Barouh s'est barré...


C'est un choc. Il y a un mois encore, à l'occasion du lancement de l'ouvrage «Les tubes, ça s'écrivait comme ça» pour lequel Pierre Barouh avait donné un entretien-fleuve sur sa vie, ses chansons, son amour des rencontres, il était arrivé tout sourire, son casque sous le bras, entrant dans la librairie Parallèles, rue Saint-Honoré, les doigts dans sa belle chevelure blanche. Il avait retrouvé ce soir-là son vieux copain Frank Thomas qu'il n'avait pas revu depuis au moins vingt ans. «Tu sais qu'on est tous jaloux de toi» lui avait dit Thomas, en l'embrassant. Devant l'air étonné de Barouh, le parolier (Frank Thomas est l'auteur de Marie-Jeanne pour Joe Dassin, du Téléphone pleure pour Claude François, de Dites-moi pour Michel Jonasz…) précisa sa pensée: «“La Bicyclette”, “Les Ronds dans l'eau”… On aurait tous rêvé de les écrire, ces chansons-là!» Après avoir longuement bavardé avec ce complice de toujours, revu François Bernheim, rencontré Vincent Baguian et dédicacé quelques livres à des admirateurs, Pierre Barouh s'en était reparti à scooter dans la nuit de novembre, saluant tout son monde d'un fraternel «À bientôt!» Deux jours plus tard, il chanterait au Trianon pour une soirée exceptionnelle qui lui était donnée à l'occasion des cinquante ans du label Saravah qu'il avait fondé en 1966 et par lequel il produisit les splendides premiers albums de Brigitte Fontaine, David McNeil, Barney Wilen, Allain Leprest, Pierre Akendengue, Carole Laure, Philippe Léotard ou bien encore Maia Barouh. Quand Pierre Barouh vous recevait à Paris, c'était dans sa cuisine campagnarde… À deux pas du Panthéon. On cassait des noisettes. Les heures s'écoulaient doucement. La vision du monde de cet éternel voyageur était passionnante. Et puis il vous emmenait parfois voir ses bambous au fond de son jardin. 

(Pierre Barouh devant ses bambous, avril 2015. Photo: B.Vignol)

Dans «Les tubes, ça s'écrivait comme ça», Pierre conclut ainsi son témoignage: «J’ai toujours été disponible pour aider à la reconnaissance du talent des autres. Ce qui s’est prolongé, c’est vrai, par un prosélytisme qui est très chiant pour ceux qui m’entourent. Que j’aime un film, un chat, une chanson, et j’emmerde tout le monde. Sans parano, pour cette aristocratie médiatique qui fait écran entre le créateur et le public, j’ai dû être un mec tellement perturbant qu’on m’a placardisé dans le ghetto de l’utopie. Pourtant, en ce moment, petit à petit, je suis en train de glisser de ce ghetto au mythe! (Rires) Plein de gens commencent à mythifier et moi et mon parcours, alors que je continue chaque matin d’aller faire mon flipper au bistrot du coin. Je serai toujours à côté de la plaque ! Concernant la chanson, bien sûr, on a ratifié mes succès populaires puisqu’on ne peut pas faire autrement, mais mon statut d’auteur n’a jamais été reconnu en France. Il le sera, je le sais ; peut-être serai-je encore là, peut-être pas, je vais avoir 81 ans… Mais il le sera, et je m’en tape à mon âge. C’est une situation complètement paradoxale qui, et c’est ce qui m’importe le plus, ne m’a jamais empêché de bien m’amuser.» Tout est dit.

Baptiste Vignol

La dernière, hélas, longue interview de Pierre Barouh se trouve dans ce recueil d'entretiens, paru en novembre 2016 chez La Tengo, «Les tubes, ça s'écrivait comme ça - La parole aux paroliers»:

Tombée du ciel


Ses anciens disques restaient parmi nos préférés d'une époque prometteuse où Nina Morato, dans la ligne de Catherine Ringer, semblait devoir prendre la tête des nouvelles frondeuses parmi lesquelles figuraient alors les Elles, Clarika, Rachel des Bois, Zazie ou bien Gina et l'orchestre… Mais qui se souvient encore de Gina? Avec son premier album, JE SUIS LA MIEUX, Nina, elle, décrocha la Victoire de la Musique de la révélation féminine de l'année en 1994. Et c'était mérité. Maman (sur lequel jouait un tout jeune guitariste du nom de Matthieu Chedid…), L'amant d'un soirT'es con je trouve / Mais j'aime bien comme tu bouges…») et Je suis un vrai garçonJ'veux pas! / Lèche-moi…») ont gardé leur fraicheur insolente. Ce qui charmait aussi chez la Parisienne, c'était la voix, matoise et enchanteresse. D'ailleurs, il suffit d'écouter Le bal des parfums ou Mon bébé qui dort, ces douceurs, pour succomber à nouveau… Deux beaux albums suivront, L'ALLUMEUSE (1996) et MODERATO° (1999), avant le grand silence. Pourtant, la voilà revenue, rompant dix-sept années d'absence! Dans un pays normal où, parce qu'il soutiendrait sa richesse musicale, l'on ne s'ennuierait pas en écoutant la radio, trois ou quatre chansons de ce disque embraseraient déjà les playlists: Tout est doux, vaporeuse et maternelle, Hollywood et son refrain qui colle, Ah non, non, non, non sur lequel un guitariste-chanteur du nom de Matthieu Chedid lui donne aujourd'hui la réplique ou Fanfaron, sur les ordures qui bastonnent leurs compagnes. La plus profonde d'entre elles, En toi, cartographiant les différents foyers de l'effervescence, de la révolte et des résistances imprévues en ce début de siècle que seul le genre féminin pourra peut-être sauver de l'apocalypse: «Mes oreilles vivent en Afrique / Mon sang en Afghanistan / Poing levé en Tunisie / Mais en Toi / Je me rassemble…» Quand la Morato l'ouvre, ça n'est pas pour faire la maligne.

Baptiste Vignol


L'air libre de Bertin


C'est un homme de mots et de notes, qu'écoutent seuls dans leur coin quelques centaines d'admirateurs. Sa faute à lui d'abord, qui, avec courage, s'autoproduit depuis quarante ans, s'étant volontairement mis à la marge. Histoire d'avoir la paix. Mais cela n'empêche pas son œuvre d'avoir été deux fois couronnée par le Grand Prix de l'Académie Charles Cros. Il y aurait un livre à écrire sur l'art de Bertin. Trois ans après L'ÉTAT DES ROUTES, dont la beauté laissait bouche bée, le vingtième-huitième volet de sa discographie est sorti juste avant l'été: SEUL, DANS LE PAYSAGE. Disponible chez Velen, contre une vingtaine d'euros qui ne pèse pas bien lourd pour autant de grandeur. Bertin écrit, compose et chante avec le soin de l'accordeur. D'ailleurs, a-t-on pratiqué ce métier de troubadour avec autant de dignité dans l'exercice particulier qu'est celui de la diction, de l'interprétation depuis, disons, Yves Montand? Rien ne dépasse mais tout s'envole au souffle de son inspiration. «Vous étiez réunis, je vous sentais dans l'ombre / Les yeux sur moi comme ceux de mille félins…», dépeint-il pour ouvrir l'album, et l'on comprend d'entrée que rarement chanteur n'avait tendu à son public miroir aussi profond. «Tout ce que vous n'osez pas dire, qui vous pèse, / La foi qui n'a nulle issue, le besoin d'amour, / Je sais cela, hors vous étiez comme la braise / Qui chante et fait ce parfum d'orchestre du four...» C'est parce que ses chansons uniques ont le pouvoir de dompter les âmes perdues qu'elles leur deviennent indispensables. Explorateur d'une voie sur laquelle deux aventuriers ne pourraient pas marcher de front, Jacques Bertin avance. En solitaire.

Baptiste Vignol


Elle est pour toi, cette chanson


Des chansons féminines, coquines, carrées, écrites, rebondies, légères, décalées, sexuelles, poilues, poivrées, demi-mondaines, léchées, crues, farouches, aguicheuses, fières et dévergondées. Du Colette Renard 2016. Revancharde aussi pour la plus sulfureuse d'entre elles: La Sol Do Mi. Bizarre mais jamais jusqu'ici, sauf erreur, ce jeu de mots n'avait été tenté. Si cette chanson est la moins grivoise de l'EP, c'est aussi la plus libertine au sens historique du terme puisque l'auteure y affirme sa liberté et son indépendance face au directeur artistique réputé de la place qui, séduit par les paroles d'une de ses maquettes en ébauche, lui demanda de lui envoyer son texte par courriel avant de se l'approprier en le modifiant légèrement pour l'offrir à l'une des stars de son catalogue. C'est aussi ça l'univers de la variété. Des voleurs se pavanent aux victoires de leur musique. Se reconnaitra-t-il? La mise au point dure deux minutes et quarante-et-une secondes. La Sol Do Mi. Et c'est jouissif.

Baptiste Vignol


Çui qu'on est avec



C'était une chouette émission sur M6, de celles qu'on ne voit pas passer. Ça devient rare. Filmés sagement, à l'ancienne, Renaud et ses très proches (délicieuse Dominique qu'on n'avait jamais vue s'exprimer autant, et avec quelle clarté; fraternels Pierre Tarde et Bloodi qui accompagnent l'artiste au quotidien; attentif et attentionné David Séchan, le jumeau du chanteur) répondent à une voix off (celle du journaliste Didier Varrod), complice et chaleureuse. Et Renaud de parler, sans jamais s'étaler, guidé par ses maîtres: «"On ne pose pas de question à quelqu'un qui est ému", disait René Char. Et je suis ému.» Voilà qui cadre l'ambiance. Comment dès lors rester de marbre devant la tendresse de Renaud lorsqu'il évoque sa vieille mère de 95 ans venue le voir au Zénith début octobre 2016 ou les yeux éblouis de son fils Malone qui le découvrait, là, sur scène: «"C'est bien ce que tu fais, papa!"». Comment ne pas pas se marrer avec lui lorsqu'il revoit réjoui des images d'archives montrant un Coluche déconnant? Comment ne pas sourire lorsqu'il tente d'imiter la voix fluette de Marie Dormoy l'invitant à entrer chez elle, alors qu'il avait dix ans, pour réclamer un autographe à Georges Brassens qui lui rendait visite? Et comment ne pas s'émouvoir par sa profonde sensibilité lorsqu'une minute plus tard, au bord des larmes, Renaud se rappelle la mort du poète qu'il apprit à la radio en se rendant à une répétition: «J'étais au volant de ma voiture, je me suis arrêté sur le bord de la route pour pleurer, comme je pleure maintenant»? Comment encore ne pas être troublé lorsqu'il parle de son père romancier, de cette pudeur excessive qui les sépara, affirmant: «C'est grâce à lui si j'écris comme ça»?... Mais ce qui frappe aussi dans cet entretien, c'est le regard froid, presque intransigeant de Renaud sur ses chansons quand il se voit les interpréter en spectacle au fil de sa carrière. Aucune complaisance. Ce qui marque enfin, ce sont ces sourires captés dans le public, qui ressemblent à des caresses, et qui illuminent le visage de milliers de fans de tous âges reconnaissant «leur» Renaud debout dans la lumière de miraculeuses retrouvailles. Cet amour est celui de gens normaux, du peuple, qui galèrent souvent, n'ont cure des ineptes donneurs de leçon et trouvent dans l'œuvre du chanteur, son personnage unique et ses fragilités, le reflet miroitant de leurs vies, comme celui d'un incendie dans le ciel, la nuit. 

Baptiste Vignol


Carrière cassée



Quinze ans qu'elle n'avait pas enregistré de chansons originales! Et pourtant, malgré le temps qui passe, et les modes qui vont avec, son retour cet automne demeurait un événement. C'est dire si Patricia Kaas est une chanteuse populaire, peut-être la dernière en France de cet acabit. Si les deux premiers extraits entendus sur les ondes (Le jour et l'heure, Madame tout le monde) n'emportèrent pas les foules, la voix, elle, était là, royale, épaisse et saisissable. Assez pour espérer un disque de jolie facture. Treize morceaux le composent, mais la faiblesse des mélodies en font un album pour rien. D'ailleurs, le meilleur titre est celui où Kaas parle, Ma météo personnelle, et dans lequel elle parait enfin ne pas trop s'ennuyer, malgré d'étonnantes répétitions: «Où est ton souffle chaud qui soufflait sur mes côtes / Sur mes petits reliefs dans nos matin torrides?»… Le comble du gnangnan revenant à Marre de mon amant torchée par Arno où l'interprète répète: «J'en ai marre de mon amant / Mon amant c'est un charlatan»... Bien. La variété française, celle qu'on nous donne à souper, manque de compositeurs. Le grand public ne s'y trompe pas qui n'a plus les moyens de mettre à la légère sa main au porte-monnaie: 7.000 exemplaires seulement du nouveau «Patricia Kaas» se sont vendus la semaine de sa sortie, ne se classant qu'à la onzième place du Top, quand M. Pokora en écoulait 70.000 rien qu'en reprenant les airs les plus sautillants de Claude François... Probablement mal conseillée, la chanteuse de Forbach est en train de laisser filer ses plus belles années. Son dernier véritable hit ne remonte-t-il pas à 1993 (Il me dit que je suis belle, n°3 du Top 50, écrit par Jean-Jacques Goldman)? François Bernheim et Didier Barbelivien qui créèrent son personnage en co-signant l'essentiel de ses méga-tubes (Mademoiselle chante le blues, D'Allemagne, Mon mec à moi, Quand Jimmy dit, Les hommes qui passent, Entrer dans la lumière, Regarde les riches...) doivent se désoler de voir celle qu'ils portèrent si haut dans le cœur des Français les ignorer avec autant d'obstination, depuis bientôt vingt-cinq ans. Que devient une chanteuse populaire quand elle n'a plus de chansons?

Baptiste Vignol

Méconnu mais capital



C'est un très grand auteur qui s'en va. Robert Nyel est mort samedi dans le sud de la France, près de la Méditerranée qu'il aimait tant peindre. Il avait 86 ans. De 1959 à 1970, avec sa complice, la compositrice Gaby Verlor, il signa les paroles de quelques purs chefs-d'œuvre interprétés par Bourvil (Ma p'tite chanson, C'était bien ou Mon frère d'Angleterre superbement reprise par Jean-Louis Murat dans les années 90) et Juliette Gréco (Marions-lesDéshabillez-moi). Il fut également chanteur lui-même, connaissant le succès avec Magali en 1962. Puis à l'instar de son ami Jacques Brel, il s'était, à l'âge de 40 ans, retiré du show-biz, ne supportant plus l'hypocrisie d'un métier où il fallait trop souvent, disait-il, serrer la main de gens qu'on n'a pas toujours envie de saluer. En 2002, Henri Salvador, tout à son comeback triomphal, était venu lui demander de nouvelles chansons (Tu es venue, Le Voyage dans le bonheur et Bormes-les-Mimosas) qu'il enregistra sur MA CHÈRE ET TENDRE. Oublié des «historiens» de la grande variété, Robert Nyel m'avait accordé en juin 2015 de longs entretiens où il revenait en détail sur ses chansons et ses amitiés. Illustré de photos inédites – on le voit aux côtés d'Aznavour, Brassens, Brel et Piaf notamment (pour qui il écrivit avec Francis Lai Le droit d'aimer) –, son témoignage figure dans le recueil «Les tubes, ça s'écrivait comme ça» paru mi-novembre aux éditions La Tengo et qui regroupe des entretiens-fleuve avec Pierre Barouh, Boris Bergman, Vline Buggy, Vincent Baguian, François Bernheim, Jean-Paul Dréau, Jacques Duvall, Claude Lemesle, Maurice Pon, David McNeil, Jean-Michel Rivat, Jean-Max Rivière, Richard Seff et Frank Thomas... Robert aura eu le temps de le feuilleter, touché que de son vivant, l'on salue enfin son talent. Qui était immense.

Baptiste Vignol


La chanson pour les nuls


2016 s'effiloche. Qu'en restera-t-il quand, dans trois ou quatre décennies de cela, l'on se demandera: «Qu'est-ce qu'on chantait cette année-là?» 1955, par exemple, demeure celle de Georges Brassens (dix chefs-d'œuvre sur son troisième 33 tours, dont Les sabots d'Hélène, Chanson pour l'Auvergnat et La première fille pour prendre les trois premières plages…) alors que l'an 56 consacre Gilbert Bécaud, avant que 58 n'impose Guy Béart chanté par Patachou, Zizi Jeanmaire et Juliette Gréco. En 1960, à L'Alhambra, Charles Aznavour crée Je m'voyais déjà. Il n'a depuis jamais quitté le haut de l'affiche. Puis ce furent les yéyés, Johnny, Sheila, Cloclo, Sylvie, pendant qu'Édith s'en allait. Si 65 révèle Barbara, 66 dévoile Antoine, Polnareff et Dutronc, donnant du rock aux Français. 69 starifie Ferré, C'est extra, et l'hiver 71 glorifie Julien Clerc, Ce n'est rien… Quand 72 se résume à Véronique Sanson. À moins qu'Avec le temps de Léo... Sans oublier Mon frère et San Francisco sur le premier Le Forestier! Cultes. 77 c'est for ever l'année des MARQUISES; 79, d'AUX ARMES ET CAETERA et 80, celle du retour de Ferrat. 83? MORGANE DE TOI, tatatssin! Pour le bonheur des férus de Brassens et des vendeurs de bandana. 84, ou le dernier Téléphone: «Je rêvais d'un autre monde...» L'hymne d'une génération. Voici déjà 85 et Renaud remet ça: MISTRAL GAGNANT. Le pauvre Balavoine n'aura pas le temps de «sauver l'amour». En 86, ce sont les Rita qui débarquent. Et Nougaro enflamme la jeunesse avec NOUGAYORK (1987) tandis que Jean-Jacques Goldman balance aux rabats-joie ENTRE GRIS CLAIR ET GRIS FONCÉ écoulé à plus d'un million d'exemplaires en moins d'un an. AINSI SOIT JE en 1988 fait de Mylène Farmer une star. Et puis débuta la bruelmania... Ce fut ensuite l'ère Eicher en 1991 (Déjeuner en paix, Pas d'ami comme toi, etc.), sur des textes de Philippe Djian. Alors qu'il flanche pour MC Solaar (QUI SÈME LE VENT RÉCOLTE LE TEMPO), le pays s'embrase pour Daho (PARIS AILLEURS) en 1992, tandis qu'Alain Souchon idéalisera bientôt les foules sentimentales. En 1994, SAMEDI SOIR SUR LA TERRE satellise Francis Cabrel. Janvier 98 maintenant, Bashung – trente ans de carrière – publie l'indémodable FANTAISIE MILITAIRE avant qu'Hallyday n'allume le feu en septembre 99 avec SANG POUR SANG (vendu à 250.000 exemplaires le jour de sa sortie!). À chaque époque son phare. Après cinq années de mutisme, BOUCAN D'ENFER sonne le retour de Renaud en juin 2002 pour le premier triomphe du millénaire. Puis ce furent bizarrement de tristes et grises saisons, fades en succès populaires, si l'on excepte Calogero (3 en 2004), Benjamin Biolay (LA SUPERBE, 2009), Stromae (RACINE CARRÉE, 2013) et Christine and the Queens (CHALEUR HUMAINE, 2014). Mise à mal par des labels dépassés, trop souvent dirigés par des directeurs «artistiques» sans imagination, en quête de coups faciles et de rééditions, la chanson française clapotait. C'était l'heure des disques de reprises et des chanteurs d'élevage… Mais voilà qu'au mois d'avril 2016, précédé par une attente gonflant comme la voile d'un monocoque dans les quarantièmes rugissants, Renaud s'en revint encore, au nom du seul amour qu'il porte à son public! Inédit. 700.000 CD plus loin, c'est sur la route que ce personnage légendaire enchante désormais le pays, qu'il parcourt de ville en ville, à coups de concerts fantastiques que 6000 fans par soir, et souvent davantage, ressentent comme de pures tranches de vie, d'amitié et de liesse. Mais pourquoi donc la France de 2016 continue-t-elle de marcher à la lumière chaude et fraternelle du Phénix? Parce que son maintien, son regard, ses paroles, toute sa personne en vérité révèle la douceur, la souffrance et la modestie d'un artiste d'exception. Intemporel.

Baptiste Vignol

L'ombre claire de Julien



PARTOUT LA MUSIQUE VIENT est le titre du dernier album en date de Julien Clerc, sorti en septembre 2014. Déjà. Est-ce une raison de passer à côté? Le disque comporte douze chansons dont certaines (On ne se méfie jamais assez et Danser) auraient affolé les hit-parades au début des années quatre-vingt quand Juju cassait son image avec Lili voulait allait danser (n°3 des charts en décembre 1982), Cœur de rocker (n°2 en novembre 1983) et La fille aux bas nylons (n°18 en nov. 1984)… Même tempo, même bonté, même énergie, même légèreté, la voix du compositeur n'ayant presque pas bougé. Mais Julien Clerc n'a plus l'âge du chanteur à tubes sur lesquels se dandinent en flirtant les jeunes gens, c'est désormais un phare dont la carrière impose le respect. Le moins facile à accomplir. Une chanson du disque se démarque, Le chemin des rivières, sur le vieillissement d'un homme (même s'il parait être resté bloqué dans sa cinquantaine, Julien Clerc est né en 1947): «Je sens la brume emporter mes plaines / Je sens le vent plier mes vaisseaux / Et mes envies autrefois souveraines / Dorment tranquilles au creux de mon dos.» Fallait oser. Écrite par Carla Bruni, qui signe là son chef-d'œuvre, Julien Clerc l'a vêtue d'une musique qui coule et grossit sans jamais sortir de son lit, et qu'il canalise d'un trait, par la grâce unique de son chant. Certains auteurs devraient se contenter de servir les grands interprètes, ça les élève.

Baptiste Vignol


L'équation d'Alister



«Ça va, Laval?» Voici comment en septembre 2016, aux Trois Baudets, le chanteur de luxe Alister débuta l'un de ses trois sets de rentrée, joués comme certaines légendes retirées du circuit accordent pour le plaisir, et pour garder la main, avec la désinvolture et l'aisance du vieux briscard, quelques leçons de prestige à d'heureux privilégiés dans des country clubs désuets où l'on a su conserver l'âme des bandeaux en éponge et des Donnay en bois. «Ça va, Laval?» donc. En plein Pigalle. Le ton était donné. Ne pas compter sur Alister pour se la raconter. Entouré des musiciens qui l'escortaient déjà à ses débuts lorsqu'on était en droit d'imaginer qu'AUCUN MAL NE VOUS SERA FAIT (2008) incendierait la scène franco-française vers la fin des années zéro, Alister alterna ce soir-là anciens titres glorieux, qui n'ont rien perdu de leurs effets rebondissants (Qu'est-ce qu'on va faire de toi?, Fille à problèmes, La femme parfaite), et nouveautés saignantes dont une, Les filles entre elles, interprétée seul au piano, a tout du trésor caché davidmcneillien. Après six années de retraite occupées à propulser Schnock, «la revue préférée des vieux de 27 à 87 ans», Alister sort cet automne MOUVEMENT PERPÉTUEL, l'album du come-back musical, qui reprend avec classe l'énergie des deux précédents. Treize chansons inédites jouées flamberge au vent, à l'assaut du filet, quand ça n'est pas tout en nuance, à la Miloslav Mečíř, fortes d'un relâchement plutôt singulier sous nos contrées. Aux Trois Baudets, les spectateurs ne s'y trompèrent point qui l'acclamèrent en héros tandis que le rédac chef le plus pop de Paris quittait la scène sans tralala annonçant simplement, les cheveux en bataille: «À la prochaine, avec une coiffure différente!»

Baptiste Vignol



Ça, c'est du music-hall



Bien sûr il y a le spectacle qui cartonne et séduit la critique de tout poil, sa mise en scène ingénieuse et variée, ses décors novateurs, son orchestre rock dans des airs venteux; ses héros légendaires, ça va de soi, Julien Sorel, Mme de Rênal..., interprétés par des comédiens chanteurs séduisants (parmi lesquels il faut citer l'excellent Patrice Maktav dans le rôle de l'ignoble Valenod), l'intemporalité de l'intrigue évidemment (l'évolution sociale d'un jeune homme pauvre mais ambitieux), la qualité du livret également, des parties parlées et le souffle du répertoire proposé. Bien sûr. Mais il y a aussi le disque qui permet au spectateur qui n'a pas lu Stendhal d'arriver au Palace en territoire connu et d'en repartir conquis, les chansons plantées dans la tête. Leur richesse tient au regard moderne des auteurs sur une histoire d'amours secrètes dont l'action se déroule sous la Restauration, que des musiques calibrées certes, mais jouées avec brio, enrobent parfois d'envolées ambitieuses. L'ensemble donnant, quand Paris allume ses lumières, un «musical» haut de gamme, familial et soigné dont l'atout phare est d'avoir été conçu – ça se voit, ça s'entend – par une équipe d'experts (le producteur Albert Cohen, le directeur artistique Vincent Baguian, le metteur en scène François Chouquet) qui tient en estime le public. Assez pour que ce dernier, en quittant le théâtre, manifeste l'envie de se (re)plonger dans le roman ? Cela ne fait aucun doute.

Baptiste Vignol

Bazbaz N°8


Barbe et cheveux grisonnants. Le chanteur de charme est de retour. En terrasse attablé. Dans un costume presque blanc. L'album, son huitième, s'intitule BAZBAZ CAFÉ. Bon, BAZBAZ EXPRESS aurait tout aussi bien pu convenir, l'ensemble s'écoulant avec style et doigté sans qu'on remarque le temps filer. S'il divague sur «L'homme» («Je marche dans la nuit / Par un chemin mauvais...») et «Le vallon» («J'ai trop vu, trop senti / Trop aimé dans la vie...») d'Alphonse de Lamartine (Cliché) et chante les mots de Bertrand Belin (Attention les filles), Camille Bazbaz, dont le timbre n'a jamais été aussi joliment cuivré, a eu la bonne idée de sortir Chet Samoy de son silence, lui demandant de se remettre à son premier métier de parolier. Leur collaboration donne trois titres de braise sur un disque griffé par Yarol Poupaud. Des chansons d'odeurs, donc, de fatigues amoureuses, de vieux cuir défoncé, de tabac brun, de rhum ambré et d'eau qui monte à la bouche, suant la sueur de nuits qu'on devine orientales mais d'amertume aussi, qui jamais ne sentent le remugle, ni l'ancien Playboy usagé. L'automne commence bien. À moins que ce ne soit l'été 2016 qui s'achève enfin.

Baptiste Vignol

La plus forte c'est Lynda


Bien que cela ne soit pas communément admis au sein de la mini-sphère parisienne qui folâtre avec la vague et divulgue à coups d'articles légers ce qui constituerait l'actualité culturelle du pays, Lynda Lemay est incontestablement l'une des figures majeures de la chanson française, ainsi qu'une artiste adorée par le grand public. Qu'on en juge: elle foulait incognito ce début d'octobre 2016, et pour la soixantième fois en vingt années de carrière «européenne», la scène de l'Olympia! Un temple que la chanteuse montréalaise bonde régulièrement, tout comme elle remplit tous les théâtres de province, sans campagne de promotion. Ayant vendu dans l'hexagone plus de deux millions de disques (quatre si l'on compte les territoires belges, luxembourgeois, suisses et québécois), son quatorzième album vient de paraître en silence, pointant cependant illico à la cinquième place du Top avec 10.000 exemplaires écoulés en huit jours – bien davantage que beaucoup de fausses vedettes dans le vent! DÉCIBELS ET DES SILENCES contient quinze pièces (vingt pour l'«édition de luxe») dont certaines s'illustrent déjà parmi les joyaux d'un répertoire à la palette incomparable. Attrape pas froid, écrite après les attentats de janvier 2015, où Lynda Lemay s'adresse à sa fille en l'implorant «de ne pas attraper foi en Dieu s'il la menace»; C'est quoi un ventre, superbement réalisée par Claude Mégo Lemay avec des chœurs à la manière d'un barbershop quartet; l'adamantine Mon cœur de pomme sur l'adoption – cette façon magistrale qu'a Lynda Lemay d'en chanter chaque syllabe jusque dans la prononciation lumineuse du mot «cou» après deux minutes d'émotion grandissante... L'oubli aussi, poignante quand elle soulève aux deux tiers du morceau le voile qui dissimule l'homme par lequel l'héroïne souffre. Ou Tout le monde qui évoque avec habileté les «glaciers qui pleurent» et le «piteux Grand Nord en sueur», ce sujet brûlant. Aucun thème ne rebute Lynda Lemay, et c'est sa force. Son génie de l'interprétation, nette, complice et savoureuse, lui permettant de tout chanter, même l'inchantable. Les poux ici, avec l'indémodable Ça pique (dont les Frères Jacques se seraient régalés, tout autant qu'avec Maudit qu'les femmes ça aime les drames), l'autisme (Leurs yeux tombaient) ou bien encore la violence des pères alcooliques (Le hamster). Indispensable, Lynda l'est. Car ses chansons servent avec élégance et recul le terroir de la francophonie. Dans l’infâme brouhaha uniforme qu’est devenu le monde aujourd'hui, quel plus beau combat mener que celui qui défend, sans jamais en donner l'air, sa langue maternelle ?

Baptiste Vignol

Chanson d'enfer


Certaines chansons vous fichent les larmes aux yeux. C'est rare, quand on n'est pas spécialement émotif, mais ça arrive. Mon fils est parti au djihad en fait partie. Tout est dit dans le titre, et le pire est à craindre. Faudra-t-il essuyer un torrent de sensiblerie? Une leçon de moralisme outré? Un cri raté? Non. Jeune ingénieur en mathématiques appliquées, Gauvain Sers a décidé de tout miser sur la chanson. S'il n'a pas encore sorti son premier album, il est en train de marquer les esprits. Car en se glissant dans la peau d'un père de famille, le chanteur parvient à décrire en quatre minutes et quelques couplets bluffants de maitrise à quoi peut ressembler l'enfer. Et l'on songe forcément, pour le style, le soin qu'il apporte aux rimes, l'accompagnement musical – tout au service des mots – et le phrasé sablonneux à Renaud, le Renaud périphérique de la période Polydor (1975-1982), dont Gauvain Sers pourrait bien être finalement le premier héritier solide. Une chanson de cet acabit ne s'écrit pas par hasard. Renaud qui, d'un coup de fil imprévu, vient de lui proposer la première partie de ses dix zéniths parisiens! La chetron sauvage n'aurait-elle donc rien perdu de son flair?


Baptiste Vignol


Lafayette à l'assaut


Alors qu'on nous pompe l'air avec La Femme et Julien Doré, un artiste au blaze révolutionnaire sort ce mois d'octobre 2016 le genre de pièce d'artillerie qui honore la pop du pays dans une canonnade de rêve. Portant pour titre LES DESSOUS FÉMININS, l'album propose onze obus de dentelle qu'agrafent des paroles qui claquent. Si l'on perçoit ici ou l'héritage insolent des Duvall-Alanski lançant Lio sans crier gare en 1979 avec Dan Lacksman aux manettes, on y décèle également le doigté de Michel Berger, du Katerine des débuts et de Patrick Juvet. «À cause d'une fille, un été, au bord de la mer…» Et l'album se dévêt. Sans qu'on puisse l'arrêter. Car en effeuillant l'époque sur des nappes synthétiques, Lafayette vise juste. Avec des chansons de drague et de fragilité («Mes émotions me submergent comme des vagues / J'en entends une qui glisse au loin / Ça va détruire mon château d'sable / Ma carapace, mon air serein»), de paresse et de réflexion politique moins légères qu'il n'y parait. Ayant passé l'âge de faire dans le geignement, Lafayette a par surcroit l'élégance de ne pas jouer les romantiques de service. Alors avec Automatique, il ose une description asphyxiante du monde du travail dont la chute mérite à elle seule l'achat du CD ! Porté par des airs caressants, LES DESSOUS FÉMININS est un disque de crise, qu'une espérance à ciel ouvert teinte et idéalise. Et comment ne pas fondre enfin pour l'aquosité délicate d'Instantané sur la banquise dont on jurerait qu'elle fut écrite à l'encre de chine? «Il y a du verglas sur le pare-brise / L'hypothermie ternit Venise / La neige me donne des cheveux blancs / T'as les pommettes rouges couleur sang…». Avec cet opus d'un chic pâle dédoré, Lafayette vient d'envoyer une fusée sol-air de longue portée glorifiant l'usage du français autant qu'il pousse aux danses tactiles, voire plus si affinités.

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Delerm²


Ainsi donc le voilà, le «plus bel album de la rentrée 2016» selon Benjamin Locoge (Paris Match, du 6 au 12 octobre): À PRÉSENT, de Vincent Delerm. Son sixième en carrière depuis Fanny Ardant et moi, en 2002. C'était hier. Point de Fanny ici, mais la voix de Jane B évoquant «Serge». Vincent Delerm n'a pas quitté son canapé. Pendu à ses idoles, il reste accroché à ses polaroids et l'ombre de ses souvenirs (l'image nabokovienne, nourrie de réminiscences, de la nymphette en tenue de tennis…). Vincent ressasse. Et «ne veut pas mourir ce soir». Ça tombe bien, nous non plus. Ce serait pourtant chouette que cet indécrottable étudiant cesse de faire du Delerm, ouvre enfin ses fenêtres, perçoive le bruit de la rue, sorte et lâche ses quartiers d'automne. Qu'il chante l'époque, la ligne 13, l'obligatoire barbe de trois jours, les amours populaires et la fonte des glaces. Ce court album de onze plages (dont un instrumental pour rien et une sorte de dialogue de cinquante secondes autour du bonheur) propose des chansons effaçables, aux mélodies vagues et flottantes que les somptueux arrangements de Clément Ducol n'arrivent pas à transcender. Dans À présent, plutôt réussie d'ailleurs, sur le temps qui passe et se renouvelle sans cesse, Delerm s'accompagne d'une chorale dans laquelle se trouvent parait-il Alain Souchon, Albin de la Simone, Camille et d'autres musiciens parmi une vingtaine de camarades noyée derrière la voix d'une interprète anonyme. Quel intérêt? Ce disque en réalité passionnera quelques rédactions parisiennes et la foule effeuillée de leurs abonnés. De quoi en vendre 30.000. À moins que son duo, Les chanteurs sont tous les mêmes, interprété avec Benjamin Biolay, ne fasse un mini-hit radiophonique. Car la voilà la vraie bonne chanson du CD, entrainante, moqueuse et rigolote. Il n'en demeure pas moins que dans cette peinture du drôle de métier qu'est celui de «chanteur de variété», la voix de Benjamin Biolay semble avoir du vécu, du chien, du coffre presque quand celle de Vincent Delerm parait sage et rangée. Sonnant comme une caisse d'épargne.

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Fils de


Il y a les pignoufs qui misent tout sur leur coiffure et ne savent plus trop quelle coupe adopter, ni quel(le) guest racoler pour accrocher le public. Il y a aussi les chanteurs cérébraux qui copinent avec la critique à coups d'sms putassiers, genre: «J'écris mon prochain disque. Mes chansons avancent, comme elles peuvent... Te lire chaque semaine dans Télé Match est ma bulle d'air.» Tout ça donnant six mois plus tard dans les colonnes culturelles du canard «le meilleur album de la saison». La vie, c'est simple parfois. Et puis il y a des artistes intègres dont on entend peu la voix. Leurs chansons seraient-elles trop authentiques pour toucher les Morandini de la programmation radiophonique, tout à leur inébranlable bêtise? Le dernier Dorémus, EN TACHYCARDIE, a du cœur. Pas de ressassement ici ni de poses tape-à-l'œil, mais des chansons urbaines, sanguines, aussi belles que Paris quand on la voit s'allumer l'été depuis les marches du Sacré-Cœur dans la nuit tiède et marine. Des chansons qui racontent l'époque, les petites joies et les bonheurs (Marque ton stop que j't'embrasse), les angoisses (20 milligrammes), les relations bancales (Ton petit adultère), les rages, les défaites (Dernièrement) de celles et ceux qui avancent à voix basse, sur qui le temps qui passe finit par peser (La femme de ma vie) et pour qui l'existence n'a rien d'un clip à la con. Pas étonnant qu'Alain Souchon, Francis Cabrel, Renaud ou Maxime Le Forestier trouvent en Benoît Dorémus mieux qu'un épigone. Bêtes à chagrin sur les chanteurs («En public y sont beaux, mais rêve pas / Faut les voir sans fard / Sans musique, sans bravo, sans lumière / Perdus chez Picard / Y en a un chaque semaine, j'le vois et j'me marre») ou Brassens en pleine poire, sur une amoureuse envolée, sont des modèles du genre. Qui collent aux basques.

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Du côté de chez Fred



Son dernier disque en date est sorti fin 2013 dans un silence médiatique incompréhensible — S'enfuir à deux par exemple, Je ris encore ou Les emmerdements avaient tout du single radiophonique, sec et lucide; mais un tube aujourd'hui, c'est forcément un truc mielleux chanté par une Céline Dion ou par un Julien Doré dont on se lasse des simagrées avant même d'avoir terminé l'écoute... Composé de dix chansons à l'étoffe inusable, l'album s'intitulait LA MORSURE — bon titre tant c'est précisément l'effet que procure sa voix juste et sans manière, tranchante comme un canif. S'il s'était adjoint les services de Miossec pour quatre morceaux du CD, c'était pure coquetterie puisque Fred Métayer a l'écriture folk et frondeuse qui colle à son personnage, celui du passager mal à l'aise dans la foule, toujours en partance, et dont les blessures personnelles autant que la rébellion contre une société qui vous broie semblent être le moteur. Ses chansons demeurent donc de courts récits de voyages et d'amours épineuses portées par des musiques assez venteuses et bien gaulées pour échapper à la cuculisation généralisée. Aujourd'hui installé en Tunisie, Fred Métayer explorerait de nouveaux champs musicaux dans un projet dont le nom laisse rêveur: «Couscous pop». Nous patienterons.

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Le chanteur casqué II


«Le fide aurait suffit» gémit Julien Doré dans Sublime et silence, sa toute nouvelle chanson. Le fide? Puis l'on comprend, si l'on est curieux et qu'on cherche les paroles sur internet, qu'il s'agit en réalité du vide! «Le vide aurait suffit.» Ah… Doré souffrirait-il d'un défaut de prononciation? Les mots «ivresse» et «rivière», dans ce même morceau, ne lui posent pourtant pas de difficulté particulière… Allez comprendre. Mais rien ne semble pouvoir se passer de commentaires dans l'œuvre de Julien Doré. Tout parait déborder, en dégoulinade. Éperdument romanesque, cet artiste a le chic de tourner les meilleurs sentiments, comme on le dit des sauces. Si l'on a bien saisi l'affaire, le deuxième extrait de son futur album est une chanson triste. Et c'est drôlement difficile de ne pas pleurer sur les chansons tristes de Julien Doré. Alors on se promet de se retenir, de ne pas chanceler cette fois, d'avoir du caractère. Sauf que voilà, après une minute de lamentations, Julien lâche: «Fiolence et promesse / C'est tout c'que tu détestes / La mort aussi»! C'est vrai quoi, l'inconfénient d'être mort… On dirait du Cioran. Alors on flanche, car c'est plus fort que nous, dans un délicieux fou rire dont même Avec le temps de Léo Ferré ne saurait assécher les larmes. Le génie des boute-en-train. Vivement le clip.

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Le chanteur casqué


Julien Doré a peu de chose à dire, souvent rien, mais en plus il le chante mal, sur ce même air lancinant qui plait tant aux Inrockuptibles. Sa «nouvelle» chanson Le Lac, sensée catapulter son prochain album, est un condensé de fades promesses («T'aimer sur le bord du lac / Ton cœur sur mon corps qui respire…»), d'espoirs futiles («Pourvu que les hommes nous regardent / Amoureux de l'ombre et du pire») et de sentimentalités brouillonnes («Si demain tu regrettes le miroir écorché / Que le lac te reflète, promets-moi d'oublier»), où le souffle est celui d’un Christophe enrhumé. Et puis il y a le clip ! Qui propose, selon les Inrocks, de «magnifiques paysages». Et alors? On y voit surtout Doré fidèle à lui-même, surjouer l'aventurier de pacotille qui, lancé, à moto, sur une plage déserte, trouve quand même le moyen de porter un casque! Un casque Torx et doré... Passons. Sinon, quand il a quitté sa monture et qu'il pose à l'image, fixant l'horizon, le chanteur, forcément, écarte les avant-bras, figé dans une attitude à la statuaire antique. Un peu de mâchoires crispées, de sourcils éloquents et beaucoup de cheveux au vent. Le dénouement peut alors éclater. En mini coup de foudre. Voilà Pamela Anderson qui lui montre ses jolies dents, et ses faux ongles de rombière. Tout est dans cette vulgarité là, sans une once d'humour. Du clip pour société bien assise.

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Qui bêche gagne


Bertrand Betsch a des chansons plein la bouche, qu'il enregistre tous les deux ou trois ans sur son propre label, Les imprudences, avec la rectitude, l'engagement poétique, la dévotion d'un Jacques Bertin, contre vents et marées médiatiques. Douze titres composent LA VIE APPRIVOISÉE sorti au printemps 2016, dont quelques-uns, s'ils étaient diffusés, toucheraient le public. Où tu vas?, par exemple, avec ses cris, ses plaintes et ses douces alarmes, est typiquement le morceau dont aurait besoin Étienne Daho pour enflammer une dernière fois les charts qu'il a quittés voici presque quinze ans (Comme un boomerang, n°6 du Top en mars 2002). Mais les choses sont ainsi, hors «Nouvelle Star» aujourd'hui, sauf exceptions (Stromae, Christine), un tube est forcément chanté par une vedette. Sinon, écoutez Qui perd gagne, vous entendrez Alain Souchon — dans la voix duquel d'ailleurs le timbre de Bertrand Betsch semble se glisser de plus en plus. Au sein d'Il arrivera, tel un Dominique A de compète, _B. _B. pourfend les peurs et les «vieux tracteurs à rancœur»… Avec Les hommes douleurs enfin, il délivre en deux minutes l'une des plus belles chansons qui soient sur les éclopés de la vie, ceux-là qui tombent, se relèvent et «se mordent la langue jusqu'au sang», qu'Anne Sylvestre a si bien chantés… Parce qu'il se nourrit du silence et que sa source parait intarissable, Betsch appartient à l’armée des muets dont parlait Martin du Gard en évoquant Spinoza: il écrira encore une quinzaine d'albums, léchés et profonds, mais le jour de sa mort, il n’aura encore rien écrit. L'ultime vers du CD n'annonce-t-il pas «Je reviendrai…»? Ses fidèles seront là.

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Le secret de Lynda Lemay



La raison ne peut que parler, c’est l’amour qui chante… Voici celui d'une mère pour ses filles, et pour la vie, délivré telle une lettre. Chanteuse d’abondance, précise comme une épistolière du temps jadis, Lynda Lemay se montre encore et toujours capable de vues justes au milieu du chaos. Avec ses mots et ses trouvailles (« tu vas te geler les lèvres si tu les enfoulardes…»), dans ses musiques tricotées comme des châles, la Québécoise laisse ici plus que jamais peut-être son témoignage. Son prochain disque, qui sortira le 23 septembre, s'annonce avec Attrape pas froid, écrite peu après la tuerie de Charlie Hebdo, et que l'artiste interprète depuis lors dans ses spectacles. Les grandes chansons ne naissent pas d'une recette. Pourtant, toutes ont ce point commun: l'angle et le ton trouvés, il faut garder l’allure, la trajectoire. L’intensité, tout le secret ! De l'entame à la chute, sans jamais lever le pied et noter en plein cœur, mine de rien : «Plus l'monde est terrifiant, plus faut que tu l'dessines…» Parce qu'elles créent un climat, ces chansons-là, d'importance, s'imposent à l'auditeur. Alors pendant cinq minutes tout s'arrête. Que Lynda Lemay continue de chanter! Car elle parle fort bien. De choses où la plupart sauterait les pieds joints.

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Laudes à Louane



Dix-huit mois après sa sortie, le 2 mars 2015, et plus d'un million d'albums, Louane pointe encore à la 12ème place du Top des ventes en France, avec 1500 exemplaires de CHAMBRE 12 écoulés entre les 5 et 11 août 2016! Quand le PALERMO HOLLYWOOD de Benjamin Biolay, paru en avril dernier, ne trouve que 300 nouveaux acheteurs, se classant au 79ème rang du Top, et que MONA d'Émily Loizeau ou MORITURI de Jean-Louis Murat, sortis en mai, n'y figurent déjà plus… Est-ce que ce monde est sérieux? 
Vivre à 10.000 km de Paris loin du ronron des radios officielles et des menus applaudissements mondains crée un décalage, qu'accentue le parti pris de n'écouter que la musique des CD qu'on achète. À l'ancienne. Profitant ainsi d'une promo, pourquoi ne pas brûler un billet sur le premier disque de Louane? Avec quelques avions de retard. Qu'en dire alors? Que ça chante, et drôlement. Même si Louane n'en fait jamais des tonnes. Avec cette impression géniale qu'elle diffuse de ne pas être tout à fait là. Quant aux chansons, bah, ce sont des chewing-gum, qui ont fait la fortune de Patxi, ce revenant dont la disparition était passée complètement inaperçue. Combien de centaines de milliers d'euros les six titres qu'il signe sur ce disque lui ont-ils déjà rapportés? On aimerait bien le savoir. Raphaël et Gaëtan Roussel, pas fous, ayant également placé chacun un morceau. «Pas fous» parce que Louane est une star. Est-ce qu'on doute des alizés ou du soleil de midi? C'est comme ça. Il émane d'elle un charme rare, elle étincelle, jusque dans ses gestes encore gauches. Il n'y a là rien à redire. France Gall des années à venir, cette gamine qui n'a pas vingt ans (elle les fêtera le 26 novembre prochain) a devant elle, si les petits cochons ne la mangent pas, un futur «hénaurme» au service duquel se mettront sans nul doute les meilleurs artificiers du pays. Benjamin Locoge, récemment, dans Paris-Match, saupoudrait un article de sa déception d'avoir vu Louane «rater son examen de passage» sur la scène des Francofolies de la Rochelle devant douze mille spectateurs. Son examen de passage… «Peu communicante, elle assène [du verbe asséner: donner avec hostilité et force (un coup) dans l'intention de faire mal - hum] ses chansons, entourée d’un groupe de quatre musiciens qui tournent mollement. La machine est vide, asséchée. […] Le public de La ­Rochelle est-il hélas tombé sur un mauvais soir ? Difficile d’en savoir plus. Depuis des mois, la jeune femme décline la plupart des demandes d’interview.» La voilà l'origine du courroux de Locoge: Louane en réalité repousse ses sollicitations! La sotte. «Au fur et à mesure que le show avance, poursuit l'expert, Louane va cependant puiser dans ses dernières ressources pour tenter de transcender la soirée. […] "J’ai pas trop kiffé le début, assure Jennifer, 13 ans. Mais la fin était géniale. Je lui laisse une seconde chance." Nous aussi», promet le journaliste. Ouf! Qui conclue ainsi son compte-rendu: «Heureusement Mika mit tout le monde d'accord avec sa pop plus sautillante que jamais.» Les goûts d'un spécialiste et ses interrogations sur celle qu'il surnomme avec une pointe de mépris «la star de vos enfants». Parce que Mika, ça plait à qui, Benjamin?

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Un peu de tendresse noire l'été



On connait leurs duos (La Matinée, Nous dormirons ensemble), lui, avec sa voix de violoncelle, elle et son timbre d'orgue. Qu'il est d'ailleurs touchant d'entendre Robert le diable ou Cuba si tellement incarnées par Ferrat chantées ici par Christine Sèvres, et avec quelle netteté, quelle maestria. C'est une réédition de vingt-trois titres bien serrés parue il y a quelques années déjà, en 2011, de deux 33 tours sortis chez CBS en mai 1968 (tué par les événements) et février 1970 avec des chansons de Ferrat, son époux (parmi lesquelles Tu es venu, taillée pour elle, que reprendra Cora Vaucaire), d'Henri Gougaud (impeccable et jazzy Béton Armé), de Michel Conte (Et bye bye, moqueuse et libérée), d'Audiberti et Jorge Milchberg, de Gilles Vigneault, de Pierre Tisserand, de Léo Ferré (Âme te souvient-il, d'après Verlaine, modèle d'interprétation) et quatre bijoux de Brigitte Fontaine, dont Maman j'ai peur, écrite avec Jacques Higelin, toutes orchestrées par Alain Goraguer, François Rauber et Jean-Claude Vannier. Du grand art. Quand on demande à Anne Sylvestre le nom de la chanteuse qui l'aura le plus marquée, sans hésiter, elle répond: «Christine Sèvres. C'était la plus grande.» La voir sur scène était, dit-on, inoubliable. L'écouter demeure une leçon. C'est en Ardèche qu'en 1972 Christine Sèvres se retira pour se consacrer toute entière à la peinture, avant de mourir en 1981. Par chance, Gérard Meys est un homme d'engagement et de fidélité. Grâce aux Disques Temey, on peut encore frémir à la voix mi-flamme, mi-velours d'une femme révoltée que Brassens aimait emmener en tournée.

Baptiste Vignol



Elles sont les années 2010



Avec leur épatant premier CD, LE POIDS DES CONFETTIS, sorti en 2013, les Sœurs Boulay avaient raflé le gros lot: prix, Félix et disque d'or. Bouquet de treize chansons phosphorescentes, comme un flambeau qui sort d'un gouffre, là, sous la voûte bleue. Ah Mappemonde ! Sublime. Wow Ton amour est passé de mode… Et que dire de Sac d'école? «J'ai pus d'amour pis pus d'maison / J'check les apparts d'la rue Masson…» Combien de dizaines d'écoutes faut-il pour s'en lasser de cet air-là? Sans parler de Chanson de route où pointait l'oncle Paul: «Les nuages fondent en aquarelle / Toi, tu t'endors, Mc Cartney chante…» Ça n'est pas rue Masson que Stéph' et Mélanie nous entrainent aujourd'hui avec leur deuxième album, mais au 4488 de l'Amour. Et ça reste divin. De justesse et de légèreté. De formules à tomber. D'envolées lumineuses. Treize nouvelles chansons, indatables et hors-modes, d'espérance, d'attente sombre et de guérison, de constats secs aussi («T'étais beau, t'étais fin / Pis bye») et d'émois, ceux des premiers baisers («J'aime ça quand tu sais pus où mettre ta main…»). Le tout parfaitement mis en boite par l'excellent et fidèle Philippe B. «De la noirceur nait la beauté» observent-elles à l'unisson. Et les Français ne savent même pas à côté de quoi ils passent.

Baptiste Vignol

Le chanteur des hauts plateaux


Impossible, si l'on veut être sérieux, d'échapper au nouveau Murat quand le gars sort un disque. JLM fait partie des rares artistes qui survolent, d'un simple bond, le poulailler de la chanson française. La force de Murat, c'est que, même sans l'adorer, on ne peut qu'admirer son parcours, son opiniâtre détresse, et tomber sous le charme de sa voix. La plus belle du pays. Pensante. Et voluptueuse. Alors bien sûr certaines chansons de MORITURI s'égouttent, comme d'autres, quelque peu malmenées par un batteur tchouc tchouc tchouc qui semble tourner la mayonnaise. Mais écoutez La pharmacienne d'Yvetot ! «Sont-ce bien là raison ma mie… / Pour chialer dans la cuisine?» Partez en balade avec Le chant du coucou : «Je marchais vers les bruyères / Au loin guettait le taureau / Cornes prises dans la lumière...» C'est du Murat! Hors série. Plongez en France profonde maintenant, ouvrez les yeux, vous y verrez Tous mourus. «Le buraliste est cocu / Mais ça n'a rien à voir…» Laissez-vous prendre aussi, caresser, c'est Nuit sur l'Hymalaya: «Comment va la chose / Vers le ruisselet / Toujours le désir / À longue portée». LE MANTEAU DE PLUIE (1991) n'est pas loin. Tiens, la chanson suivante ressuscite Cathy, l'héroïne des Paradis perdus sur CHEYENNE AUTUMN (1989)! Tandis que Le cafard, lui, vous filera des frissons d'intelligence. Murat, quoi.

Baptiste Vignol

Katel épure


Élégie. Trois syllabes. Plainte et deuil. Pas très gai. Passons la pochette jaune Armstrong. Plate, elle affadit la robe jaune papillon que porte la dame dans le livret... Ce disque est un savon. S'en saisir, c'est pas de la tarte au citron. Mais il purifie les oreilles. N'écouter que Katel. Sa voix de feutre, ses inflexions. «Au large, au large, au large», largue-t-elle, dessinant de ses mots la présence glaciale de l'absence. «À l'aphélie», chante-t-elle par ailleurs, pour dire qu'elle s'éloigne du Soleil. De la chanson cométaire. Des paroles de cloitre et des musiques d'éther, réverbérantes. Ambiance «"Adieu" — "Adieu!" répliqua Écho...» (Ovide, Métamorphoses). On y entre à pas lents sous de longues et mélancoliques arcades. Car les chansons de Katel ne font pas de tralalas. Il faut se glisser dedans. Mais déjà le disque s'achève: «Ne parlez plus de ma peine / Ma peine a fait le tour de moi.» Le parcours de la peine chantait le roi Murat. Après la brume, la pluie. Vient ensuite l'éclaircie. Pure.

Baptiste Vignol

Biolay bande encore


Il y avait dans son tribute à Trenet sorti en 2015 tellement de respect pour l'œuvre en or massif du Fou chantant que son écoute passait. Quant à sa précédente production, LOVE SONGS (2013), double album pour Vanessa Paradis, elle n'avait plu qu'à moitié. Disque-fleuve? Disque-mare. Trop long. Son dernier enregistrement de chansons originales, VENGEANCE, qui datait de 2012, ayant, lui, carrément déçu. Mais comment éblouir après cet astre qu'était LA SUPERBE (2009)? Six ans déjà, et quelques mois, que ses fans espéraient pouvoir un jour revoir leur idole briller de tous ses feux. PALERMO HOLLYWOOD marque ce réveil triomphant. Des chansons pleines de pétards audacieux, de larmes et d'amour, de clins d'œil à Cloclo, à Miss Bliss, à Gainsbourg, des chansons savoureuses, vivantes, bien campées, qui consolent et favorisent aussi la circulation des rêves et des pensées. Ces chansons, surtout, regorgent de sensualité, l'appétit qui forge les Artistes.

Baptiste Vignol

Vaine pâture


Il ne faut pas fréquenter Bertrand Cantat, ni chercher sa caution, ça porte malheur. Voilà des années qu'on nous empoisonne l'air avec cette histoire de nouvel aéroport dans la région nantaise, comme si l'existant ne pouvait pas être rénové… Début juin 2016, une chanson, assez médiocre il faut bien le dire, était mise en ligne pour soutenir les opposants au projet avant le référendum qui s'est tenu ce week-end en Loire-Atlantique. Rien que le titre du morceau, faussement spectaculaire, avait de quoi laisser perplexe: Notre-Dame-des oiseaux de fer. Ça commençait mal. Et Cantat qui déboule, affirmant tout de go: «On veut cultiver nos enfants». De force?… Avant qu'Emily Loizeau n'avertisse: «On ne veut pas de votre enfer.» Ça, non! Et vive la poésie. Défilent ensuite sur un air bêtement folklorique quelques anciens chanteurs en passe d'être oubliés. La ringardise du grand ouest dans ses œuvres. Pourquoi diable Emily Loizeau, auteur d'un fort beau disque, MONA, sorti tout récemment, mais qui peine à trouver son public, a-t-elle accepté de prêter sa voix à une ânerie qui ne vaut pas un pet de lapin? Sans parler du casting, qui horripile.

Baptiste Vignol

Jeu, set et match Séverin



Non seulement son troisième album, ÇA IRA TU VERRAS, paru début 2016, est l'un des quatre ou cinq plus beaux disques de chanson française sorti depuis l'an 2000, non seulement son concert donné à Paris le 7 avril dernier aux Étoiles figure parmi les plus séduisants vus ces vingt-cinq derniers années, non seulement il possède tous les atouts pour devenir immense: la gueule, l'identifiable grain de voix, la plume claire et taillée, l'inestimable capacité de décocher des mélodies arc-en-ciel (il est probablement le meilleur compositeur français en activité), mais son nouveau clip, Les hommes à la mer, tourné par Aurélie Saada du binôme Brigitte, devrait déjà recevoir la Victoire de la meilleure vidéo 2016. Toute la classe de Séverin s'y trouve condensée comme dans une balle de tennis: l'aspect cinoche de ses chansons, leur trame narrative, cool et désaxée, l'élasticité du refrain qui s'envole tel un lob et retombe en plein sur la ligne, l'imparable sourire dans la voix, avec cette pointe de tristesse automnale, ce détachement chic et solaire aussi, et, coup d'enfer à la Victor Pecci, l'art de dénicher, pour l'accompagner en images et régaler son public, la pépée qui tape dans l'œil. On n'avait pas trouvé mieux en France depuis Julien Baer. Ou Alain Souchon. En gros.

Baptiste Vignol

Le Roi Christophe



Il faudrait pour rire un peu retrouver les vieux billets moqueurs écrits sur Christophe au fil des années quatre-vingt, après Succès fou (1983), quand il ne valait pas davantage qu'un Dave ou qu'un Lenorman aux yeux d'une critique déjà folle de Manset. Mais Joe Dassin la faisait bien marrer aussi... Toutes ces idoles à papa. Des ringards. Certains savaient pourtant, qui se passaient, sur la platine et sous le manteau, LES PARADIS PERDUS, LES MOTS BLEUS, SAMOURAI, aujourd'hui cultes: «Tiens, et goûte ça, c'est du bon.» 1996, une éclaircie: BEVILACQUA. Grandiose, immense, consacré par Bayon. Enfin le plaisir de lire de jolies lignes sur le dandy des variétés, et dans Libé, genre «Tu vois !». Mais BEVILACQUA, ce monument, malgré Le tourne-cœur, laissa les ondes étrangères. La réhabilitation du musicien date de 2001, suite à COMME SI LA TERRE PENCHAIT et ses inoubliables Petits luxes. Quelques mois avant sa sortie, je l'avais croisé dans les bureaux d'Universal, au Panthéon. L'ami Laurent Balandras lui avait demandé s'il souhaitait boire quelque chose pour se rafraichir, et Christophe - j'apercevais un dieu…- lui réclama un coca tiède: «Tiède, le coca.» Porté aux nues par la presse, déifié par Marc-Olivier Fogiel (ça marchait très fort alors pour Fogiel), suivront l'Olympia, une tournée, un disque d'or peut-être, un splendide DVD live, quelques belles unes de Technikart… Et puis l'impec' AIMER CE QUE NOUS SOMMES en 2008. Le douzième album de Christophe vient d'atterrir. Comme d'hab', il époustoufle. Moderne, lunaire, vaste et vertigineux. «Je vous propose / D'ouvrir des choses / Des choses avec moi / Sur de nouvelles voies...» L'invitation. Trois chefs-d'œuvre ont déjà sanctifié LES VESTIGES DU CHAOS: Océan d'amour, Lou et Dangereuse. Mais la délicatesse de Tu te moques ! Et le velours des Mots fous… Sans parler d'Ange sale, suite des aventures de J'l'ai pas touchée, pareillement écrites par Boris Bergman en 1984… Et si dans cent ans de ça, le vestige le plus entier et le plus fascinant qui restera de toute cette chanson française disparue était l'œuvre de Christophe, cette mosaïque?

Baptiste Vignol

Sung in french


Cabrel, ce patriote. Heu, de quoi s'agit-il? En gros, la star et son premier producteur, Richard Seff, s'inquiètent que les radios, qui déjà laissent peu de place dans le paysage musical aux chanteurs français, puissent prochainement, sur simple dérogation, «sans que l'on dise pourquoi et dans quelles conditions», abaisser de 5% le quota de chansons en langue française fixé à 40% sur l'ensemble de la diffusion depuis janvier 1996. «Il est primordial de réserver un espace de diffusion à la production des artistes français, assure Francis Cabrel. Trop d'entre nous se sont découragés et ont choisi la langue anglaise dans l'espoir d'accrocher une chance supplémentaire d'être programmés par les radios.» La langue anglaise. Francis est gentil. Quand bon nombre de nos brailleurs anglophiles seraient incapables de demander leur chemin dans le métro new yorkais...
En conséquence, Cabrel propose, au nom d'un «patriotisme» linguistique, un amendement, qu'il qualifie de crucial et qui imposerait aux radios des «heures de diffusions décentes» pour les artistes français, «matin, après-midi et début de soirée». Pour les chanteurs français, mais d'expressions francophones aussi, qu'elles soient créoles, patoises et régionales. «J'ai la chance d'écouter des dizaines de jeunes artistes par an, témoigne Cabrel qui, avec Richard Seff, a créé les Rencontres d'Astaffort en 1994. Je peux affirmer qu'une bonne partie d'entre-eux aurait leur place dans le paysage musical et quotidien des auditeurs.» Faut-il rappeler ici quelques noms d'artistes brillants et modernes qui, depuis une quinzaine d'années, à force d'être réduits au silence radiophonique, ont fini, lourdés par leurs labels, par rendre les armes? La solution étant, pour ceux qui en ont l'énergie, de se tourner désormais vers le financement participatif. Quel panard. Inutile de préciser que les patrons de majors, eux, surfent encore sur des émoluments princiers… Les coups de pied au cul qui se perdent! Et que même les émissions de nuit, à l'instar de «Sous les étoiles exactement» sur France Inter, qui axaient tout, grâce à Serge Le Vaillant, sur l'intelligence, la nouveauté, la diversité, l'originalité, ont été saquées de l'antenne…
Il est remarquable qu'un colosse comme Cabrel, que les Inrockuptibles aiment tant conchier de billets aussi prévisibles que la raie du maçon, se sente solidaire de la variété française dans son panorama. Parce qu'il est définitivement libre, Cabrel l'ouvre, quand tant d'autres se taisent… Vingt millions d'albums au compteur ne vous rendent donc pas forcément gras et ventripotent comme un moine. Cabrel s'alarme, et ça fait son effet: les journaux en parlent. Pourvu que quelques consciences s'alertent. Peut-être alors - espérons-le !-, après la décision des sénateurs de suivre Cabrel dans ses recommandations en «confortant» la chanson française lors de l'examen, le 24 mai prochain, du projet de loi sur la Liberté de Création, l'Architecture et le Patrimoine, faudra-t-il lui dresser une statue d'un roc de grand air.

Baptiste Vignol