemins de Katmandou.
Je suis donc parti sur la route avec un petit mini cassette Radiola trafiqué par un grand technicien d’Europe 1, Claude Wargnier, qui avait adapté un super micro sur ce magnétophone. Précisons qu’à l’époque, le mini Cassette, c’était de la nouvelle technologie! Je l’avais donc dans mon petit sac indien en bandoulière, tu sais, ces sacs folkloriques avec des paillettes et de petits miroirs qu’on porte à l’épaule. Ce qui me permettait de façon pirate de rentrer dans des temples, d’enregistrer des cérémonies sans déranger personne.

Un chasseur de son

La radio, où j’ai commencé à travailler à l’âge de 12 ans, et le son m’ont toujours fasciné. J’ai toujours collectionné les documents sonores, les interviews parlées, les bruits. Donc, oui, j’étais parti en Inde pour enregistrer des sons comme d’autres partent pour faire des photos. Et j’en ai rapportés d’extraordinaires que je n’ai pas encore exploités comme par exemple, parce que c’est ce qui me revient à l’esprit maintenant, sur le quai d’une gare, le bruit des machines à vapeur, mêlé au bruit des mendiants, des lépreux, des vendeurs de galettes chappattis, des vendeurs de thé qui disent “Chaï, Chaï…” au milieu de la nuit, avec les gens qui gémissent parce que le quai d’une gare en Inde, c’était la cour des Miracles, il y avait des vivants, des morts et des mourants. Tout ça, je l’ai enregistré. Comme ces scènes à Bénarès où des dizaines de milliers de personnes en pleine ferveur se jettent et se baignent dans le fleuve sacré sur lequel flottent des cadavres à moitié calcinés, tandis que sur les berges, des corps brûlent sur un bucher, et que, lorsque la tête n’est pas complètement brûlée, l’Intouchable l’explose d’un grand coup de marteau… Quand même, ça marque ! Et tout ça, je l’enregistrais.

Les chemins de Katmandou

Et puis en quittant l’Inde, arrivant au Népal, sur les “chemins de Katmandou” pour les gens de ma génération, on passait du désert à la verdure, de la chaleur moite à la fraicheur, de la misère au bonheur. Les couleurs changeaient. Comme dans un dessin de Lucky Luke quand on passe du désert à la prairie… Katmandou se situe en altitude, on mange enfin à sa faim, parce qu’on peut manger népalais, chinois, tibétain. Les gens vous sourient… quand la vie est si pénible en Inde…


Et puis il y a les fêtes, religieuses et populaires, pratiquement un jour sur trois, car les Népalais mélangent les fêtes indoues, bouddhistes et animistes. Un véritable choc culturel. Un monde médiéval. Le jour où nous sommes arrivés, on est tombé en plein dans une fête du dieu Indra, le dieu de la pluie, avec des danses, des combats… Rappelons au passage que le hashich et la ganga étaient alors en vente libre dans des magasins d’État, sans parler de l’opium… On se retrouvait donc forcément plongés dans une forme d’imaginaire… Si je n’avais pas mes enregistrements, je me demanderais aujourd’hui si l’on a vraiment assisté, Sylvie et moi, à la sortie annuelle de la petite Déesse Vivante, âgée de 8 ans, enfermée dans son palais tout le reste de l’année. Elle surgissait portée, avec sa couronne d’or, très belle, impassible, comme une apparition, un songe, elle qui représente à la fois le pays, la terre-mère, et devant laquelle le roi en personne venait s’agenouiller… Une autre image qui me vient à l’esprit : des grilles qui s’entrouvrent pour laisser passer un masque de 6 mètres de haut, plutôt effrayant. Il s’agit du masque de Bhairava, la forme la plus effrayante de Shiva. De la bouche de ce masque sort une pipette et de cette pipette coule de l’alcool de maïs. La foule alors se précipite, boit, s’enivre et joue de la musique et chante et danse en tentant d’avaler des petits poissons qu’on a glissé dans cette bière de maïs… À l’époque, en 1969, les Népalais sont encore habillés en népalais, je veux dire qu’ils ne portaient pas de blue jean ni de t-shirt. Et vous, vous êtes au milieu de ça, et vous enregistrez… C’était merveilleux.


Aujourd’hui, le Népal est une république maoïste et toutes ces traditions qui charriaient leur flot de sons, de bruits et de musiques ont disparu. Je suis bien content de les avoir fixés sur des cassettes alors que mes camarades qui étudiaient dans certains villages, certains instruments ou certains rites, n’auraient peut-être pas eu l’idée de fixer toute cette liesse populaire.

Paris en pyjama

Je n’ai jamais eu conscience d’enregistrer quelque chose d’extraordinaire. J’enregistre ce que je vois. Et je n’arrête pas. Au bout de cinq semaines, on rentre en France, et j’ai du mal à m’adapter, je me souviens encore chercher un taxi sur les Champs-Élysées en pyjama indien… Aucun ne s’arrêtait. Pendant des semaines, j’allais à Europe n°1 en pyjama avec des colliers autour du cou et j’étais très étonné que le directeur, Jean Gorini, ne m’envoie plus au Conseil des ministres! Il aurait pu me renvoyer tout court d’ailleurs, ou m’envoyer à Sainte-Anne, mais sans doute devait-il bien m’apprécier et considérer que j’étais le seul de la station à être branché sur ces nouvelles cultures, et que cela avait de l’intérêt. Il savait que j’avais été le premier à parler avec les Beatles, à faire sourire Bob Dylan, à suivre les Stones… Il savait aussi que je revenais de Katmandou. Il m’a laissé “digérer”.
C’est à cette époque que le film “Les Chemins de Katmandou” de Cayatte sort au cinéma avec Renaud Verley, Serge Gainsbourg, Jane Birkin. Un film complètement grotesque, d’après le bouquin éponyme de Barjavel. Grotesque car il ne montre rien de ce que j’avais vu à Katmandou. Barjavel était un grand écrivain qui était devenu un peu réac sur le tard et qui écrivait alors des chroniques contre la jeunesse dans le Journal du Dimanche. En gros, le débat opposait les pros et les antis hippies, les pros et antis drogues douces… On m’a donc fait venir à deux reprises au micro d’Europe n°1 pour témoigner et débattre, contre Dominique Jamet notamment qui, alors qu’il deviendra un patron mitterrandiste de la Grande Bibliothèque, était alors un jeune journaliste réac qui écrivait dans le Figaro Littéraire et qui revenait également de Katmandou. Il n’avait visiblement pas vécu la même chose que nous! Je n’avais que cinq ou six ans de moins que lui, mais j’avais l’impression d’avoir affaire à un vieillard. Il n’a en tout cas rien compris des années 60… Ces débats étaient dirigés par André Arnaud, qui était mon maître à Europe n°1, et j’y glissais des petits bouts de musique en disant “Regardez ce que j’ai vu, entendu, c’est merveilleux!”, et puis très rapidement, le directeur d’une maison de disques spécialisée dans le jazz, Vogue en l’occurrence, m’a téléphoné et m’a dit : “C’est extraordinaire ce que vous avez enregistré là! Vous en avez beaucoup de cette musique?” Personne n’avait jamais fixé ces sons-là. Comme Katmandou était devenu une thématique très à la mode, Vogue a sorti en mai 70 un 33 tours de mes enregistrements. Il s’en est vendu énormément, et dans le monde entier, à tel point que lorsque j’animais Vinyl Fraise dans les années 90, c’est-à-dire vingt-cinq ans plus tard, le producteur de Led Zeppelin m’a dit, et ça m’a été confirmé en 2000 par le guitariste Jimmy Page lui-même, que lorsque Jimmy Page et Robert Plant ont composé Kashmir, qui est pour moi l’un des plus beaux titres de Led Zeppelin, mon 33 tours était leur disque de chevet. J’en ai eu les larmes aux yeux. C’est tellement invraisemblable, quoi! T’enregistres quelque chose quand t’as 25 ans à Katmandou, ça sort en 33 tours et ça devient un exemple pour l’un des groupes de rock les plus extraordinaires du XXème siècle.

Partir

À l’été 70, je vais au festival de pop music d’Aix-en-Provence, interdit par Pompidou, mais où des dizaines de milliers de jeunes se retrouvent quand même, encadrés par la police, fumant du hash, buvant de la bière, devant un Leonard Cohen arrivant sur scène à cheval. Un mois plus tard, c’est le festival de l’île de Wight. Pendant 4 nuits et 5 jours, 500 000 personnes voient les meilleurs groupes du moment, Jimi Hendrix et Jim Morrison avec les Doors pour leur dernier concert, Miles Davis…, tous, sauf les Beatles qui étaient séparés et les Stones qui étaient déjà certainement trop chers… À l’époque, je travaillais aussi pour la revue Partir avec une douzaine de copains voyageurs et on se filait les tuyaux.


Après le festival de Wight, encouragé par Bernard Plossu qui revenait d’Amérique du Sud, et qui deviendrait un immense photographe, je pars pour le Mexique rejoindre Sylvie, avec toujours mon mini-cassette, dans la jungle du Chiapas, à la rencontre des derniers Mayas purs, les Lacandons qui furent les modèles des Arumbayas du Tintin de L’Oreille cassée. Aujourd’hui, pour y aller, on prend une route, ils sont acculturés, en blue jean, et j’ai vu dans un reportage qu’ils étaient métissés… En 70, ils étaient véritablement les purs derniers descendants mayas, les fameux los Lacandones, et j’ai enregistré leur dernier grand chef, K’ayum!


Puis un autre copain m’avait dit: “Va au Pérou. À tel endroit de la forêt vierge, un allemand (un ancien nazi soit dit en passant) peut t’emmener en bateau vers des tribus qui n’ont pas encore vu beaucoup de Blancs. Ils y chantent des trucs incroyables.” Après des journées et des nuits en bateau à roue, comme à New Orleans, sur un affluent de l'Amazone, puis en pirogue sur un rio infesté de piranhas, nous avons pu enregistrer quelques minutes à peine de flûte d'Indiens Campas aux visages peints en rouge. Après la jungle, on est passé à la montagne et on est allé à 4000 mètres d'altitude dans le calejon de Huaylas, dans la Cordillère Noire, où les habitantes chantent avec des voix suraigües. C’est complètement magnifique. Imagine, ce peuple qui a été, au fil des millénaires, écrasé par les Incas, les Espagnols, par les différents gouvernements de gauche et de droite péruviens, et là, ils voient arriver un gringo qui leur dit: “Faites-moi confiance, je vais vous enregistrer, j’adore votre culture…”, mets-toi à leur place, ils n’en ont rien à secouer. Mais tu enregistres quand même d’abord un morceau, puis deux, tu leur fais écouter, et ça devient une fête, car ils s’entendent, et c’est merveilleux.


C’est après ce voyage que j’ai abandonné le mini-cassette. Je me suis professionnalisé et suis parti dans d’autres pays avec un Nagra III mono, très lourd, puis un Nagra IV stéréo, double micros, mais en restant toujours tout seul, avec Sylvie pour les photos, pour enregistrer aussi bien des formations vietnamiennes que de grands orchestres classiques coréens… Seuls et fidèle à la bande magnétique, car elle offre une chaleur, une rondeur particulière dont je ne peux me passer, de même qu’il est plus chaud, plus rond d’écouter un vinyle s’il n’est pas rayé qu’un CD.

La recherche d’un ailleurs

J’ai sorti quarante disques dont la plupart des vinyles ont été réédités en CD sur différents labels, dont AZ où j’ai été directeur de la collection “Musique et documents” comme on disait pour ne pas dire “folklore”. KATMANDOU 1969, lui, n’était encore jamais ressorti jusqu’à ce que Patrick Frémeaux me demande de le faire chez lui pour les 40 ans de sa parution. On a juste ajouté au 33 tours d’origine, en private joke, un document où on nous entend, Sylvie et moi, dans un taxi-pousse et dans un état disons proche de l’Ohio…
Le deuxième CD est constitué de documents parlés. Car j’avais également interviewé, en 1969, le consul de France, qui était un vieux de 27 ans, et qui passait sa vie à rapatrier et à aider financièrement des jeunes Français en déroute, parce qu’après mai 68, beaucoup de jeunes écœurés par le reprise du travail, par les usines qui rouvraient, beaucoup de jeunes ouvriers écœurés par les jeunes étudiants bourgeois qui avaient fait la fête pendant deux mois et qui finalement partaient en vacances d’été, ont foutu le camp vers l’Orient, à la recherche d’un ailleurs, d’une nouvelle forme de pensée et de philosophie. Imaginez à l’époque tous ces jeunes gens, toutes ces jeunes filles en mini jupe à Kaboul fumant du hash, traversant l’Afghanistan, le Pakistan - ce serait évidemment impossible aujourd’hui -, l’Inde et finalement arrivant à Katmandou, et puis quoi? Un mur. Le mur de l’Himalaya. Certains y sont toujours. Mais beaucoup, dès 69, arrivés là-bas dans un état plutôt délabré avaient besoin d’aide, de secours… Et ce consul les aidait psychologiquement d’abord, je n’ose pas dire mentalement, et financièrement pour survivre et rentrer. Je me souviens d’une jeune Belge, par exemple, que j’ai retrouvée à Paris beaucoup plus tard, elle avait publié un roman qui s’appelait H; elle se baladait dans Katmandou toute nue en hurlant… Les Népalais l’ont mise en prison, attachée sur une roue, fouettée pour l’exorciser… C’était des cas de figure affolants. Sans parler des jeunes hippies américains qui avaient monté un Hippyland dans la montagne, le royaume Freedom, à la frontière du Népal et de la Chine, et qui ont été mitraillés par l’armée chinoise qui les prenait pour des espions observant les problèmes politiques liés au Tibet. Des histoires complètement dingues… J’étais allé sur place, on y trouvait des K7 de Grateful Dead, Anthem Of The Sun, et on imaginait ces jeunes Américains se faisant tuer en écoutant la musique planante de San Francisco.
Ce jeune consul était donc très occupé! Très sérieux, et très gentil à la fois, il se mettait au service des autres. Il me racontait tout ça et je l’enregistrais en me disant : “ça me servira.
En plus de ce document, on trouve sur le deuxième CD le témoignage d’un jeune “hippie”, d’un jeune “routard” comme on ne disait pas encore, rencontré à Âgrâ en Inde devant le Taj Mahal, étudiant de Strasbourg, qui me racontait ses expériences dans les ashrams du nord de l’Inde et qui me disait, il n’avait que 19 ans: “On ne sait jamais très bien ce qu’on recherche quand on n’a pas trouvé.” Je n’ai jamais oublié cette phrase. Il enseigne aujourd’hui l’Art à l’Université, est membre senior de l’Institut universitaire de France et dirige la chair d’iconographie médiévale…

Les risques du métier

Sur la route entre Phnom Penh et Sihanoukville, devant nous, un Américain s’est fait décapiter pour se faire piquer son portefeuille. Des souvenirs tendus, mais très émouvants. Les Khmers rouges avaient tués tous les intellectuels, tous les musiciens, tous les danseurs, tous les chorégraphes, et j’ai eu la chance de pouvoir être le premier, sans savoir réellement quel document j’enregistrais-là, à fixer à la cour du roi Sihanouk un orchestre de jeunes musiciens qui venaient à nouveau d’apprendre à jouer des instruments traditionnels, instruits par deux survivants multi-instrumentistes qui, en revenant dans leur pays, avaient pu enseigner leur art aux jeunes.
Au Pérou, le Sentier lumineux était plutôt effrayant. Il y a eu 70 000 morts dans cette région… Avec Sylvie, on n’en menait pas large, mais on prenait tellement de bonheur à découvrir ces cultures, ces musiques, moi à les enregistrer, Sylvie à les photographier… Le plus dangereux, ça a peut-être été le Triangle d’or. À l’époque, on y produisait l’héroïne du monde entier. Il y avait encore 100 000 hommes de Tchang-Kaï Chek, armés par les États-Unis, qui voulaient repartir à la conquête du milliard de Chinois communistes. Il y avait le peuple Karen qui se bat contre les Birmans, ainsi que le peuple Shan, les gangsters, les agents de la CIA… et nous sur une rivière, avec l’impression d’être sur le petit fleuve de Voyage au bout de l’Enfer.


On partait de village en village, de tribu en tribu, avançant de colline en colline, accompagnés par un chef de village armé, parce que beaucoup de gens se faisaient dévaliser et tuer. Dans la pirogue à moteur, le batelier nous dit : “Couchez-vous, ils tirent du fleuve!” Là, morts de trouille, Sylvie m’a engueulé et m’a dit, alors qu’on venait d’avoir un petit garçon : “Pour ton petit plaisir égoïste de capitaliste européen, tu vas faire un orphelin.” Après ça, nous n’avons plus jamais pris les mêmes risques.

Le mal jaune

Je suis allé enregistrer au Sri Lanka les derniers guérisseurs percussionnistes avant qu’ils ne disparaissent complètement. C’était en 73, alors que je tournais mon film “La Bonzesse”, j’y suis d’ailleurs retourné en 2005 pour produire de nouveaux disques. A Bali, ensuite, j’ai enregistré les grands gamelans aujourd’hui affadis par le tourisme de masse. En Thaïlande, nous sommes allés sur une petite île qui était alors presque entièrement recouverte par la forêt vierge pour y enregistrer un disque merveilleux de musique ethnique. C’était à Koh Samui, qu’on connaît maintenant pour ses discothèques, ses plages, ses grands hôtels et ses piscines… Même si nous sommes allés en Amérique latine, au Maroc, à Madagascar,


on ne s’est jamais remis de l’Orient, du sud-est asiatique. Voilà quarante ans qu’on y retourne inlassablement, et que j’y fais des enregistrements. Nous sommes atteints du mal jaune!
Dans les années 70, quand je revenais de Bali, de Katmandou, du Mexique, le journal Rock’n’folk m’ouvrait ses pages pour parler de ces musiques-là. C’est aujourd’hui inimaginable. Tout est trop sectorisé. Même dans la musique rock dont je suis devenu une sorte d’“historien” - j’ai quand même publié une quarantaine de bouquins sur le sujet !-, tu ne trouves plus les mêmes têtes à un concert new wave, à un concert de musique kabyle, à un concert reggae… Les gens s’isolent dans leur chapelle. Tout ça pour dire que je ne connais pas “mon” public, celui qui achète mes disques d’ethnomusicologie. Il y a à la fois moins de journaux et de magazines, moins de pages sur la culture, moins de rubricards spécialisés dans ces musiques-là. C’est devenu très difficile de communiquer. Mes disques sont des témoignages sur des traditions ancestrales qui disparaissent à vitesse grand V. Ce ne sont pas des disques grand public. Mais ils se vendent chacun en moyenne à 1000 exemplaires par an. Sauf Bali et la Thaïlande qui ont atteint les 10 000. Mes disques chez Arion, Sunset, Buda Musique et Frémeaux sont vendus dans le monde entier, dans les universités, les médiathèques et sonothèques et les musées comme Guimet et Branly. Il est là, “mon” public. Il peut maintenant redécouvrir mon tout premier 33 tours, ou découvrir ce coffret double CD KATMANDOU 1969, avec un superbe et très complet livret comprenant un texte éclairé de notre fille Susie Jouffa, diplômée en histoire de l’art hindouiste et bouddhiste, illustré de photos de notre voyage initiatique prises par Sylvie.

Entretien avec Baptiste Vignol

(Photos Sylvie Jouffa)

Pour lire le deuxième entretien de François Jouffa paru en mars 2014, cliquer ici.

Eddie Barclay, reviens! Ils sont devenus fous.


Les métiers de la musique sont régis, tenus, financés par de nombreuses sociétés de perception qui, autour de la Sacem, gèrent les droits des artistes et des producteurs. Créées par Jack Lang au début des années 80, ces sociétés civiles (Sacem, Sacd, Scam, Adami, Spedidam...) ont pour unique objet de soutenir la création.
Parmi ces organismes, la Société Civile des Producteurs Phonographiques (Scpp) fait aujourd’hui parler d’elle. Pourquoi? Parce qu’un rapport officiel vient de révéler le salaire annuel de son directeur général, M. Marc Guez: 300 000€, pour une structure qui ne compte qu’une quarantaine de collaborateurs et ne traite qu’un peu plus de 60 millions d’euros de droits. En comparaison, la Sacem (dont le salaire du patron, M. Bernard Miyet, est 143% supérieur à celui de Marc Guez… Prenez vos calculettes… c’est à tomber par terre…) traite quelques 950 millions de droits et emploie 1400 personnes… Des rémunérations indécentes quand on sait que ces sociétés fonctionnent et s’engraissent grâce aux œuvres de milliers d'artistes qui, pour la plupart d'entre eux, dans le contexte actuel, peinent à survivre. Des émoluments scandaleux quand on sait que ces salaires sont censés être contrôlés par les conseils d'administration dont les places sont parfois fort bien rémunérées...
Pour justifier la rémunération de ce bon Marc Guez, la Scpp croit juste d'indiquer qu’elle est équivalente à celles des patrons des majors du disque. Quoi? Messieurs Zeitoun & co, aux dents trop blanches et aux imbéciles lunettes de soleil, "se feraient" encore 30 000 € par mois ? Quand on sait que le marché du disque s’est effondré de plus de 50% en 5 ans et que ces gonzes-là, par leur mauvais choix, leur morgue, leur manque de culture, d’audace et d’imagination, leur obsession de ne pas perdre une once de leurs privilèges, n’y sont pas tout à fait pour rien…
Ajoutons également pour finir de nous dégoûter que les notes de frais du patron de la Sacem s’élevaient, d'après ce rapport, en 2008 à 29.212€. Que début 2007, l’un des barons de cette maison s’est offert avec la carte de crédit de sa boîte, entre autres menues dépenses, 12 jours de vacances en Guyane et 10.512€ de “cadeaux”. De quoi rendre furieux les artistes à qui l’on rend leurs contrats, les producteurs indépendants qui ferment boutique, les musiciens qui ne tournent plus, les ingénieurs du son qui pensent à changer de métier...

À lire, cet article d’Emmanuel Berretta publié dans Le Point