Murat pommadé sans honte


Est-ce rationnel d'aimer la chanson française tout en supportant (d'après l'anglais to support) Jean-Louis Murat bien que lui la déteste? «À part Camille, c'est mauvais...» assène-t-il dans les Inrockuptibles (2/11/2011). Comment - et pourquoi - célébrer un maître critiqueur dont le discours officiel, celui des interviews, consiste à débiner la variété? L'écouter, la chanson, ce serait manquer de goût, de finesse, se contenter d'idoles trop prudentes, artificielles et prévisibles jusque dans leur engagement, «des nullards» en somme sans relief ni consistance. «La musique de Biolay [qui venait de se déclarer en faveur de François Hollande dans la primaire socialiste] c’est une musique à la con. [...] L’artiste engagé est une méga-pute. Souvent réactionnaire. Du "c’était mieux avant". Biolay, musicalement, fait du Gainsbourg et donc implicitement il dit c’était mieux avant. OK, merci les mecs, merci pour les gens qui font de la musique maintenant» (Marianne2, octobre 2011). Comme Murat flingue tous azimuts, il n'épargne pas les musiciens de studio qu'il voit, en France, pas mieux que des fonctionnaires accrochés à leurs horaires, les patrons de labels, à côté de la plaque, les journalistes musicaux, forcément incultes, le public, grégaire... Tout un écosystème, toute une caravane qui, parce qu'elle n'a pas su passer l'étape des cabarets après les années 50 - l'âge d'or de la chanson française, quand elle rayonnait sur le pont des arts via Piaf, Montand, Chevalier, Trenet, Salvador, Gréco ou Sablon-, souffre une cruelle défaillance face au vent anglo-saxon qui tout emporte depuis 1960. Ce que dépeint Camille sur ILO VEYOU (2011): «La Chine excelle dans le textile/ La Thaïlande, dans les grains de riz/ Le Japon fait des automobiles/ Et les US, du RNB/ [...] La France, la France ? Des photocopies» (La France).

Si les chansons de Murat dépassent sa mauvaise réputation, c’est qu’elles ne prennent pas la pose, ne font aucune concession ni ne se vautrent sous quelque gimmick de convenance. « Pas d’arrangements chiadés [chez Murat], pas de violons, ni de flonflons, pas de manières petites bourgeoises » (les Inrocks) notait déjà Stéphane Deschamps à propos de PARFUM D’ACACIA AU JARDIN (2004).

Au critérium de la chanson de charme, sexuée, souffreteuse et crottée, Murat court tout seul, avec trois atouts sous le pied qui lui permettent par tous temps et sans équipiers de franchir en tête la ligne d'arrivée.

Sa voix d'abord, qui peut se faire caressante.

Son vécu ensuite, visiblement nourri de lectures, de voyages, de paysages contemplés, de souvenirs dont s'imprègnent subtilement ses textes et jettent des passerelles imprévues vers la poésie de Baudelaire (CHARLES ET LÉO, 2007), le répertoire de Béranger (1829, 2005), le salon de Mme Deshoulières (MADAME DESHOULIÈRES, 2001).

Son désir enfin d'échapper à la loi du single, de ne pas torcher le «gros tchube» cher à Valéry « knockout » Zeitoun, quand il pourrait en faire des pots de confiture. «Entre les putes et les camionneurs, affirme-t-il, il y a le chanteur, son côté putassier, ce travail acharné pour faire des tubes - le tube étant pour moi la définition même du mensonge qui a l'air vrai. Comme cette jeune dame qui s'appelle Zaz et qui chante un tube [Je veux] que les enfants chantaient à la maison avant que je ne l'interdise, c'est la chanson la plus opportuniste du XXIème siècle» (Serge n°7). Point de hit donc, même si la mélodie, dont on sait qu'elle fait le succès d'une chanson, s'en approche parfois. Mais au dernier moment, Murat s'esquive, brise l'élan, s'extrait du toboggan, se jette dans le fossé, comme par une connivence qui le lierait à son public, lequel pourtant n'attend plus que ça, que Murat nous refasse le coup de la chanson d'amour p(r)op(re) et calibrée, qu'il nous berce encore d'«amours débutantes», d'«anges déchus», de «sentiment nouveau», perles indémodables bien que nappées de synthé.

La dernière cuvée JLM s'intitule GRAND LIÈVRE. Grand lièvre ? Serge Levaillant n'y va pas par quatre chemins : «Je ne vous demanderai pas pourquoi. Les chansons suffisent!» (Sous les étoiles exactement, France inter, 4 novembre 2011) Voilà comment se goûte Murat, en se laissant avaler par ses mots, malgré leur opacité, leur exigence, l'angoisse et la mélancolie dans lesquelles ses complaintes se camouflent. Murat ne se dévoile pas, c’est à celui qui l’écoute d’en tirer ses propres leçons.

Depuis dix ou quinze ans, les critiques le chatouillent, espérant un coup de coude assassin sur tel ou tel confrère musicien, épaississant un peu plus à coups d'articles prévisibles la caricature du provincial scrogneugneu. Levaillant, lui, pousse simplement la conversation, avançant par touche, tranquillement, avec une légèreté chaleureuse, et nous dévoile un artiste provocateur certes mais drôle (- Il faut taxer lourdement les retraités de la fonction publique qui vivent après 75 ans!; - Vous ne pensez pas un mot de ce que vous dîtes, Jean-Louis Murat), impertinent, libre et sincère dans son entreprise d'isolement («l'image épouvantable que je développe à plaisir [démontre que] je m'y prendrais autrement si je voulais séduire»), sage («écrire des chansons, c'est un privilège et pouvoir les chanter doit être un plaisir»), réfléchi, littéraire («J'aime les mots, la graphie»), mais avant tout sympathique. Un éclairage bienvenu qui rend encore plus séduisante sa production.

Tous les chanteurs du monde travaillent les mêmes thématiques, toutes les chansons d'amour racontent plus ou moins la même histoire. Celles de Murat s'imposent car elles ont du style, tordant avec panache les lieux communs, se jouent des formats, créent des brumes salutaires où s'esquissent puis surgissent des images victorieuses. Tel un Stephen Roche (Tour de France 92), ou un Agostinho, émergeant du brouillard pour l’emporter col de la Croix Morand.

Avec GRAND LIÈVRE, en série limitée, un live de Murat enregistré en avril 2010 à la Coopérative de Mai à Clermont-Ferrand. Huit titres qui donnent le tournis, et mettent le peloton des chanteurs français en activité loin, très loin derrière le dossard 63.


Baptiste Vignol


(Photo Dominique Houcmant, prise sur le blog de Pierrot, l'un des sites phares consacrés au chanteur)