Femme fleuve
No comment
« Biolay, c’est Gainsbourg, sans les chansons. » Ah, les colleurs d’étiquettes… C’est oublier que Biolay fait avant tout du Biolay, que l’urgence sourd de ses chansons, jusque dans ses formules inabouties parfois, qu’il expédie comme un torero chancelant, mais qu’il est capable, comme peu de chanteurs français, de fulgurances poétiques. D'ailleurs, pour ces huit vers, extraits du titre La Mémoire qui figurait sur VOLVER (2017), tout lui sera toujours pardonné: « Il y a bien quelques soirs / Où la mémoire recrée / Ta petite robe noire / Et ton grain de beauté / Celui sur ta poitrine / Comme un astre égaré / Quand la nuit de morphine / Devient l’aube dorée… » Certains pensent qu'il n'y a rien de mieux dans l'existence qu'une bonne chanson. Ah si, une autre bonne chanson... Le dernier album en date de Benjamin Biolay, GRAND PRIX, sorti le 26 juin 2020, n'en manque pas. Immédiatement consacré par Comment est ta peine?, le tube de l’été pandémique, ce disque sue la classe, le désir et la mélancolie. Il a l’éclat sombre et cuivré d’une arène bondée par un temps d’orage. Inutile d'aller chercher plus loin la prochaine Victoire de l’album de l’année (celle du chanteur reviendra à Francis Cabrel). Les jeux sont faits. La voix de Biolay n’a jamais été aussi magnétique, hâlée, caverneuse, épaisse, éraillée. En un mot séduisante. Et comme le savent celles et ceux qui connaissent la chanson, un chanteur, c’est d’abord une voix. Ça n’est même que ça. Pour parachever ce hat trick, Biolay propose avant Noël une édition «de luxe» enrichie de cinq inédits (qu’il a l’honnêteté de sortir en parallèle sur un EP) dont un trésor d'impudeur, Je reviendrai, qu’aucun clone pâlichon de Serge Gainsbourg n’aura jamais l'étoffe d’écrire. Affirmatif. Et quoi d'autre?
Baptiste Vignol
La voix du seigneur
«Si j'ai bien deux ou trois Jean en moi / J'ai une armée de Louis...» (Le mec qui se la donne) Ainsi commence BABY LOVE DC. Comment mieux le dire? Murat est un type qui se donne, s'offre, sans compter. Sorti en octobre 2020, voilà la version mise à nu, monacale, esseulée, du disque BABY LOVE qui datait du mois de mars précédent, où perlaient notamment deux chansons d'amours débutantes, Si je m'attendais et La Princesse of the Cool. Leur relecture «déconfinée», ainsi qu'elle fut présentée avant la seconde quarantaine, s'agrémente de trois inédits de haut vol: Prince ahuri («Suis-je ce vivant / Qui ne sait pas qu'il / Est mort?»), L'Arc-en-ciel («Je suis devenu / Un coucher de soleil...») et Que dois-je en penser dans laquelle le Puy-de-Domois, en moins d'une minute et quarante secondes, dit tout des passions finissantes qui sont le terreau noir des poètes de grand air: «Les histoires d'amour / Font tout le monde chier / Rebelote / Remettre ça / Sur le métier / Quel con.» Glacial. Un chanteur, c'est une voix. Et ça n'est même que ça. Qu'il trempe dans l'humus où l'artiste sème ses chansons. Les interprètes s'en trouvant dépourvus – ils composent le gros du troupeau – n'échapperont jamais au dédain du public. C'est ainsi. La voix de Jean-Louis Murat, elle, suggère la beauté sensuelle des brumes qui trainent en fumées sur les tourbières du Cézallier. D'une clarté mauve, animale, qui semble tomber des étoiles, elle tamise le fond de nos vies.
Baptiste Vignol
Chanteur à scratch
Le pire disque de l’année? Même pas, tant l'album est insignifiant. Mais le plus risible sûrement si l’on considère l’aura médiatique dont bénéficie cet artiste en qui Paris-Match voit le nouveau « poids lourd de la chanson ». Hum. Pauvre Vianney. Qui de sa voix vaine et vague ne peut s’empêcher de bramer comme un veau. Voudrait-il insuffler du caractère, du corps, de l’épaisseur à ses chansons? L'ensemble est plutôt gênant. Que de platitudes débitées («Les filles du sud, je vous le dis / Ne sont pas n'importe qui...»), écrites avec les pieds («On m’a dit qu’c’était là que tu venais souvent / J’ai pensé “n’y va pas” et j’suis venu pourtant…»), que de clichés bêtifiants («Mes amis je veux qu'à mon départ, vous chantiez...»), d'images approximatives («Les graines au soleil se sont vues sécher...») et de rengaines lourdingues («S'il n'y a que du cœur qu'on voit bien / Avant toi je ne voyais rien...». Que de thématiques délavées aussi: «On fera mentir l’époque, on va quitter Paris / Puis j’te chanterai “En cloque” en attendant le p’tit». Le «p’tit». Vaste programme… Que de fausse modestie surtout: «Mode, tu m’as aimé je crois, mais demain tu m’oublieras!» Deux Victoires de la Musique et hop, les gogos chopent le melon. Vianney prend donc la parole, se pose en «combattant» portant des baskets à scratch et déclare sûr de son talent: «Je connais la musique mieux que n’importe quel critique musical qui n’a jamais composé ou écrit…» Ok? Ce qui lui donne, juge-t-il, le pouvoir et l'autorité de sauver la réputation de Michel Sardou (dont Vianney n’aura jamais un centième du succès) parce que l'homme aux cent millions de disques vendus (45 tours, 33 tours et CD) serait «détesté par dix journalistes parisiens». Bien. Mais il assure aussi sans ironie: «#Metoo, le féminisme, c’est la bien-pensance générale». Quand l’hôpital se moque de la charité. Bah, les sermons de Vianney sonnent aussi creux que ses chansons. Inutile d'évoquer la pauvreté de leurs orchestrations, elles montrent à quel point le jeune homme est un piètre musicien. Qui bientôt, parait-il, prêchera la bonne parole dans The Voice. Ça promet.
Baptiste Vignol
À l'automne revenant
Voix chaude et familière, délices des intonations, textes impeccables, tournures stylisées, musiques azurées qui soufflent comme une brise du sud, un murmure de rivière. Francis Cabrel se déploie. À l’automne revenant. Et le tout parachève, après quarante-trois ans de carrière, une œuvre cathédralesque. Depuis C’est écrit en 1989, Cabrel est le chanteur français qui a le mieux dépeint l’amour vaste et ses incendies, ses envols, ses blessures, avec un sens du détail dans la narration qui n’appartient qu’à lui. S’il fut trop longtemps «cantonné» par la critique amère aux rêveries romantiques que furent ses premiers succès, Petite Marie, Je l’aime à mourir et L’encre de tes yeux, Cabrel a signé bien des sommets d'écriture qui l'auront consacré. La robe et l’échelle en 2008, À chaque amour que nous ferons sept ans plus tard, ayant même tamisé la chanson populaire d'une sensualité, d’un clair-obscur, bref d’un érotisme dont elle manquait. Dans son quatorzième album sorti le 16 octobre 2020, Francis Cabrel dévoile une nouvelle splendeur absolue, À l’aube revenant, qui scrute en profondeur, avec une minutie brélienne, comme un ciel où l’on n’ose croire que l’orage s’éloigne, la trajectoire déchirante d’amants que leurs vies contraignent: «Ils étaient deux passants / Dans l'anonyme foule / Dans ce fleuve qui roule / Dans la masse des gens / Ils se sont reconnus / Un peu trop tard peut être / Mais c'est se reconnaitre / En vrai qui est important…» Après cinq années de silence, le poète est revenu, immense, dans sa tranquillité.
Baptiste Vignol
Au travers des mots
Du verbe jaillit le rythme et du style flamboie le propos. Jeanne Cherhal fait feu de tout mot. Avec justesse, couleur et netteté. Son recueil, À cinq ans, je suis devenue terre à terre, paru chez Points, se découvre avec une attention pareille à celle qui nous transporte lorsqu’on observe à la loupe la poudre d’écaille sur l’aile d’un papillon. On y trouve des motifs et des soleils qu’on ne voit pas. Ici l’ombre d’un père dont on devine qu’il est l’architrave d’une moralité où l’artiste puise l'essence de son œuvre. Et là, des mots disséqués, lettre par lettre, afin d'en examiner le battement : «Un S qui promet en ondulant doucement, un E modeste et délicat posé là comme une plume de paon, un X explosif qui envoie tout en l’air et un Y débridé qui s’allonge en finale gracieuse sur le bas-côté, repu.» Avez-vous dit «sexy»? Plus loin, des descriptions riches et précises (le mot «Scène» est un modèle de peinture), des notes d’humour, salées et des envies d’infini : «Un bain de mer c’est charmant et plein de poésie, c’est sain, revigorant, recommandé, ça clapote et ça barbote, alors qu’on ne prend pas un bain dans l’océan. Dans l’océan on plonge. On navigue, on fend les flots. On n’est pas là pour faire des trempettes.» Mais également céans, en embuscade, au fil des cent-quarante-sept pages du glossaire, des expressions exotiques, des explosions de lave, des silences incertains, des maux de femme, des mots de luttes, d'émoi, d'amour et d’absolu, dont un «sans synonyme» («Suicide»), qui font l’éclat discret d'un autoportrait en quarante pièces détachées. Du cristal d’Islande.
Baptiste Vignol
Pop climatisée
Béart à jamais
All the best
On peut avoir vu Charles Trenet émerveiller le théâtre du Chatelet, Björk mettre en transe la Mutu, Charles Aznavour faire le show Porte Maillot ou Barbara rendre foldingue Mogador. On peut avoir vu McCartney sidérer Bercy, Orelsan emballer une Cigale pleine de banlieusards en K-Way, Jane Birkin émouvoir aux larmes le Bataclan en reprenant Avec le temps dans l’incandescence de ses quarante ans ou Bruce Springsteen seul à l’harmonica trôner sur la scène du Zénith. On peut avoir vu Serge Gainsbourg allumer « les petites pisseuses » de la porte de Pantin, Christine and the Queens dompter l’Accor Hotel Arena, Jean-Louis Murat mettre au pas la Madeleine ou Jeanne Added éblouir la Ravine Blanche. On peut avoir vu Mr 100.000 volts tutoyer l’Olympia, un Beau bizarre l'hypnotiser, Stephan Eicher l'électriser et Jeanne Cherhal seule au piano le mettre au garde-à-vous. On peut avoir vu Richard Desjardins ensorceler le Déjazet, Etienne Daho conquérir le Zénith en janvier 1989, Francis Cabrel stopper la course des nuages au théâtre en plein air de Saint-Gilles-les-Bains et, dans le même écrin, Julien Clerc serrer discrètement le poing en saluant la foule tel Roger Federer sur un retour gagnant. Le plaisir du travail bien fait. On peut avoir vu les Rita foutre le souk à la Cigale, Lynda Lemay cueillir L’Européen, Alain Bashung irradier l’Olympia ou Lhasa magnétiser le Grand Rex. On peut avoir vu Juliette Gréco régner boulevard des Capucines, Robert Charlebois bluffer Bobino, la Chetron sauvage chanter sous son arbre au Zénith et Diane Dufresne envoûter les Bouffes Parisiens. On peut avoir vu Cora Vaucaire au théâtre des Champs-Elysées, Brigitte Fontaine enflammer le Casino de Paris, Benjamin Biolay boxer Salle Pleyel et Harry Connick Jr mettre ko le Grand Rex. On peut avoir flanché pour Clara Luciani aux Francofolies, s’être ennuyé ferme en voyant Johnny à Bercy, avoir eu l’impression de marcher pieds nus sur le sable de Kare-Kare beach avec Crowded house à la Maroquinerie et chialé comme un gosse face à Charlotte Gainsbourg, divine, à La Cigale. On peut avoir vu tout ça. Sans jamais oublier le bonheur d'avoir vu John Prine pour de vrai. C’était au Gluepote, sur Ponsonby Road, à Auckland, Nouvelle-Zélande, en 1993. L’Amérique en plein cœur! John Prine est mort, parait-il. Aujourd’hui, sur le site de L'Obs, Baptiste W. Hamon, le plus ricain des songwriters français, l'interprète avec le respect des braves, et la casquette du Yankee. «Everything is cool, everything's ok…»