Dessine-moi un mouton


Alors qu'on croyait avoir tout entendu, certains airs vous attrapent et vous donnent de la rage au cœur. Ces chansons sont souvent sociétales, condamnent presque toujours les comportement grégaires, dénoncent la fascination pour l'argent, le confort et la sécurité, et deviennent parfois, en dépit de certains clichés, des hymnes générationnels. Il y eut Le déserteur (1) de Boris Vian dans les années 50, sans doute inspiré d’un poème d’Archiloque qui se vantait d’avoir déserté, La Montagne (2) de Ferrat en 1963, Hexagone (3) de Renaud après l'élection de VGE, Antisocial (4) de Trust au début des années 80, L'Homme pressé (5) des Noir Déz en 1996 derrière lequel se cachaient, selon les interprétations, Martin Bouygues ou Jean-Marie Messier, et le On était tellement de gauche (6) de Christophe Miossec en 1997.
Voilà que tombe ces jours-ci le premier extrait du nouveau disque de Saez, un artiste attachant dont, à regarder le parcours, on ne peut douter de l'intégrité. Cette chanson-là crie "J'accuse !" et malgré ses lieux communs, ses approximations, couve et déclenche une telle énergie qu’elle vous fiche un coup de jeune et qu’elle en devient psychotonique. “Il parait qu'il faut virer les profs/ Et puis les travailleurs sociaux/ Les fonctionnaires qui servent à rien/ Les infirmières à 1000 euros/ Faut qu'ça rapporte aux actionnaires/ La santé et les hôpitaux/ Va t'faire soigner en Angleterre/ Va voir la gueule de leur métro…” Une piqûre d'EPO qui vous ferait bêler le poing tendu : "Oh non l'homme descend pas du singe/ Il descend plutôt du mouton !" Toute la magie d’une chanson. Qui rappelle en outre ce vieux conseil de Nietzsche : « Veux-tu avoir la vie facile ? Reste auprès du troupeau et oublie-toi en lui ».

Baptiste Vignol

(1) "Refusez d'obéir/ Refusez de la faire/ N'allez pas à la guerre/ Refusez de partir..."
(2) "Leur vie, ils seront flics ou fonctionnaires/ De quoi attendre sans s'en faire/ Que l'heure de la retraite sonne/ Il faut savoir ce que l'on aime/ Et rentrer dans son H.L.M./ Manger du poulet aux hormones"
(3) "J'me souviens surtout d'ces moutons/ Effrayés par la liberté/ S'en allant voter par millions/ Pour l'ordre et la sécurité"
(4) "Tu bosses toute ta vie pour payer ta pierre tombale/ Tu masques ton visage en lisant ton journal/Tu marches tel un robot dans les couloirs du métro..."
(5) "Je suis un militant quotidien/ De l'inhumanité/ Et puis des profits immédiats/ Et puis des faveurs des médias..."
(6) "On ne pense plus qu'à notre poste/ Là où on était prêt à se battre à mains nues/ Car on pense au loyer, à la femme et aux gosses/ À notre honneur et à tout ce qu'il a fallu/ Comme coups bas, comme ripostes/ Contre des collègues qui vous tuent..."


Du devoir de se taire


À cultiver une improbable originalité, on finit parfois à côté de la plaque, et c’est peu dire ! Dans un article consacré au décès de Jean Ferrat, le journaliste Serge Kaganski vient d'en faire la démonstration. Mais à relire la devise de son blog (« Serge s’exprime librement sur tous les sujets auxquels il ne connaît rien »), il n'y a pas grand chose à faire face à un monsieur de cet acabit. Il casse toujours la baraque ! Ce qui est tellement pratique quand on écrit n'importe quoi... Et pourtant. Faut-il laisser passer ce genre de raccourcis sans réagir?
À lire Kaganski, pour qui seuls les enfants de communistes connaissent aujourd’hui Jean Ferrat, « Duclos, Aragon, Éluard » sont sans doute ces cocos dont on eut si peur chez les bourgeois. Rappelons qu’Éluard - tout comme Breton d’ailleurs et Benjamin Péret - ne fit qu’un bref passage au Parti, son adhésion relevant davantage de la posture intellectuelle. La gloire d'Éluard procède de son engagement au côté de la Résistance dont Aragon fut également un grand poète. Et s’il est vrai que la fidélité de ce dernier, qui resta membre du Comité Central du PCF jusqu’à sa mort, ne s’est jamais démentie, elle ne fut pas si aveugle et c’est sans doute par souci de fidélité - ou par dandysme - qu’il ne sut rompre que bien tard les liens qu’il entretenait avec Moscou. Alors le communisme de Jean Ferrat because Aragon, c’est presque grotesque, pour le moins réducteur.
À lire Kaganski, Ferrat était « raide » et « peu enclin à la gaudriole ». Triste mélomane qui ignore combien Ferrat, autant que Gainsbourg et Ferré (qu'il privilégie dans son papier) chanta (sur des arrangements souvent jazzy et remarquablement orchestrés) la bagatelle et l'amour physique. Qu'il écoute Horizontalement (1963), À Santiago (1967), Je vous aime (1971), Une femme honnête (1972), L’amour est cerise (1980), La bourrée des trois célibataires (1980), Vipères lubriques (1985), Le Kilimandjaro (1985)…
À lire Kaganski, Ferrat est « né Tenenbaum, ce qu'on ignorait, et qui ajoute une épaisseur au personnage ». Là, on frise la faute professionnelle… Ça n'est pas parce que Kaganski l'ignorait qu'« on » l'ignorait avec lui… Qui l’ignorait d’ailleurs, sinon les freluquets mais pas les politiques dont certains voulaient qu’il se taise pour effacer à leur aise ce pan de notre Histoire entaché par l’indifférence et la collaboration ? Quiconque s'intéresse à la musique populaire ne peut pas ignorer que l'auteur de Nuit et brouillard perdit son père en 1942, massacré à Auschwitz.
À lire Kaganski enfin, Ferrat est ignoré des jeunes générations. Pas faux. Mais cela résulte de l'attitude du chanteur, et non de ses chansons, qui n'a jamais joué le jeu des médias, fait ses adieux à la scène en 1972 et vivait reculé en Ardèche depuis la fin des années 60. Pour autant, et ça, Kaganski devrait le savoir, chacun de ses albums rencontrait un formidable accueil populaire, s’écoulant souvent à plus d’un million d’exemplaires. Enfin sait-il, Kaganski, que Dominique A - mais peut-être l’ancienne plume des Inrocks trouve-t-elle Dominique A «ringard» - se place dans le sillage immédiat de Ferrat ? « Avec le recul, c’est de Ferrat que je me sens le plus proche » révélait-il à Gilles Médioni de L’Express à l’occasion de la sortie de son album LA MUSIQUE (2008). Pour la jeunesse qui méconnaît la chanson d’avant les années 90 et la regarde à l’aune des disques de Dominique A, Katerine ou de Jean-Louis Murat, « ça le fait » pour reprendre l’expression avec laquelle, avec un brin de jeunisme, le critique rock Serge Kaganski conclut son papier.

Baptiste Vignol

"Notre France, après la mort de Jean Ferrat" par Serge Kaganski

Merci Monsieur


En décembre 1979, Georges Brassens déclarait dans VSD : "S’il fallait faire un palmarès de mes chanteurs préférés, je dirai qu’en France il y a cinq grands : Charles Trenet, Tino Rossi, Jacques Brel, Jean Ferrat et Guy Béart. J’insiste sur Guy Béart, car on l’oublie toujours."
En 1979, Brel reposait déjà aux Marquises. Tino Rossi mourrait en 1983, deux ans avant la première édition des Victoires de la Musique. Jamais honoré par ses pairs, Charles Trenet rendit l'âme en 2000. Jean Ferrat, lui, vient de s'en aller. Son ultime compilation, sortie fin octobre 2009, se sera vendue, au jour de sa disparition, et sans aucune promotion (!), à 145 000 exemplaires. Mieux que les derniers disques de Mylène Farmer, Benjamin Biolay, Charlotte Gainsbourg ou Gérald de Palmas !
Cette Victoire que ne cessa de modeler pour lui le Public au sens le plus noble du terme vaut bien les piètres trophées que l’on remet en grande pompe aux idoles encensées par les grand-messes télévisuelles. Il ne saurait y avoir pour Ferrat d’autre Victoire d’Honneur.
Puis il y a Guy Béart. "Insistons sur Béart, car on l'oublie toujours." Même si, alors qu’aucun média n’en avait parlé depuis plus de dix ans, le Nouvel Observateur, grâce à Sophie Delassein, lui a consacré trois pleines pages en décembre 2009, nous apprenant notamment que le poète avait enregistré chez lui, avec la crème des musiciens français, "douze nouvelles chansons splendides" qu'aucune maison de disques ne s'est encore décidée à distribuer...
En attendant que les censeurs des Victoires ne révisent leurs classiques, et que les patrons de labels ne fassent preuve de mémoire, Jean Ferrat, l'homme qui chantait Nul ne guérit de son enfance, n'est plus. "Amour orange amour amer / L'image d'un père évanouie / Qui disparut avec la guerre / Renait d'une force inouïe..." Auschwitz, Drancy sont des stigmates que Jean Tenenbaum a porté en toute discrétion sans manquer à l'Honneur mais qui ont nourri l'œuvre de Jean Ferrat. Contre la barbarie qu'il a dénoncée sans faux-semblant, il a fait le choix de l'amour qu'il a chanté comme personne. La chanson française est en deuil et la France toute entière. De quoi laisser sans honte couler nos larmes.

Baptiste Vignol

Victoire


Par l'éditeur musical Laurent Balandras.
« La grande perdante de la soirée », cette phrase sibylline glissée çà et là dans divers comptes-rendus de la 25ème soirée des Victoires de la Musique afin d’évoquer Charlotte Gainsbourg a de quoi laisser pantois. Je ne peux personnellement que me réjouir du triomphe d’Olivia Ruiz, étant impliqué dans sa carrière depuis plus de huit ans (déjà). C’est là une reconnaissance obtenue à force de détermination, d’exigence, d’audace, sans concessions. On peut toutefois aimer une artiste jusqu’à la déraison sans en vouer une autre aux gémonies. Charlotte Gainsbourg a remporté bien des victoires ce soir-là, ô combien gratifiantes. Celle tout d’abord d’avoir été nominée dans trois catégories sans le poids d’une major. Mieux, son producteur, Emmanuel de Buretel, est un des personnages les plus controversés de la profession malgré des succès systématiques et un cheptel d’artistes remarquables, qui ne cessent de provoquer les rictus de ses détracteurs. Jamais tapageuse, arpentant son parcours avec un souci constant de qualité, que ce soit au cinéma comme dans la chanson, Charlotte est une interprète majuscule. Sa prestation dans l’hommage à Michaël Jackson, toute en finesse, déstructurant l’œuvre pour en livrer le texte brut, nous rappelant qu’une chanson est la composante de quatre facteurs fondamentaux à savoir, un texte, une musique, un arrangement puis un interprète, ne devrait pas provoquer les jugements parfois humiliant émis par nombre de bloggeurs. Fallait-il qu’elle se ridiculise en moonwalkant bêtement ou en singeant le remontage de couilles tels les milliers de clones pathétiques du King of Pop ? Soyons fiers qu’une artiste de cette envergure, qui a su inspirer - faut-il le rappeler ? - des cinéastes du calibre d’Emmanuele Crialese, James Ivory, Lars von Trier, Patrice Chéreau, Franco Zefirelli (pour n’en citer qu’une poignée), des chanteurs du niveau de Madonna, Etienne Daho, Divine Comedy ou Beck, qui cumule deux Césars, un Prix d’Interprétation à Cannes, ayant donné la réplique à Sean Penn, Gaël Garcia Bernal, William Hurt, Terence Stamp, entre autres, soit venue honorer de sa présence cette cérémonie. Charlotte est une artiste de la chanson depuis peu. Elle ne peut se targuer d’une expérience scénique solide et ses ressources vocales ne rivaliseront jamais avec quelque Susan Boyle que ce soit. Il n’empêche. Charlotte Gainsbourg est de ces rares personnalités que l’on peut qualifier de «star» sans en galvauder le sens. Affronter, en direct, un soir de cérémonie, un public essentiellement composé de professionnels blasés est une autre victoire remportée par Charlotte. Si elle fut donnée favorite, ce n’est pas de son fait. De nombreux médias claironnaient en chœur depuis des semaines l’adoubement d’une artiste qui n’en demandait pas tant. Les mêmes surlignent sa défaite depuis dimanche. Quelle injustice ! Si défaite il y a, elle revient aux pronostiqueurs qui ont annoncé Charlotte victorieuse comme d’autres prédisent les élections sur la base de sondages dont la valeur est une vaste fumisterie. On peut ne pas apprécier sa voix, ses chansons. On ne peut que la saluer d’avoir joué le jeu, pris des risques, et s’être imposée dans ce cercle restreint avec grâce et légèreté. Charlotte a gagné ses premières victoires de chanteuse haut la main.

Laurent Balandras