La télé veut ta peau, par Vincent Baguian



La mode est à l’élimination. L’exécution publique de candidats fait de l’audimat. Alors, quel que soit ton domaine de prédilection, les producteurs de télé trouveront bien un moyen de te faire disparaître. Il faut te battre, aller jusqu’au bout, dépasser tes limites, gagner ou tout perdre… L’humiliation sera ta sanction. Devant des millions de spectateurs impitoyables, tu seras renvoyé chez toi. Retour à la case départ. Pauvre quidam ! L’anonymat auquel tu voulais te soustraire t’engloutira à nouveau. Pauvre vedette en mal de notoriété ! Avale cet insuccès qui t’avait fait accepter n’importe quoi ; de danser avec d’autres soit disant stars ou de plonger de dix mètres, toi qui n’aimes pas l’eau et à qui le maillot de bain cause tant de disgrâces. Adieu les feux de la rampe, la célébrité que tu touchais du doigt. Terminée l’ovation des foules peu sentimentales. Tu peux également faire une croix sur les X milliers d’euros que tu visais et qui allaient te permettre de réaliser tes rêves. Fin des festivités, ta mort médiatique a été prononcée. Un animateur, la mine compassionnée, viendra recueillir tes derniers mots. Oui, tu pleureras en public, de tant décevoir ta famille, tu sangloteras impudiquement de tant te décevoir toi même. Le verdict est tombé, ta performance est jugée insuffisante, tu dégages ! Pas assez de coups de téléphones surtaxés, le désamour des téléspectateurs te vaut l’exclusion. Pouces vers le bas, on t’a assez vu ! Il ne doit rester qu’UN survivant ! Voici les jeux du cirque.
- Tu Cuisines : Flop chef !
- Tu Chantes : « Voice » Populi
- Tu fais de L’Humour : On ne demande qu’à t’éliminer
- Tu Plonges : Coule !
- Tu Danses : Valse !
- Tu Voyages : Pékin Moyen Express
- Tu veux survivre sur une île déserte: Meurs !
Les «Empereurs» de la production pourront-ils encore longtemps invoquer que ce petit jeu de gladiateurs des temps modernes est sans danger ? À voir la «Chanson» réduite à de sempiternelles reprises exécutées lors de Battle «Karaokéturales», il avait fallu se résoudre. Aux verdicts de Jurys aussi indiscutables que leurs œuvres, il avait fallu se soumettre. À se régaler de voir celui-là partir que l’on n’aimait pas, à fulminer de voir éliminer celle-ci qu’on adorait, nous avions pris le pli. Au lieu de succomber à l’élégance du plongeur qui frôle la perfection à force d’entrainement quotidien depuis tellement d’années ; au lieu de frissonner à la voix de celui qui chante l’humanité en refusant de combattre ; au lieu de nous élever au génie de ceux qui poétisent, qui inventent ; au lieu de tout ça de bon… Il nous fallait des victimes et des sacrifices en direct.
Les seuls véritables gagnants de cette messe macabre sont à coup sûr les producteurs, animateurs, jurys reconduits pour les saisons prochaines du jeu de massacre. Bourreaux royalement rétribués pour l’exécution de sentences impitoyables qui coupent la tête tout net aux rêves et aux ambitions. Pour cette tâche incommodante, ils décrochent la timbale à chaque fois. Sous nos yeux ils étaient parvenus à utiliser l’art, tout en tuant l’essence même de ce qu’il doit être. Les «Endemols» en tous genres avaient réussi aussi à se dédouaner des dégâts collatéraux, suicides, dérives, dépressions graves d’anciens candidats, invoquant des fragilités antérieures aux passages télés. Et cet aveu d’irresponsabilité chronique qui consiste à jeter en pâture des personnes inadaptées au choc que constitue l’exposition médiatique n’avait pas soulevé notre colère. Pour que le spectacle perdure !
Le système vient de faire deux nouvelles victimes. Indiscutables celles-ci ! Dont un médecin, ce qui est un comble puisqu’il aurait pu demain nous sauver ou sauver nos enfants. La mort d’un médecin c’est encore pire, il emporte avec lui combien de vies qu’il aurait pu épargner? Il est à parier que bientôt, avec le temps, quand sera dissipée la stupéfaction, l’émission reviendra. Encore plus forte, plus attractive grâce à cette publicité qui en fait «l’émission où l’on risque de mourir pour de vrai». Une notoriété qui profite sans doute déjà à des « Koh Lanta » étrangers, diffusés dans des pays où les victimes françaises semblent plus lointaines et sont donc moins impliquantes. Le fait divers et le goût du sang sont alléchants.
Si on continue comme ça, tapez 1. Si vous voulez les éliminer, tapez 2.

Vincent Baguian