Comparaison n’est pas raison


Mercredi 17 octobre 2007. En phase de qualification pour l’Euro 2008, l’équipe de France de football bat la Géorgie 2-0. Deux buts marqués par Thierry Henry, ce qui porte son total à 43, reléguant ainsi à la seconde place le vieux record (41) de Michel Platini. Le lendemain, les gazettes s’extasient: “Thierry Henry efface des tablettes Platini.”
L’affirmer aussi froidement, c’est avoir le nez plongé dans ses statistiques. N’aura-t-il pas fallu 96 sélections au néo-Barcelonais pour dépasser son aîné, quand ce dernier avait établi son record en 72 rencontres internationales? L’efficacité réside dans ce pourcentage: si Platini plantait 0,57 buts par match, l’attaquant n’en met “que” 0,45 au fond des filets! Et puis c’est nier l’évidence: Thierry Henry n’aura pas aussi fortement marqué son époque. Il n’aura jamais eu le rendement ni la classe de Michel Platini qui ont ouvert à son aura le domaine de la chanson. « Mon Italie c'est Platini de Saint-Étienne/ C'est Fellini, Mastroianni qui dit je t'aime… » (Mon Italie) assurait Dalida en 1984.
À cette époque, Platini avait déjà quitté les Verts, s’imposant à Turin comme une légende du calcio. À l’instar d’un Zidane qui deviendra Zizou, un hypocoristique faisait déjà flores: il était devenu Platoche.
Son autorité naturelle, la précision chirurgicale de ses coups-francs (ne dit-on pas encore « un coup-franc platinien » ?), sa vista, ses ouvertures au millimètre épataient tant les spécialistes qu’on parlait de génie pour évoquer le stratège : « Chacun rêvait sur ses crampons/ Du génie qui habitait Michel Platini » (Numéro 10, 1998), comme s’en souviennent Tom Novembre et Charlélie Couture dans une chanson qui relate leurs jeunes années de footballeurs.
Fort de trois Ballons d’or (1983-84-85), de trois titres de capo canoniere (meilleur buteur du championnat italien), il francese, comme l’appelaient les tifosis, n’avait qu’un concurrent : Diego Maradona. « De Marcel Picot à Maracana/ De Saint-Étienne à Mar Del Plata/ […] Pour tout le monde la récompense/ C’était de voir jouer Platini » (Numéro 10).
S’il officia pour Nancy, Saint-Étienne et Turin, c’est avec l’équipe de France qu’il bâtit sa légende. Le foot était encore un jeu de proximité. Ses stars accessibles. Elles pratiquaient un sport romantique où le talent, l’instinct et la technique prévalaient à la force physique et les tactiques cadenassées. Muni du brassard tricolore, Platini s’imposa comme une idole planétaire. Soixante-douze sélections pour trois matchs d’anthologie ; assez pour vous donner la postérité !
Le premier fait d’arme s’accomplit à Séville, au Mundial 1982. Une demi-finale grandiose, épique et dramatique. Mieux qu’une pièce de théâtre ! Patrick Battiston s’y fait agresser par le gardien adverse, Harald Schumacher. Le défenseur est inerte : traumatisme crânien. On craint le pire. Les minutes filent. On l’évacue sur une civière. Platini lui tiendra la main jusqu’aux limites du terrain. L’image fera le tour du monde. Vingt-trois ans plus tard, Bartone et Clarika en frémissent encore : « Tu peux me piétiner, […] me faire une Schumacher/ J’en aurai moins de rancœur que n’en ont eu les Bleus/ De France-Allemagne 82 » (France/Allemagne 82).
La deuxième bataille se passe à Marseille pendant l’Euro 84. La France et le Portugal s’affrontent pour une place en finale. Les Lusitaniens poussent les Bleus en prolongation. Le spectre de Séville se profile… Mais une percée héroïque de Jean Tigana profite à Platini qui, dans un trou de souris, envoie la France à Paris.
Le point d’orgue du 21 juin 1986 a perpétué d’inaltérables harmoniques. Ce jour-là les Bleus rencontrent le Brésil à Guadalaraja, pendant le mondial Mexicain. Y a d’la samba dans l’air, et des artistes sur le terrain ! La ferveur est exceptionnelle. « Le genre humain, tous les oiseaux/ Dans le ciel blanc de Mexico/ Tout devenait si personnel entre eux et nous » (Achille à Mexico, 1998) relèvera Jean-Louis Murat. Après des débuts difficiles contre les Danois, après avoir éliminé les Italiens, les Bleus doivent affronter le onze auriverde, emmené par Zico, « le Pelé blanc ».
Jamais la France n’a aussi bien manœuvré. Son style est fluide, inventif, efficace - même si son capitaine, affaibli par une pubalgie, joue sous infiltration. C’est le premier jour de l’été, l’anniversaire de Platini, il fête ses 31 ans, et l’on assiste à un feu d’artifice. « Je ne crois plus à ma vie d’artiste » s’emporte Murat, « Mais s’ils gagnent ce soir, on verra… » Et l’on a vu ! Au bout d’un suspens haletant, d’une rencontre ponctuée de phases de jeu inédites, la France sort le Brésil, avant de plier à nouveau face à l’Allemagne de Schumacher…
C’est à coups d’exploits de ce calibre, d’intenses émotions et d’humilité que l’on s’immisce dans la mémoire collective, et qu’on finit par éveiller de la nostalgie : « Qu'allez-vous penser de moi si/ J'attrape en rayon "Les années Platini"? » (Quatrièmes de couverture, 2004) s’inquiète Vincent Delerm…
Oui, Michel Platini a marqué le cours de nos vies, au point d’être la cause d’improbables vocations. Écoutons donc Thomas Pitiot, qui abandonna le piano auquel il semblait promis : « Fallait me voir quand j’étais mioche, j’pianissimais en érudit,/ J’mezzofortais comme un gavroche puis j’ai découvert… Platini » (L’ami piano, 2005)!
Thierry Henry dépassera sûrement les 50 buts en sélection; on en parlera peut-être dans vingt ans comme on évoque encore Justo Fontaine et son record inégalable de 13 buts en un seul mondial (Suède, 1958). Mais l’ancien attaquant d’Arsenal ne sera jamais un champion de la trempe des Platini, Cruyff, Maradona, Pelé, Ronaldo, Zidane ou Rodalninho. Ces joueurs d’exception, on les idéalise, puis on les chante sur tous les tons. En 1982, sortait un 45 tours qui passerait inaperçu. Rémy Tarrier y évoquait une banale rupture amoureuse. Pourtant, il le faisait avec des mots qui, un quart de siècle plus tard, toucheraient en plein cœur les amoureux du beau jeu, pour lesquels le football s’est égaré dans les statistiques, la combine et l’Intertoto. “T’es belle comme un coup franc de Platini qui va dans la lucarne/ Sensuelle comme un p’tit pont d’Pelé dans un mouchoir de poche” (Il n’y aura pas de match retour) affirme le chanteur éconduit, avant de conclure : “ Ne me restent que ton maillot, l’odeur de ta sueur/ Et la trace de tes crampons en bleu sur le cœur”.

Baptiste Vignol

Quelques vidéos :

http://fr.youtube.com/watch?v=coSfMSUSVPI
http://fr.youtube.com/watch?v=ph6GC47YI6g
http://fr.youtube.com/watch?v=QgzwRMtVpgo