Seule au monde


Elle fut celle qui, unique. La voix des années 70. Femme orage au piano. Vibrato sidéral. Pour ses cinquante ans de carrière, France 3 lui a consacré sa soirée du 26 avril 2019. La grande variété était là, dans sa grande variété. « Quand elle est arrivée au Québec en 1972, rappela Robert Charlebois qui venait d’interpréter Vancouver, c’était une bombe anatomique. Une blonde vraiment solaire. On avait déjà vu des filles au piano, on avait vu Barbara… Mais dans le rock, on n’avait jamais vu une auteur-compositeur-instrumentiste. Elle avait la main droite de Keith Jarrett, la main gauche d’Elton John! Et les deux mains ensemble, ça faisait comme un Jerry Lee Lewis féminin. » Presque effacée, assise face à la scène, elle donnait l’air de redécouvrir ses trésors chantés par d'autres. Un sourire ici, un sourcillement par là. Tout était sage, cadré, joli. Et puis une Tefnout apparut, Chris, déesse de la pluie, revisitant Rien que de l’eau. Alors l'arène jubila. L’hommage se muait en offrande. Comme une ultime révérence. Cette Révérence que Véronique Sanson offrit seule au piano. «J'entends au fond de moi / Une petite voix qui sourd et gronde / Que je suis seule au monde »… Majestueuse. Bouleversante. Elle restera celle qui, musique.

Baptiste Vignol


Tout juste bon à garder les oies...



Qu’a-t-il donc fait? De l’œil à une gamine? Tenu des propos xénophobes? Cogné sa compagne? Fui le fisc? Déshérité ses enfants? L'Internet s’indigne et tend sa toile. «Murat ! Ta tête on l’aura.» En deux coups de fourchette, avec son bon sens agricole, le vacher de la chanson française a simplement déploré qu'un «rockeur» disparu ait pu, pendant cinquante ans, abrutir les foules (ce que l'essentiel de la «critique» pense). L’air est pur aux confins du Cézallier. A mille mètres d’altitude, les mots s’ouvrent, se libèrent. Ils ont le destin des nuages qui mouchettent le paysage et lui donnent de la profondeur. Murat, depuis son fief, a toujours brocardé les puissants, infiniment plus riches, plus forts, plus aimables, plus souriants et plus présentables que lui. Avec cette ironie vache dans la voix que le papier n’imprime pas. C’est sa bravoure. Qu’il met flamberge au vent, sans masque ni hypocrisie, avec le panache de l'orgueil. Et merde au qu'en-dira-t-on. Toutes celles et ceux qui, à tort ou à raison, s’en montreront blessés ont la justice comme alliée. Murat le sait. Comme il sait bien qu’on ne piétine pas les « héros français »! Le bougre. Ecoutez-le, en 2010 : «Moi, je ne respecte quasiment rien, j'aime le paradoxe, j'adore la contradiction, j'adore la provoc, j'aime déborder et j'aime être instinctif. Si on fait tout ça, il vaut mieux dégager car l'époque n'est pas faite pour ça. L'époque déteste l'instinct, déteste le paradoxe, déteste l'immoralité, et déteste la franchise surtout. On ne peut plus être franc. La franchise devient presque un acte de délinquance. Ça ne me plait pas du tout.» Tout était déjà dit. Alors ces gens qui s'émeuvent...

Baptiste Vignol


Ce vache de chanteur


A lire les veinards qui l'ont vu à Bourges ce 19 avril 2019, Jean-Louis Murat était là « pour en découdre ». Banni du festival depuis des lustres, pour incompatibilité d'humeur («Je sais que l'institution m'a dans le pif, alors oui, je suis tricard au Printemps de Bourges, aux Francofolies, mais bon, on s'y fait...», déclarait-il déjà en 2013), une mise au point s'imposait dans Le Berry républicain: «Le milieu du show business est effroyable. Il y a une hiérarchie, des baronnies qui sèment la terreur partout. Après, mon absolu dans ce métier, ce n'est pas de vendre un max de disques. Ce qui m'intéresse c'est d'avoir une discographie qui se tienne...» Qu’attendre d’autre de la part d’un condottiere? Revenu en odeur de sainteté, Murat fit donc le job, vendredi, au théâtre Jacques Cœur. Les vidéos circulant sur la prestation du «Johnny Frenchman» montrent à quel point l'animal, dans son auvergnate sobriété, le cul posé sur un tabouret, est un musicien fabuleux. INNAMORATO, son nouvel album live, est sorti ce même jour. Cette voix, la vache. Non mais cette voix! Et ses courbes serpentantes... La plus belle de la chanson française, on le sait. Mais quand même. Fut-elle jamais aussi joueuse et souveraine? Langue de lave (Il neige, et son sifflement d’oiseau…). Qui s’écoule en cascades lentes (Marguerite de Valois). Gronde, rougeoie (Les jours du jaguar). Surgit en fontaines (Gazoline). Et subjugue illico (Je me souviens, a capella, balancée tout en nonchalance). «Je me souviens de matins passés hors de France…» Depuis six samedis sur son site, Murat le provincial «remonte la rivière en tenue de peau-rouge » et poste des chroniques musicales inspirées par la colère des gilets jaunes. Etrange, mais nul autre chanteur, pas un, ne se sera montré chambardé par cette fièvre… Jadis, Ferré, Ferrat, Higelin, Anne Sylvestre, Lavilliers en auraient fait quelque chose, eux. Mais la chanson française aujourd'hui ronronne ou pleurniche. Hormis Murat. Gilet #6, l'ultime épisode de ce feuilleton contemporain, a donc été noué ce 20 avril au piquet des bruyères. «Oh Manu, Manu, tu désoles même les lapins...» Sans doute faut-il l'avoir pioché, son lopin de terre, courbé, en bleu de travail, pour dégoter ce flash-là. Comme l’écrivait récemment Sophie Delassein pour chroniquer JIMY, le premier EP d'Aloïse Sauvage: «ça change de la petite pop électro» qui, sous des sobriquets cloches, enflamme la critique actuelle. Sauvages et sans pareils, Aloïse et Bergheaud. Quarante ans les séparent. Une étincelle.

Baptiste Vignol


6½ sur 6


Pas facile dirait-on de faire de la pop aujourd’hui sans geindre le cœur gros, les yeux pleins, sous d'épaisses et pâles nappes de cordes. Dans , les Innocent, sans décevoir, et fidèles à la réputation du groupe, aquarellent leurs nouvelles chansons de colorations lumineuses qui s'échappent des brumasses de l’époque. Quand la nuit tombe, premier titre de l’album, fait même partie de ces merveilles immédiates qui mettent tout le monde d’accord – et dont le binôme composé par JP Nataf et Jean-Christophe Urbain compte depuis trois décennies quelques prototypes indémodables: Jodie, L’Autre Finistère, Un homme extraordinaire, Colore, Un monde parfait… Mais Apache, sur ce disque, est un autre modèle remarquable de ce qu’une chanson diffuse quand elle vous touche avec rondeur, sans façon, et qu’elle passe, volante, la ronde des saisons. Si Les îles d’amnésie offrent une possibilité menaçante, Les Cascades s’écoule avec la douce aquosité d'une longue chevelure après le bain. « S’adorer dans les cascades! » Je prends. De quoi suis-je mort? enfin, ou bien encore Slow#1, rappelant l'altitude à laquelle évoluent ces deux songwriters lorsqu’ils voltigent ensemble… Dix chansons acrobatiques, donc, dont les lueurs vives papillonnent, chatoient, se diaphanéisent et miroitent dans la pénombre du quotidien. Mieux que très bien.

Baptiste Vignol


Cavalier solitaire


« Tu m'indiquais les vignes claires, c’était juillet / Le vin couvait son arôme... » Ainsi s'élance hors-mode le deuxième album de Baptiste W. Hamon, romanesque, mélodieux et terrien. SOLEIL, SOLEIL BLEU abrite neuf chansons obsédantes. D’attente, de saignements, de paysages immenses, indéfiniment élargis, de racines et de nostalgie, d’espérances inquiètes: «Et que ce pont nous tienne !» Des chansons d’illusions, de chimères, de prières incertaines. «Je voudrais tant que tu reviennes...» De captives aux yeux blonds. De rafales et d'ivresses, de consciences dévoilées: «Je ne me lasse plus d’être moi». Des chansons de canyons, d'une «vieille Ford sur le bas-côté», de désir et d'amour-baisers. De rage et de passions. Chansons sur le conflit qui tonne entre la fange des prolétaires et le royaume des dominants: «On est plein dans l'antichambre / On n'est pas loin d'être une armée...» Chansons de foudre, de robes pâles et d'âmes brisées; chansons d'hommes cabossés qui «jouent un vieux Dylan en ré». Chansons d'effervescence aussi (« Et tu trembles à mon sourire / Tu me questionnes / Et je tremble du tien...»). Chansons d’amitiés mortes et de joies en sursis. Il se passe quelque chose relevant de l'apesanteur quand on écoute SOLEIL, SOLEIL BLEU. Le sentiment d'être moins seul, d'avoir trouvé dans le réconfort westernien d'une voix sans manières la présence d'un ami. Comme un soleil qui se lève.

Baptiste Vignol