Sous le soleil de ses mains

 
(Photo Laurent Calut)

Que cachent-elles, ses mains ? Quel sang d'or les irrigue ? Ses mains qui caressent, chevauchent, réveillent son piano. Clignotent comme des lampions de bal pour saluer la foule – deux soleils blancs enrayonnés… Ces mains qui décollent à la verticale, stationnent en apesanteur, tel deux colibris qui voudraient fiche le camp, lui échapper, puis repiquent en plongeant sur l'océan de son clavier. Quel génie domptent-elles ? Quand elle recoiffe sa crinière fauve. Qu'elle tapote en douce le châssis de son piano comme le cavalier flatte l'encolure de son cheval pour le remercier. Qu’elle caresse (de la main gauche) l'épaule de Mehdi Benjelloun, l’un de ses deux choristes, tandis que de l'autre (la droite), elle se saisit sur Rien que de l'eau d'une longue mèche blanche qui pointe sur le front de Guillaume Eyango : Elle / En attendant l'orage / Elle te pardonnera ton âge / Et l'argent de tes cheveux...” Que disent-elles encore, ces mains ? Quand elles éclosent vers le public. Se serrent en un poing rageur : “Révoltons-nous !” Ou s'unissent dans son dos lorsqu'elle regarde, à la façon d'une promeneuse sous la voûte étoilée, ses cuivres s'enflammer… Qu'enfantent-elles enfin, ces mains d'où naissent l'encolure de ses chansons ? Ces mains qui nous mènent à Bahia. À Vancouver. En nous rendant fiers d'être là. Et qui, dans un geste émouvant, applaudissaient hier soir au Zénith de Toulouse les cinq mille spectateurs qui l'acclamèrent longuement en scandant des «Véro ! Véro !» enamourés. Et ce sourire, dites, d'où vient-il? Et cette voix? Phosphorescente, tombée du ciel... D'où sourd-elle? Et cette poésie? Cette grâce, douce et violente à la fois? Mystère. D'elle.

Baptiste Vignol

 

 

Envoyé spécial à Nevers

(Photo Jérôme Pellicer)

C’est dans un magnifique petit théâtre à l’italienne inauguré en 1823 que Lynda Lemay s’est produite à Nevers ce 23 janvier 2024. Car sa nouvelle tournée passe par toutes les villes de la francophonie. Qu’elle chante à l’Olympia, à Bordeaux, Lausanne, Bruxelles ou sur les bords désertés de la Loire, la Québécoise, sitôt la salle plongée dans le noir, débute son concert en entrant par derrière, dans le dos des spectateurs, avec une chanson d’ouverture qui lui permet, en l’effleurant, de saluer son public et de lui dire au plus près son bonheur de le retrouver. Suivront une trentaine de chansons, de scènettes même (leur durée peut avoisiner la dizaine de minutes) que cette interprète majuscule dévoile telle une vraie comédienne avec une justesse épatante. En effet, que son propos verse dans l’humour (La visite), le mélodrame (De tes rêves à mes rêves), le comique (Le mime), l’ironie (Les souliers verts), la sensualité (J’veux des baisers), les affres du grand âge (Ta robe), la cruauté religieuse (Le bijou) ou le sens de la vie (La grande question), Lynda Lemay vise toujours dans le mille. Remarquablement accompagnée par deux musiciens (Claude Pinault à la guitare et au piano, Marc Angers au violon), dont les chœurs rocailleux l’escortent comme deux drakkars sur les fonds abyssaux de son inspiration céleste, Lynda Lemay aborde tous les thèmes (rien ne l’arrête), les effeuille, les dissèque sans ambage dès lors qu’ils touchent à l’intime, c’est-à-dire au cœur battant de nos vies. À Nevers comme ailleurs, les salles combles succombent au talent pur de cette femme-capitaine dont la longue chevelure, la longue silhouette, les longues notes tenues, la longue élégance – cette élégance qui semblerait presque onduler comme une flamme revêtue de dentelle noire – captivent l’assistance. Alors, chacune, chacun, carré dans son fauteuil, son velours rouge d’un soir, bercé par ces complaintes terriblement humaines et si follement écrites, chacun, chacune se prend à rêver que cette longue et captivante sorcière aux yeux d’amande soit une amie (ce qu’elle est déjà, puisqu’elle recueille les confidences de son public depuis presque trente ans !), une mère, une sœur, même une amante. Après deux heures et demie d’un spectacle qui n’est jamais tout à fait le même selon la ville où elle se trouve puisque Lynda Lemay dépoussière tous les soirs une dizaine de pépites qui le public lui aura réclamée la veille via sa page Facebook, c’est évidemment sur Le plus fort c’est mon père, son titre fétiche, qui la fit connaître des deux côtés de l’Atlantique, qu'elle clôt ces retrouvailles devant une salle qui se sera levée d'un bond, admirative et définitivement ferrée par la poésie d’une artiste à l’impudeur contagieuse.

 

Baptiste Vignol



Georgio, Sergueï, Véronique et les autres


Le Figaro s’est amusé le 19 décembre 2023 à établir en direct sur son site le classement des 30 plus grandes figures de la chanson française  – franco-française aurait-il dû préciser puisqu’étaient absents du panel des 50 candidats potentiels Jacques Brel (sa présence aurait de fait évincé le trentième de la liste définitive), Stephan Eicher (le tandem qu’il forme avec Philippe Djian n'est rien moins qu'admirable) et quelques Québécois(es). Impossible enfin de ne pas regretter l'absence dans ce panel de Nino Ferrer et d’Anne Sylvestre, ces géants. De Juliette Armanet, Vianney et d'Albin de La Simone aussi ? Restons sérieux. Un classement, donc, avec ses limites, élaboré par les journalistes Olivier Nuc, Nicolas Ungemuth et Thomas Baracco (une sensibilité féminine n'aurait pas fait tache). Qu'en dire au final? Qu'il a de la gueule, parce que les « grands » y figurent, même si l'on peut s'étonner de certaines positions et d'y trouver les très estimables certes mais pas complétement incontournables Gérard Manset, Alain Chamfort ou Bertrand Burgalat. Franchement, Burgalat qui devance Francis Cabrel... Est-ce que ce monde est sérieux? Sinon, le débat, qui dura plus d’une heure et demie, fut sympathique à regarder, Nuc et Ungemuth s'efforçant avant tout d'être honnêtes et lucides. À la question de savoir si Édith Piaf devait devancer Barbara, Olivier Nuc fit à juste titre remarquer: « Barbara est plus originale, plus influente aujourd’hui qu’Édith Piaf. Piaf, elle est au musée », sans que cela n'empêche la Môme (5) de précéder la Longue dame brune (6). Moment rigolo (parmi d’autres), lorsque Thomas Baracco, au bord de l'évanouissement, interrogea, outré, ses camarades qui venaient d'évincer l'Elvis Presley de Marne-la-Coquette au profit de la Reine des Kékés : «Quoi?! Johnny Hallyday sorti du Top par Brigitte Fontaine?» Ben oui Thomas. Ceux qui connaissent la chanson, aiment son audace et chérissent sa richesse n’ont pas tous quelque chose en eux du vieux Johnny.

Baptiste Vignol



Chansons fatales

C’est un disque scintillant, BLASON, où Nicolas Comment, de son timbre grave tout en volupté, dresse et de manière détaillée l’éloge mélancolique de quelques idoles et modèles sous la forme d'adamantins portraits chinois sur lesquels officient les voix délicates de Brisa Roché et de Milo McMullen ; ainsi la peintre et poétesse Nahui Olin dont Comment, dans le recueil publié en parallèle du CD, montre une magnifique photographie datant de 1925 d’où surgissent comme une foudre ses «fatals yeux de chat» ; ainsi la divine Nico («C'est sur la terre astrale / De la blanche Ibiza / Que l'icône de Christa / ... se brisa»); ainsi les amants de la Beat, la Beat Generation («Dans vos veines bleu ciel coulait le vif-agent : / Ne plus s’agenouiller devant le dieu argent / Ayant fait à peu près le vœu de pauvreté / Vous vous portiez garants de l’âpre liberté…») ou bien encore Wanda von Sacher-Masoch (« De colères enflammées / En langueurs consumées / Ma féroce despote / Aux jambes qui pivotent / Et… cillent / Étire tes beaux membres / Sur l’ottomane tendre / Et damassée de rose / Où ton sexe en symbiose / Brille.» Mais c’est avec Hanel, cette chanson idéalement interprétée par Milo, et par laquelle l'auteur ressuscite Hanel Koeck, Allemande «aux yeux d'aigue-marine» que Pierre Molinier shoota, entre autres choses, à Bordeaux, que Nicolas Comment tutoie la grâce, paroles et musique : «Dans des postures osées / Ajustant ses bas dix deniers / Devant les yeux de Molinier / Hanel contre quyelques deniers / (Inutile de le nier) / Tend de ses joues les fossettes / Au 7 de la rue des Faussets.» Histoires de l'art.

Baptiste Vignol
 
 
 

Pari gagné

En trois années pile, et onze disques originaux, Lynda Lemay aura donc, avec une inspiration dont la fraicheur force l’admiration, enregistré davantage de (bonnes) chansons qu’Étienne Daho en quarante ans de carrière. En effet, 1111 jours après la sortie d’IL ÉTAIT ONZE FOIS le 11 novembre 2020, la plus singulière et la plus pétillante des artistes québécoises vient de boucler ce marathon discographique en livrant les deux derniers volumes de son insensé projet. Si l’avant-dernier, ENTRE LE RÊVE ET LE SOUVENIR, reprend onze chansons de jeunesse (parmi lesquelles La Veilleuse qui figurait sur son premier 33 tours en 1990), l’album final de cette odyssée, LE BAISER DE L’HORIZON, dévoile les ultimes bijoux de cette formidable collection, bijoux qu’elle aura ciselés pour ses parents, Alphonse et Jeannine Lemay, dont une photo illustre la pochette. Nul n’écrit en francophonie comme le fait Lynda Lemay, avec ce regard unique, celui des grands maîtres réalistes qui notent du bout de leurs pinceaux d’imperceptibles détails de nos vies quotidiennes qu’avec un réel génie d’écriture elle parvient à rendre tellement éclatants qu’ils peuvent émouvoir jusqu’aux larmes. Mais nulle ne chante plus non plus comme le fait Lynda Lemay, avec l’art, la précision et la délicatesse des grandes diseuses du music-hall, Juliette, Cora, Colette et Patachou. Et nul enfin ne mène encore avec une telle gourmandise pareille carrière trente-trois ans après ses débuts tonitruants (elle fut à l’aube du millénaire nommée cinq fois de suite aux Victoires de la Musique), remplissant sans l’appui des médias toutes les salles de spectacle où ses tournées-marathon la mènent à travers les provinces de Belgique, de France, d'outre-mer, de Suisse et bien sûr du Québec. Cette liberté, cette liberté folle, Lynda Lemay l’a gagnée jusqu’au dernier flocon, car nul autre n’entretient avec autant d'authenticité un tel lien fait d’amour, de générosité, d'humour et d’élégante proximité avec son public, cette foule qui l'escorte et qu'elle chérit. Le 18 décembre 2023, elle chantera pour la soixante-troisième fois sur la scène de l’Olympia, son « chez elle » parisien, complet depuis plus de six mois, donnant déjà rendez-vous à ses admirateurs le 18 novembre 2024 pour une soixante-quatrième communion boulevard des Capucines! Pourquoi cet ineffaçable succès? Pourquoi cette fidélité? Cette ferveur chez celles et ceux qui, par dizaines de milliers, l'écoutent en prière? Parce que les chansons de Lynda Lemay, qu’elles soient dramatiques ou légères, ne se gâtent jamais. Elles refleurissent sans cesse dans l’éclat du sourire de cette interprète théâtrale et dans la douceur captivante de ses grands yeux bleus gris auxquels rien, mais vraiment rien n’échappe des travers humains.

Baptiste Vignol 



Ce que sème Coline

Voilà l’un des très beaux disques de l’année. En treize chansons lumineuses, Coline Rio dévoile une rare finesse d’expression, poétique, méandreuse – mais limpide – que sa voix claire, légère comme une flamme, porte aux nues. D'Elle laisse, ensorcelante plage d’ouverture (et fort beau clip) comme une ode à la liberté, à Ce qu’il restera de nous («…le bruit du silence après l’éclat de nos cris…») qui clôt l’album et lui donne son titre, les pépites s'enchainent : On m’a dit, par exemple, sur les coachs en tous genres (« Et ta voix, cristalline, / Est trop fine / Sois moins clean / Sois plus brute / Faut t’changer Coline»), ou Ma mère, sur les liens mystérieux et les reflets de la descendance («Ma mère a des rires / Et des larmes cachées / Dans ses sourires / Des amours inavouées»). Monstres aussi (et ses superbes vocalises) sur le « flou » qui nappe nos êtres ; La Rivière (et ses chœurs sensoriels, fougueux et mordants) sur le souffle purifiant de l'eau («Allongée dans la rivière / Quand mon corps se fait de pierre / Oh j'y respire / J'y respire»). Homme, ce trésor de la chanson post #MeToo. Cartographie, brûlante et charnelle («Je sonde curieuse, tes plaies indolentes / Griffures, morsures d'anciennes passantes / Houleuses luxures / Je divague en ton antre...»), ou Se dire au revoir qui, a contrario, dépeint les braises éteintes... Se laisser prendre par la voix de Coline Rio et découvrir le penchant de ses mots, le versant de ses mélodies, leurs collines brumeuses – mais dorées – qui s’ouvrent vers un avenir éclatant dont il devrait rester beaucoup. Coline, Clara, Zaho, Pomme, Gabi, Marie-Flore, Angèle... Nous y sommes. La jeune chanson d'avant-garde est définitivement devenue féminine. De sa bouche souffle un vent sauvage, elle est sa rumeur et son bruit... Le vieux poète avait raison.

Baptiste Vignol 



Le prix d'une sucette

Que dire sans être trop élogieux de CRASH CŒUR, le troisième album d’Eddy de Pretto qui, hosanna, fait la couverture de Télérama? Qu’il est aussi vide, mal écrit et bouffi que sa pochette est laide. Putain, l’amour, c’est un sujet porteur pourtant… Et voilà 14€99 jetés par la fenêtre. C’est pas rien.

Baptiste Vignol