Le sable blond du succès


«Il n’y a ni grâce, ni cœur, ni horizon» chante Keren Ann dans une de ses nouvelles chansons. Pour parler de son disque?... Pfff, c'est bête et méchant, pardon. Et ça fait mal de dire du mal quand on n'est soi-même pas fichu d'écrire le moindre couplet qui se tienne. Mais où sont, dans cet album, les textes qui transportent, émeuvent, interrogent? Où sont les musiques dévorantes? Les fulgurances qui mettent à nu? Les soubresauts, la chaleur? Les vagues d'émotion? Pas un éditeur, pas un D.A. chez Polydor pour souffler à l'artiste: « Fais gaffe, Keren, tu tournes en rond »? Car ces chansons bleues délavées mais douces comme du mohair s’égouttent longuement, sagement, mollement, et c’est hypnagogique... Sans doute est-ce l'ivresse sous-marine des abysses sentimentales que Keren Ann a souhaité révéler dans BLEUE. Mais l'album sous l'apparence d'un soupir uniforme s’étire dans un calme stagnant, lacustre et latent. Subitement pourtant, portée par un friselis de cordes dont on parierait presque qu'il fut arrangé par Jean-Claude Vannier, Keren Ann regrette : «On aurait pu finir échoués sur la plage» (Nager la nuit)… Là, cette image de deux corps échoués sur une plage éveilla le désir soudain de revoir «Tant qu’il y aura des hommes» avec Burt Lancaster et Deborah Kerr. La soirée sera top. Mais il faudra d'abord regagner le rivage et patienter jusqu’à la huitième plage du CD (beau duo diabolique avec le New Yorkais David Byrne écrit par Doriand) pour que l’onde se froisse à nouveau et qu’on s'étonne: «Tiens, une deuxième chanson!» Par les temps qui flottent aujourd'hui, pour qu’un disque échappe à l'écume des sorties sur Deezer et parvienne à trouver sa place sur le sable blond du succès, il faut que le public en tombe amoureux. Règle de base. Qu'il ait envie de l'acheter. Et ça commence par la pochette. Keren Ann s'y présente de dos. Quelle idée... Alors que tout désormais passe d'abord par les yeux.

Baptiste Vignol