Le grand secret


Les souvenirs d'Hubert Ballay (1928-2013) parus chez L'Archipel n'auraient guère intéressé si l'homme, aussi singulier qu'il fût, n'avait été le grand amour de Barbara. L'itinéraire de ce séducteur dont la chanteuse fut follement éprise, était déjà remarquable : en 1942, à l'âge de quatorze ans, lors de la cohue de la Rafle du Vél'd'Hiv, il sauve deux camarades de classe; quatre ans plus tard, il est cité à l'Ordre de la nation pour sa bravoure lors de la Libération de Paris; il fréquente ensuite De Gaulle, Houphouët-Boigny et Senghor, étant un acteur majeur de la décolonisation de l'Afrique noire, et dirigera même la maison de disques Barclay! Un curriculum fort respectable, qui s'efface devant une chanson… Avant d'interpréter Dis, quand reviendras-tu?, Barbara avait coutume de dire, pour la présenter : «À cette époque, je chantais seulement les autres; lorsqu'un monsieur me donna l'occasion d'écrire ma première chanson…» De la co-écrire plutôt, puisque, et ça n'est pas contesté par les proches de Barbara, Hubert Ballay participa grandement à son écriture, entre mars et octobre 61, lui cédant ensuite ses droits, dont jamais il ne voulut se prévaloir. «Que Barbara [à l'époque tête d'affiche de L'Écluse, la chanteuse peine à percer dans le Music-Hall - "Elle ne passera jamais la Seine" affirmait même Bruno Coquatrix, le patron de l'Olympia...] eût davantage besoin que moi de ses éventuelles retombées financières était à mes yeux une évidence» raconte Ballay qui était alors haut-fonctionnaire en poste à Abidjian. Une révélation peu banale puisque voilà l'une des pièces majeures du répertoire francophone, classée par exemple à la onzième place du «Top 100 des chansons que l'on devrait tous connaître par cœur» (Ed. Didier Carpentier) établi par 276 artistes de la variété.
En novembre 1959, Hubert Ballay a trente-deux ans quand, en déplacement à Paris, il rencontre et séduit Barbara, qui n'a pas encore fêté son trentième anniversaire. Trois années de passion, d'allers-retours entre la France et la Côte d'Ivoire racontés sur soixante-dix pages (l'ouvrage en fait cent-quatre-vingt-seize) où l'on découvre une Barbara au cœur de son intimité. De la mort de son père, en décembre 59, qui donnera Nantes; de l'appartement de la rue Rémusat que Ballay lui achète et où il fait livrer un rocking chair; de vacances en Italie, du train de nuit...; des séjours en Afrique où Barbara peut mener une vie de couple qui lui inspirera Pierre; de ses impatiences et de sa jalousie; de son langage fleuri («Tes invités sont de la merde, Hubert! Et même pas dans des bas de soie! Mais je reconnais que sur ce point, ils ont l'excuse du climat! Et sache, s'il te plaît, que je ne suis pas là pour faire des ronds de jambes avec les jolies femmes que "Monsieur le directeur général de la Caisse de prestations sociales" a eu la bonté de baiser!»); sans omettre les virées en brousse où les amants s'enlacent sous des moustiquaires…; Ballay se souvient de tout! Comme de la naissance, parmi quelques autres chansons qu'ils conçurent ensemble, de «leur» chef-d'œuvre, Dis, quand reviendras-tu?, au détour d'une dispute. Assez pour se plonger dans le petit livre d'un «bel infidèle» finalement précieux à la chanson française.

Baptiste Vignol