Le melon d'Armanet

Chouette, Juliette Armanet se met à nu dans Figaro Madame. Une interview vérité que la journaliste d’investigation Paola Genone justifie dès la première phrase du portrait : « Sa force créative et son écriture impressionnent. » Le ton est donné. Qu'on se le dise, Juliette Armanet est la nouvelle Barbara, l’avatar de Véro, la fille cachée de Mylène. «C’est une romantique hors du temps, résume Alain Souchon, et je ne prends pas de risques en disant qu’elle a la plume de Sagan.» De Sagan. «Le dernier jour du disco / Je veux le passer sur ta peau / À rougir comme un coquelicot / Le dernier jour du disco / Je veux l'entendre en stéréo / Et te dire qu'y a rien de plus beau.» Le Charmant petit monstre aurait apprécié… Dans cet entretien passionnant, dont chaque fulgurance est pesée, relue, affinée, Juliette se défroque comme jamais. Sur ses racines, elle confesse: «J’ai grandi dans un maelstrom artistique et culturel.» La raison de son génie? Pas que, car il y a le travail aussi. «Je lis énormément, toujours avec un crayon à la main. Je remplis de mots et d’expressions des carnets de centaines de pages qui servent à nourrir mon imagination.» Des centaines de pages. Où germent ses chansons, qui suscitent tant d'interrogations. «On me demande souvent si elles racontent fidèlement ce que j’ai vécu. Je n’aime pas cette question [pourquoi l'évoquer alors?], car je suis persuadée que nos vies sont faites de toutes nos fictions intérieures. Les fictions de soi sont la meilleure manière de se connaître. Romain Gary, un maitre de la mystification littéraire, empruntait des noms imaginaires pour ses romans et vivait dans la peau de ses personnages.» Une cérébrale, Juliette. Une femme de lettres. Qui dit tout d’elle. Tout. «En ce moment, j’explore ma part de féminité. Mais mon corps androgyne, mon attitude, ont fait que ne me suis jamais posé la question de savoir si j’étais une femme ou un homme. Même en ce qui concerne les relations amoureuses: aujourd’hui, je suis avec un homme parce que c’est lui qui a pris mon cœur, mais ça pourrait être une femme.» Dur, dur de ne pas avoir une gaule ferme et offerte devant tant de franchise, d’intelligence, d’ouverture du possible. «Je n’ai pas envie de me genrer, poursuit-elle, de m’auto-définir et de me figer, parce que ce serait comme emprisonner quelque chose qui est tout le temps mouvant.» Mouvant. A l’instar du disco? Car si les questionnements de Juliette Armanet explorent tous les sujets, elle est d’abord une pianiste, dont le cœur bat pour la musique, la danse et les boules à facettes. «Le disco ne peut briller que si on est dans une boite dans le noir, comme les lumières éblouissantes des tableaux du Caravage ne se révèlent que grâce aux zones de pénombre absolue.» Le clair-obscur du Caravage... Juliette est unique! Seule sur son piédestal. Le dernier albatros de la chanson française. Ses ailes de géante l’empêchent de douter. Malgré son génie, elle peut encore être touchée par le travail de quelques rares consœurs triées sur le volet: Christine & the Queens, Angèle, Izïa Higelin, Fishback, Jeanne Added et Aloïse Sauvage. Ces veinardes, qu'elle adoube. Tiens, point de Clara Luciani. Normal. Juliette est une compétitrice, une rebelle, qui ne marche pas dans les clous. Elle est comme elle est, l'Armanet, un point c’est tout. Et dit les choses, sans sourciller. Quitte à choquer. «Le mot “sororité” me dérange parce qu’on fige un concept sur une attitude. Mais la compétition entre nous existe. On ne peut pas l’ignorer. Nous sommes des chevaux de courses, c’est évident.» Cette femme puissante est un pur-sang, une idole devenue, par la seule grâce de sa finesse, l'égérie du chic made in France. «Maria Grazia Chiuri (directrice artistique chez Dior) et moi travaillons main dans la main, révèle-t-elle. J’aime le savoir-faire Dior, la rigueur et l’austérité dans le travail de Maria Grazia, son courage à s’engager dans des débats sur le féminisme, le genre, l’écologie. Il y a une responsabilité énorme du monde de la mode aujourd’hui à se prononcer sur la question de la traçabilité des vêtements ou de la représentation de l’identité.» Les combats de Juliette, qui a bien appris sa leçon. Le 17 mars 2023, elle fera l’Accor Arena – nous y serons. Comme Jeanne Mas* en 1989 (qui l’avait rempli quatre soirs). Destin de star.

Baptiste Vignol
 
*Interprète féminine de l'année aux Victoires de la Musique en 1985, Jeanne Mas compte plusieurs méga-tubes: Toute première fois (n°8 du Top 50), En rouge est noir (n°1), L'enfant (n°3), Johnny, Johnny (n°1).

Chanteuse hors pair

A quoi se mesure la popularité d’une «vedette» de la chanson? Aux grands titres de la presse parisienne? Aux pastilles dites «culturelles» des JT nationaux? Aux bons points de Didier Varrod? Taratata! Elle se jauge aux salles pleines que les artistes enchainent au fil de leurs tournées. Lynda Lemay, ce mardi 11 octobre 2022, remplissait – et c’est peu dire, plus un fauteuil de libre – l’Olympia de Paris, pour la soixante-deuxième fois de sa carrière. Combien de musiciens de la scène francophone apparus au tournant des années 2000 peuvent se targuer d’une tel souffle, d’une telle prouesse, d’un tel amour sans cesse renouvelé? Lynda Lemay ne s’en targue pas d’ailleurs, elle s’en émerveille, incrédule face à la fidélité de cette foule qui l'attend, la suit, l'écoute avec une stupéfiante dévotion. Quand Lynda Lemay chante boulevard des Capucines, simplement accompagnée par Claude Pineault à la guitare et au piano, ce sont deux mille personnes qui fredonnent d’une même voix les grandes pièces de son répertoire (De tes rêves à mes rêves – l’une des plus belles chansons qui soient, Le plus fort c’est mon père, La visite, Les souliers verts, La marmaille, etc). Deux milles personnes qui l’accompagnent dans son interprétation, l'escortent, la portent et font de certaines parties du concert un moment suspendu, de communion, miraculeux, comme la proue d'un transatlantique qui fendrait les flots. De quoi époustoufler Nana Mouskouri présente dans la salle (rang 7, fauteuil 9), à côté de Gérard Davoust, leur éditeur commun. Lynda Lemay est en tournée et chacun de ses spectacles se déroule comme une fête. La critique fait mine de ne pas le voir. Quand le bon peuple s’émeut face aux fulgurances de son écriture, s'esclaffe sur Ma zombie et chavire sur Ta robe, deux de ses nouvelles pépites. Dans ce monde incertain, une chose est sûre: le prochain passage de la chanteuse à l’Olympia affichera complet, comme les soixante-deux précédents. Car si le public aime Lynda, la Québécoise le gâte tout autant, avec un naturel confondant.

Baptiste Vignol