Chez lui, à
Paris, rencontre avec François Jouffa qui rentre d’un voyage au Laos au cours
duquel, pour la première fois depuis quarante-quatre ans, l’ethnomusicologue
n’a capturé aucune note. Explications, et souvenirs.
Depuis 1969, j’enregistre des
musiques dites ethniques, folkloriques, des musiques étranges venues
d’ailleurs, extra-européennes, il y a plein d’expressions pour les qualifier.
Moi, je dis «ethnomusique», d’autres diront «musiques
traditionnelles». Mon premier disque, un album 33 tours sur Katmandou,
est sorti chez Vogue en 1969, puis il est ressorti en double cd chez Frémeaux
& Associés quarante ans plus tard, en 2009. Avec ma femme Sylvie, devenue
depuis une photographe spécialisée dans l’Asie, on a connu un véritable
émerveillement au Népal en 69. Certains parlent du fameux «mal jaune»:
on ne se remet pas de l’Asie. Aujourd’hui, j’ai des copains qui m’envoient des
photos en direct de Katmandou avec leurs smartphones. Je trouve toujours cela
merveilleux mais, nous, nous y sommes allés quand il n’y avait personne là-bas.
Alors, pour boucler la boucle, j’ai voulu aller au Tibet, à la source même du
bouddhisme, enfin d’une certaine forme de bouddhisme, car il y en a plusieurs.
Mon dernier cd, chez Frémeaux, a donc été enregistré là-bas ; il contient
un texte savamment rédigé par ma fille Susie Jouffa, super diplômée sur les
civilisations hindouiste et bouddhiste. L’intérêt de ce genre de disque, c’est
aussi de proposer des livrets conséquents et fouillés; c’est pourquoi je
ne comprends pas du tout que des gens achètent, aujourd’hui sur Internet, trois
minutes d’une prière bouddhiste qui dure en réalité une demie heure, sans
aucune note explicative. Ça me dépasse complètement.
Si nous ne sommes, Sylvie et
moi, jamais revenus, au sens propre comme au sens figuré, du Katmandou de 1969,
le Tibet, comment te dire?... Tu t’assois par terre et tu en prends plein
la tronche. C’est le moment d’y aller, d’ailleurs, car les Tibétains sont
encore habillés en tibétains, comme ils l’étaient il y a plusieurs siècles,
sauf les moins de 20 ans qui, eux, portent des jeans, des baskets et des
t-shirts, écoutent du rap et vont à l’école, ce qui est à mettre au crédit des
Chinois quand même, l’éducation! Quand cette jeunesse dirigera bientôt le
pays, il n’y aura plus de Tibétains «tibétains».
Cette jeunesse regarde les
« vieux » de quarante, cinquante, soixante ans et plus avec curiosité
car ils passent leur temps, de gauche à droite, dans le sens des aiguilles
d’une montre, à faire le tour des monastères ou à marcher des kilomètres, des journées
et des semaines, voire des mois entiers, pour se rendre d’un point du Tibet à
un autre point du Tibet où se trouve un monastère sacré ! Debouts, ils se
jettent par terre, les mains en avant, à plat ventre, le front contre le sol, prient, puis se relèvent, font deux pas et recommencent
comme ça pendant des semaines ! C’est fascinant. Mais, moi, je suis sûr
que dans dix ans, c’est terminé. Si le folklore, la civilisation et la religion
bouddhiste vous intéressent, c’est donc le moment ou jamais d’y aller parce que
les Chinois -politiquement, de leur point de vue, ils n’ont pas tort - savent
que la seule façon de conquérir le Tibet, ça n’est pas de leur taper sur la
figure, mais d’y envoyer deux mille Chinois par jour, ce qu’ils font par trains
entiers. La capitale Lhassa, qui était un village, est maintenant une ville qui
s’agrandit de jour en jour, où vivent déjà plus de Chinois que de Tibétains.
Bientôt, il n’y aura plus de Tibétains anciens, et cette culture s’éteindra
comme ça.
TIBET, LE JOKHANG DE LHASSA
(2011)
Parti au Tibet sans aucune
préparation - je n’allais pas dire à l’ambassade de Chine à Paris que je
voulais rencontrer des moines tibétains, je n’aurais pas eu de visa-, j’ai pu y
faire ce que je voulais, c’est-à-dire enregistrer de la musique et des chants
dans des monastères. On lit et on entend parfois que les journalistes ne
peuvent pas aller au Tibet : j’ai toujours ma carte de presse, je
transporte un matériel conséquent et voyant
de plus de 10 kilos et personne ne m’a jamais arrêté.
Quand tu vas au Tibet, tu es
obligé d’avoir un guide officiel et un chauffeur. Sur les routes, tu passes des
check points militaires chinois et, le soir, quand tu arrives dans un
village, ton guide va voir la police chinoise pour signaler ta présence et
faire un rapport; mais ces types-là, qui sont tibétains, connaissent les
bonzes et les supérieurs des moines de chacun des monastères, et ils m’ont accordé
toutes les autorisations que je réclamais. J’ai ainsi pu me rendre au cœur du
monastère le plus vénéré du Tibet, le Jokhang, où j’ai enregistré à la fois des
prières, extraordinaires, mais aussi, comme je suis encore un petit peu
reporter, au sous-sol et au premier étage du temple, des centaines de moines
bourdonner. C’est tellement beau. Tu écoutes ça, ça te fait du bien ;
quand tu as mal à la tête, ça t’endort dans une douce et bénéfique méditation.
En plus, au même moment, des centaines d’ouvriers tassaient le toit du
monastère avec les pieds en chantant en rythme. Ça fait des ambiances
extraordinaires. Ainsi, j’ai pu capter pour ce disque le côté profane et le
côté laïc, les chants religieux des moines et les chants de travail, des
« worksongs » comme on dit en américain. Au final, ça donne un disque
rare car la plupart des enregistrements sur le Tibet parus sur disques ont été
réalisés, puisque c’était interdit de le faire au Tibet, soit au Népal comme
mon premier 33 tours (KATHMANDOU, MUSIQUE FOLKLORIQUE ET RELIGIEUSE DU NÉPAL),
soit en Inde dans la petite ville où se trouve le Dalaï-lama, Dharamsala, voire
même dans des monastères en Auvergne ou en Suisse ! Cela n’enlève rien à
l’authenticité de ces enregistrements, mais au Jokhang, à Lhassa, au Tibet même,
ça l’est encore davantage!
C’est un disque dont je suis
très fier, malheureusement il est tombé dans une époque qui voit l’histoire du
disque se terminer puisque les gens n’en achètent plus. Où sont passés tous les
aficionados d’ethnomusique? Doit-on déplorer un désintérêt
culturel? Je ne cherche même plus à comprendre. Je pensais pourtant
qu’Internet allait sauver des gens comme moi qui proposent des raretés, des
musiques jamais entendues…
Ce disque du Tibet ne s’est
pas vendu, à l’heure d’aujourd’hui, à plus de 500 exemplaires! Je ne
serai donc jamais remboursé de mes frais, ou alors - je l’ai calculé - dans
cent cinquante ans et, comme j’en ai soixante-dix, c’est mort !
Les chiffres parlent
d’eux-mêmes. J’ai sorti une cinquantaine d’albums, et voici quelques exemples.
Mon disque sur Cuba sorti avant le triomphe du Buena Vista Social Club, s’est
vendu à 13000 exemplaires. Celui sur la Thaïlande, pareil. Plus de 10000 pour
le disque du Viêt-nam, HANOI ET HUÉ. Environ 9000 pour LE RAMAYANA À BALI. Un peu moins de 5000 pour MUSIQUES KHMÈRES, ROYALE
ET POPULAIRE enregistré au Cambodge en 2001. Plus de 4000 pour MUSIQUES ET
CHANTS DES AMÉRINDIENS enregistré au Mexique. Quelques 3000 pour LES TAMBOURS
MAGIQUES DE SRI LANKA. Seulement 2300 pour PERCUSSIONS ET CHANTS DE HAHOE ET
KYONGJU enregistré en Corée. À peine 500 pour le Tibet ! Je rends grâce à Patrick
Frémeaux et son équipe qui, moins il s’en vend, plus m’en demandent, comme s’il
y avait une urgence historique à conserver le patrimoine de l’humanité. Mais,
quand même, je me suis dis : «C’est foutu. Mes disques ne se vendent
plus, pourquoi en faire ?» En même temps, c’est ma passion, donc
j’ai continué.
Un fana des bandes magnétiques
Un fana des bandes magnétiques
Fin 2013, donc, on s’apprête
à repartir au Laos, où j’étais déjà allé deux fois. Je prépare mes affaires,
tout excité comme on l’est avant de partir en voyage, j’attrape mon Nagra, les
micros, les bandes, treize kilos, et paf, lumbago. Je ne peux plus ! Non
seulement les disques ne se vendent plus, mais me voilà désormais incapable de
porter mon propre matériel. Je suis donc allé au Laos sans Nagra, vachement
triste, alors que j’y partais pour faire du son…
Bien sûr, je pourrais
investir dans du matériel plus léger, mais je m’y refuse parce que je n’aime
pas le son numérique. Et puis j’ai tellement de bandes magnétiques qu’il me
reste à écouter… Des dizaines d’heures de documents, de musique. Rien que sur
le Tibet, j’aurais encore de quoi faire quatre ou cinq disques. J’ai enregistré
des chants de petits orphelins, j’ai enregistré des joutes philosophiques entre
moines, j’ai enregistré des prières de bonzesses dans des nonneries, j’ai
enregistré aussi à Chengdu, l’ancien Tibet devenu complètement chinois, où l’on
peut encore voir des pandas, j’ai enregistré l’opéra traditionnel. Mais c’est
vrai que, si je me retrouvais à l’autre bout du monde face à des instruments de
musique inconnus, je serais meurtri de ne pas pouvoir les enregistrer sachant
que ces musiques disparaissent à vitesse grand V. Tout ce que j’avais
enregistré en 1969 à Katmandou n’existe plus aujourd’hui.
Au Laos les mains dans les poches...
Cette fois-ci, au Laos, j’avais l’impression d’être
en vacances. Vientiane, la capitale, où j’étais déjà allé en 2003, était très,
très française, on aurait dit une petite ville du XIXème siècle. Sur
la place la plus tranquille et la plus jolie, maintenant tu as des concerts de
rock, de rock laotien - c’est pas mal d’ailleurs -, plein de restaurants, des
néons, des grands hôtels dans des tours. Ça a changé. En revanche, l’une des
plus belles villes du monde demeure Luang Prapang, au nord, l’ancienne capitale
royale du Laos protégée par l’Unesco. Cela fait trois fois que j’y vais, et,
alors que le reste du pays s’occidentalise, subissant le tourisme de masse,
Luang Prapang est de plus en plus belle. Mille bonzes, mille !, le matin,
à l’aurore, avec un petit bol à la main, allant demander leur nourriture de la
journée, devant des temples du XI au XVIème siècles, c’est une
merveille. Mais je n’ai rien enregistré. Et il y avait de quoi ! Bon,
j’avais déjà sorti un très beau disque sur le Laos en 2005, chez Arion:
MUSIQUES ET CHANTS DU LAOS, LUANG PRABANG ET VIENTIANE.
De nouveaux terrains de chasse ?
Des gars me refilent des
tuyaux pour aller en Afrique, mais je n’irai jamais. Je n’ai pas envie, à mon
âge, de me retrouver otage ici ou là. J’ai sorti, en 2010, un cd sur le Niger,
dont je suis le producteur (LES NOMADES DU NIGER, PEULS BOROROS ET TOUAREGS), qu’un
camarade technicien africain, ancien assistant de Jean Rouch, a enregistré pour
moi, illustré par de très belles photos de Bernard Plossu. Quand on voit ce qui s’est ensuite passé dans
la région… Et puis je ne suis hélas pas spécialiste de l’Afrique comme je le
suis devenu de l’Asie en un demi-siècle. Mais en règle générale, c’est devenu à
la fois plus facile et plus compliqué de voyager. Plus dangereux. Plus
périlleux qu’au temps des beatniks puis des hippies avant les routards, quand
« Sur la route » des années 60, on s’arrêtait à Kaboul pour fumer du
hasch, «de l’afghan» ; ce n’est plus qu’un lointain souvenir.
Les jeunes femmes s’y baladaient en mini-jupe, alors qu’elles sont cachées
maintenant sous des burkas ! De nos jours, dans de nombreuses régions
d’Amérique latine, tu risques de te faire kidnapper pour une rançon de dix ou
quinze mille euros. Même le métro de Mexico n’est pas trop safe, les rues des
villes du Honduras sont super dangereuses. J’ai des amis dans tous ces pays-là.
Ils me tiennent au courant. Cela dit, quand je faisais des enregistrements au
Pérou en 1975, on avait les massacres du Sentier Lumineux, hein… Mais voilà,
j’ai vieilli, et je n’ai plus envie de risquer quoi que ce soit.
L’influence de Tintin
En 1969, en découvrant Katmandou,
je m’étais assis devant un temple en bois et j’avais eu la larme à l’œil car je
me retrouvais exactement dans la case 4 de la page 12 de « Tintin au
Tibet », tellement Hergé dessinait bien. Quand, en 2011, je suis allé au
Tibet enregistrer de la musique, j’ai pensé bien sûr à Tintin, et surtout au
Capitaine Haddock qui, à un moment, se demande «C’est quoi ces trucs-là?»
en découvrant des grandes trompes, il souffle dedans, ça fait un bruit énorme,
«Pooaa», et il s’exclame : «Oh, pardon !» Ça
m’a toujours fait marrer depuis que je suis gosse. Et fasciné. Quand j’ai vu
ces trompes en vrai, que j’ai enregistrées, j’étais vraiment ému… En même
temps, pour moi, c’est «Le Temple du soleil» le plus bel album
d’Hergé. Je l’ai rencontré, Hergé, dans les années 1970. Je l’avais remercié
d’avoir illuminé mon enfance, et je lui avais dit que j’étais devenu reporter
grâce à Tintin (lequel Tintin était plus un flic qu’un reporter d’ailleurs, je
ne l’ai jamais vu écrire un article mais il dénonce beaucoup les gens…
[rires]). Bref, je lui ai raconté que je n’arrêtais pas d’aller sur les pas de
Tintin, et lui m’a répondu qu’il n’avait jamais été nulle part! Il
travaillait sur des documents uniquement, et des récits de voyages.
Diableries péruviennes
Diableries péruviennes
Cet enregistrement est un
hommage à Serge Debru, disparu à l’âge de 29 ans en 1970 dans la forêt vierge
de l’Amazonie péruvienne en compagnie de deux autres aventuriers, un Français
et un Américain. Leur but était de retrouver la ville mythique de Païtiti, aux
toits et aux murs d’or, où l’on imagine que les derniers Incas s’étaient
réfugiés à l’arrivée des conquistadors de Francisco Pizarro, donc l’Eldorado.
Un jour, dans les années 70, j’anime sur France Inter une émission sur le Pérou,
dans le cadre de L’Oreille en coin, avec
quelques enregistrements que j’avais réalisés à l’époque. Une dame me téléphone
et me raconte que son fils a disparu au Pérou. Sylvie et moi, on va chez elle.
C’était un couple qui n’avait plus de nouvelles de son fils depuis des années.
Ils m’ont confié ses photos ainsi que ses enregistrements, me disant qu’ils
étaient prêts à me donner n’importe quoi si je partais à sa recherche. Je n’en
avais pas la force et je ne me voyais pas partir en expédition comme Tintin dans
«Le Temple du soleil» avec son Zorrino ! En revanche,
j’ai incité une équipe de jeunes Marseillais à aller sur place, et ils ont
retrouvé des vêtements et un sac de cette équipée de jeunes aventuriers qui
avaient probablement été tués, dépecés et dévorés par une tribu. Les parents de
Serge Debru, avec lesquels je suis resté en contact jusqu’à la fin de leur vie,
avaient une bande magnétique, une K7. À un moment, dans la jungle, ses guides,
des Indiens, ont refusé d’aller plus loin : «Territoire
tabou». Debru avait enregistré son journal de bord sur une cassette.
Conscient des dangers qu’il prenait, il avait remis cette cassette à ses guides
qui l’avaient remise après des jours de marche à un missionnaire qui, quelques
mois plus tard, l’avait remise à l’ambassade de France à Lima, laquelle l’avait
remise aux parents ! Une histoire de dingues. J’avais diffusé des extraits
de cette cassette sur France Inter, mais, chose bizarre, moi qui ne perds
jamais rien, cette bande a disparu ! J’ai donc utilisé mes propres enregistrements
du Pérou pour en faire un disque hommage, avec un long livret qui retrace
l’aventure de ces garçons disparus.
Sorti en 2010, ce disque
commence par une diablada (une danse
exécutée en hommage au diable qui protège les travailleurs des mines)
enregistrée par moi en 1976 au bord du lac Titicaca, côté Pérou. Serge Debru
avait enregistré la même chose, mais de style bolivien de l’autre côté du lac.
J’ai mis ces deux enregistrements l’un derrière l’autre sur le disque. C’est
pareil sans être pareil, si tu veux... Voilà, c’est un hommage à ce jeune homme
qui était plus aventurier que moi, mais qui l’a payé de sa vie. En fait, il
semblerait qu’affamés, ils se seraient fait coincer alors qu’ils s’étaient
refugiés sur un grenier à nourriture comme il y en a dans la jungle, où les
Indiens, sur des pilotis en hauteur, entreposent des vivres pour se nourrir
pendant leurs déplacements. C’est une histoire à la Tintin, mais le disque est
bon ! On peut y entendre des enregistrements à Cuzco avec des descendants
d’Incas, d’autres dans la forêt vierge d’Amazonie réalisés après huit jours de
pirogue où tu ne mets pas la main dans l’eau à cause des piranhas, et où tu
vois, la nuit, les yeux phosphorescents des crocodiles te suivre à la trace…
Tout ça pour enregistrer quelques minutes de musique jouée par des indiens
Campas dont les visages sont peints en rouge.
Notre fille Susie est d’origine
coréenne. Elle a souhaité, à l’âge de vingt ans, rechercher sa mère biologique,
qu’on a retrouvée. C’était en l’an 2000. Quant tu pars dans un pays lointain pour
retrouver la mère biologique de ta fille adoptive, tu as d’autres idées en tête
que d’enregistrer de la musique. Le voyage était émotionnellement difficile
mais, après les retrouvailles, on s’est dit : «Allez, on reste
quelques semaines supplémentaires, on va à la chasse, on va chercher et trouver
des sons», et on a enregistré des choses extraordinaires. PERCUSSIONS ET
CHANTS DE HAHOE ET KYONGJU est donc produit par Susie Jung-hee Jouffa avec François Jouffa. C’est
une grande fierté pour moi. Dans le village traditionnel Hahoe par exemple, ce
qui n’était pas prévu, on est tombé sur le ballet le plus ancien de Corée, joué
tous les cinq ou dix ans selon les désirs des divinités locales. Un spectacle
d’exorcisme dont on dit là-bas : «Si vous n’y avez pas assisté, vous
ne pourrez pas aller au paradis.»
VIÊT-NAM, MUSIQUES ROYALES DE HUÉ, MUSIQUES ET CHANTS
POPULAIRES DE HANOI
A contrario, quand je suis
allé au Viêt-nam, je m’y suis notamment rendu pour enregistrer à Hanoi le fameux
spectacle de marionnettes sur l’eau. Je voulais enregistrer ces musiciens
classiques, et ça n’a pas été simple à réaliser car à Hanoi, ils sont toujours
communistes purs et durs, ce que je ne critique pas, ce n’est pas le propos
ici, mais leur mentalité est très éloignée de la notre. Bien entendu, à chaque
fois que j’enregistre un spectacle, je paye les musiciens, c’est une production
avec contrats, je ne suis pas un voleur de sons! Là, en l’occurrence,
j’avais besoin de déplacer les musiciens. Par exemple, si tu as une flute très
fine, et qu’à côté, tu as un mec qui tape sur un gong, sur l’enregistrement, le
gong va écraser la flute, donc je dois faire différents essais, demander au
gong de s’éloigner un peu, ce qui peut constituer une bagarre terrible car ils
me disent «Ça fait trois mille ans qu’on le joue comme ça !»,
pour des raisons traditionnelles, religieuses ou de superstition. On ne peut
pas toujours enregistrer ce qu’on voit ! Reporter radio depuis l’âge de 19
ans sur Europe 1, j’ai réalisé de très nombreux reportages où il y avait des
prises de son à soigner. Prends la première du film «Help» avec les
Beatles à Londres en 1965. Quand des dizaines de milliers de jeunes filles
hurlent «I love John»,
«Paul is my love» et que Paul McCartney, qui m’a reconnu, arrive tout
droit devant mon micro, il faut savoir comment bien l’enregistrer en restituant
l’ambiance !
Les Beatles et les autres
Les Beatles, je ne les ai rencontrés que quatre fois dans ma vie, et ça suffit pour que des gens me touchent parce que j’ai touché les Beatles ! Ça a marqué une génération entière.
(À droite, François Jouffa)
Mais, en tant que reporter, j’ai passé des semaines en tournée à travers les provinces de France avec le général de Gaulle, personne ne m’en a jamais parlé. Je ne suis pas que le «gentil biographe de Johnny Hallyday» comme l’a écrit Libération. En tant que reporter, j’ai couvert des crimes atroces comme des mariages princiers, j’ai été l’envoyé spécial à l’enterrement de Winston Churchill, aussi à Cap Canaveral et à la Nasa de Houston pour la deuxième équipe d’astronautes qui ont marché sur la Lune, etc. Tintin, quoi ! En mai 68, j’étais sur les barricades, bien sûr, en reporter de choc du côté des manifestants. Après les événements, tant de journalistes se sont fait virer à la demande de l’état gaulliste, pas moi. On m’a certes retiré de l’antenne en me disant juste «Tu restes tranquille, tu te tais», mais comme on m’aimait bien et que j’étais le seul à connaître parfaitement ce qu’on appelait alors la contre culture, ou la pop culture, et que j’avais interviewé les Beatles, Mick Jagger, Bob Dylan, on m’a demandé de devenir l’auteur d’une collection d’émissions hebdomadaires de 55 minutes, réalisées par de grands manipulateurs de bandes magnétiques, Michel Brillié et Marc Garcia, qui se sont appelées «Beatles Story», «Yéyé Story», «Elton John Story», «Johnny Story», «Elvis Presley Story», etc., et qui étaient présentées par les radio stars de l’époque, Jean-Loup Lafont ou Hubert Wayaffe. Ça a duré des années ! Et ça a été le début, pour moi, d’une longue liste de livres que j’ai pu faire publier sur l’histoire du rock.
Le Roi du Rock
J’ai commencé à faire de la
radio en 1956, sur Europe n°1 (future Europe 1). J’avais douze ans et demi.
L’émission s’appelait « Europe jeunesse », avec une petite dizaine de
gosses, préadolescents et adolescents. Par émission, on était trois ou quatre à
commenter les chansons de l’époque, de Marino Marini, Dalida ou Gilbert Bécaud
pour les meilleures. J’en ai gardé des copains fidèles comme Jean-Paul
Dusoulier, plus tard photographe au sein du studio Sam Levin responsable de nus
mémorables de Brigitte Bardot, et James Arch qui lança le Bus Palladium pop
puis le Rose Bonbon punk. Bref, en 1959, j’ai seize ans, je suis sur les
Champs-Élysées. Un peu plus bas que le Fouquets, il y avait une salle de cinéma
qui n’existe plus, et qu’est-ce que je vois ? Elvis Presley en
G.I. accompagné d’un autre G.I. Ils entrent dans le cinéma. Je les suis.
Ils allaient voir «Rio Bravo», le chef d’œuvre d’Howard Hawks, avec
Dean Marin, John Wayne et Ricky Nelson. Il faut savoir que, dans l’histoire du
rock, Ricky Nelson, chanteur de Teenage
idol qui a donné L’idole des jeunes
par Johnny Hallyday, était, pour simplifier, le rocker propret mais très bon qui
était en train de détrôner Elvis Presley bloqué en Allemagne pendant son
service militaire. Là, Elvis était à Paris en permission. J’ai donc très peu
regardé ce western que j’ai dû voir vingt fois depuis, peut-être plus, et je
regardais le king Elvis en train de regarder sur l’écran son concurrent Ricky
Nelson ! Assis tout juste derrière lui, je lui ai parlé, il m’a répondu gentiment
mais je n’ai rien compris. C’est affreux. Dix ou douze plus tard, j’ai été
invité à Los Angeles par une maison de disques pour rencontrer Miles
Davis; j’ai eu l’occasion d’aller voir Elvis à Las Vegas mais je ne m’y
suis pas rendu, je ne voulais pas le voir devant des mémés. J’ai eu tort.
L’appel de la forêt
Presley, c’était particulier,
parce que j’étais jeune, fan, et qu’il était vraiment exceptionnel. Il était le
roi du rock et il a vraiment provoqué un séisme que j’ai vécu préadolescent.
Les Beatles, ils avaient le même âge que moi et ça me paraissait normal de rencontrer des mecs de ma génération qui débutaient.
Même chose pour Johnny Hallyday ou Jacques Dutronc. Quelques années plus tard,
on est toujours du même âge, natifs de la fameuse année 1943 qui a vu naître
aussi Françoise Hardy ou Mick Jagger, mais si j’ai encore un salaire de petit reporter,
eux sont devenus multi millionnaires…
Et je m’aperçois que si tu bouffes avec Mitchell et Hallyday, tu ne peux plus partager l'addition parce qu’elle est trop grosse, parce qu’il y a quinze mange-merde de pique-assiette qui sont autour de la table, et qu’en même temps, c’est hyper gênant de se faire inviter quand ce n’est pas ton style d’éducation. Donc, il se crée un décalage. Les Beatles, on m’en parle sans arrêt. Je suis très fier d’avoir vécu ça, le premier en France et le seul en plus; je les faisais parler en français dans mon micro, c’était hallucinant.
C’est sûr que les conversations avec John Lennon quand il
n’était plus un des Beatles, j’ai trouvé ça passionnant et très sympa… Mais
quand tu te tapes un rio d’affluent de l’Amazone en pirogue avec les piranhas à
portée de main, des jours de pagaie pour aller enregistrer les derniers survivants
Campas aux visages peints en rouge et qui daignent, le regard menaçant,
souffler pour toi dans une flute pendant quarante-cinq secondes, ça, ça
marque ! Ou quand, dans la jungle mexicaine du Chiapas, le dernier
descendant Maya te dit, hyper sérieux: « Je veux bien que tu
m’enregistres, mais tu dois d’abord épouser une de mes cinq femmes », là,
c’est rock and roll…
(Propos recueillis par Baptiste Vignol)
Photos Bob Dylan et Mick Jagger : Photothèque Jean-Louis Rancurel
Photos Beatles : Le Campion (à l'aéroport Le Bourget) et Gilles Caron (à l'hôtel Georges V)
Photos Tibet, Mexique et toutes pochettes de disques : Sylvie Jouffa
(Mick Jagger et F.Jouffa)
Et je m’aperçois que si tu bouffes avec Mitchell et Hallyday, tu ne peux plus partager l'addition parce qu’elle est trop grosse, parce qu’il y a quinze mange-merde de pique-assiette qui sont autour de la table, et qu’en même temps, c’est hyper gênant de se faire inviter quand ce n’est pas ton style d’éducation. Donc, il se crée un décalage. Les Beatles, on m’en parle sans arrêt. Je suis très fier d’avoir vécu ça, le premier en France et le seul en plus; je les faisais parler en français dans mon micro, c’était hallucinant.
(Trois Beatles et F.Jouffa)
(Propos recueillis par Baptiste Vignol)
Photos Bob Dylan et Mick Jagger : Photothèque Jean-Louis Rancurel
Photos Beatles : Le Campion (à l'aéroport Le Bourget) et Gilles Caron (à l'hôtel Georges V)
Photos Tibet, Mexique et toutes pochettes de disques : Sylvie Jouffa
Pour lire le premier entretien avec François Jouffa paru sur ce blog, cliquer ici.