Je suis une tombe


Voilà dix-huit ans que l’Europe […] avait inséré dans le traité de Berlin l’engagement solennel de protéger la sécurité, la vie, l’honneur des Arméniens. Et vous vous étonnez que les Arméniens, qui sont les victimes de ce manquement à la parole européenne, aillent dans les capitales, à Paris, à Londres, essayer d’éveiller un peu la pitié, l’attention de l’Europe!
Discours de Jean Jaurès dénonçant le 3 novembre 1896 le massacre des populations arméniennes.

« Ils sont tombés sans trop savoir pourquoi / […] Par milliers, par millions, sans que le monde bouge / […] Puisqu'ils étaient fautifs d'être enfants d'Arménie » (Ils sont tombés, 1976). Charles Aznavour évoque ici les massacres dont furent victimes 150 000 Arméniens, en Anatolie d’abord, entre 1894 et 1896. C’est précisément ce bain de sang que condamnait Jaurès à la Chambre des Députés, en faisant l’inventaire des « vieillards massacrés » par les forces du sultan de l’empire Ottoman, des « enfants égorgés », des « femmes enceintes éventrées, et leurs fœtus embrochés, promenés au bout des baïonnettes », des « viols », des « pillages » et des « incendies » perpétrés contre cette population. « Voilà ce qui a été fait, s’insurgeait Jean Jaurès, voilà ce qu’a vu l’Europe, voilà ce dont elle s’est détournée ! »
Vingt ans plus tard, un second pogrom anti-arménien causa deux millions de morts dans l’indifférence générale. « Nul n'éleva la voix dans un monde euphorique / Tandis que croupissait un peuple dans son sang / L'Europe découvrait le jazz et sa musique / Les plaintes de trompettes couvraient les cris d'enfants » (Ils sont tombés). C’est ainsi que fut accompli, sur les hauts plateaux de Caucase, le premier « génocide » du XXème siècle, alors que le mot n’existait pas encore (il fut créé en 1944). « Palestiniens et arméniens / Témoignent du fond de leurs tombeaux/ Qu'un génocide, c'est masculin / comme un SS, un torero » (Miss Maggie) rappellerait Renaud en 1985, alors que l’Arménie n’était plus, depuis 1921, qu’une anodine République soviétique, et que la communauté internationale refusait d’admettre les abominations commises en 1915.
Le 21 septembre 1991, ce petit territoire qui ne couvre qu’une modeste partie de son fief historique, accède enfin à l’indépendance; l’ancienne Arménie, et son symbolique Mont Ararat, restant attachée à la Turquie. Voilà donc seize ans que cette nation, l’une des plus anciennes civilisations indo-européennes, conduit elle-même sa destinée. «Indépendante sur son sol légendaire / Elle se prend en main, et respire et revit » (Tendre Arménie, 2007) se réjouit Charles Aznavour, figure éminente de la diaspora arménienne. Porte-drapeau d’une communauté qui a su conserver, malgré des siècles d’opprobre et d’humiliations, son âme et ses traditions, ce personnage d’envergure mobilisa notamment une vingtaine d’artistes (parmi lesquels Alain Souchon, Vanessa Paradis, Renaud, Gilbert Bécaud…) pour enregistrer un 45 tours (Pour toi Arménie) afin de récolter des fonds après le séisme qui ravagea le pays et fit 30 000 morts en décembre 1988. Dans la chanson Tendre Arménie (2007), Charles Aznavour revient sur cette catastrophe et le sort funeste qui semblait s’acharner sur ce pays : « D'attaques meurtrières en tremblement de terre / […] Perdue dans ses montagnes aux portes de l'Asie / Son histoire est tachée du sang de mille guerres / […] Elle a gardé sa langue et sauvé sa culture ».
Le monde des arts compte plusieurs talents d’origine arménienne (Jean Carzou, Atom Egoyan, Robert Guédiguian…). La chanson française également : Charles Aznavourian, évidemment, Henri Tachan (« C'est bien parc’que j’m’app’lais Tachdjian / Que cet enfoiré d'enseignant / M’a fait rerépéter mon nom / En travers, en large et en long, / J’avais onze ans, c’était la nuit, / J’y repense encore aujourd’hui... » Dupont, 1978) ou Vincent Baguian aujourd’hui.
Alors que l’Arménie vient de fêter le seizième anniversaire de son indépendance, que le Congrès américain prépare une résolution reconnaissant son génocide, Vincent Baguian propose dans son nouvel album une complainte bouleversante sur le thème de l’identité. «Comment savoir où je vais / Si je ne sais pas d’où je viens ? / […] Comment savoir qui je suis / Sans savoir de qui je tiens ? » (Je suis une tombe, 2007).
À l’heure où la Turquie, pour des raisons d’éventuelles compensations financières, refuse de reconnaître le génocide de 1915, où Israël, au nom de la géopolitique régionale, conteste l’ampleur des massacres, où seulement trois nations européennes (la Belgique, la France et la Grèce) ont entériné ces atrocités, Baguian rappelle à quel point l’on peut se sentir égaré quand on est sans racines : « Je suis à moi-même étranger / En ne connaissant rien du nom qui est le mien. »
Cette chanson prend un écho dramatique en ces jours barbares où « la brute humaine se déchaîne » (J. Jaurès), au Darfour maintenant, comme elle s’est déchaînée au Rwanda naguère, au Biafra ou bien au Cambodge… Ne vient-on pas d’inculper, le 19 septembre dernier, un ex-lieutenant de Pol Pot, Nuon Chea, de crimes contre l’humanité ?
« Moi je suis la tombe d’une partie du monde » affirme Vincent Baguian, rappelant au passage une vérité essentielle : pour vivre en paix, il faut l’être avec son histoire ! « Je ne parle pas d’un pays/ Mais de toutes les Arménies/ Quand s’ajoute à la blessure/ L’insoutenable injure/ Des morts que l’on renie ».

Baptiste Vignol

Il faut faire chorus

« C'est l'heure de l'improvisation/ Des chorus et des citations... » (Pour faire une jam, Charles Aznavour)

Chorus (n. m.) : reprise en chœur et à l’unisson d’un solo de chant.
Propre à susciter d’émouvantes communions, la chanson abonde en chorus. «
Une petite cantate/[…] Obsédante et maladroite… » (Une petite cantate, 1965) se remémorait Barbara. « Entêtante » et « tenace» pourrions-nous ajouter. Car le mystère se niche là. Pourquoi tel refrain nous tombe-t-il dans l’oreille ? Marquera-t-il d’une pierre blanche ou noire le cours de nos vies? Pour le meilleur et le pire… « Je te revois souriante/ Assise à ce piano-là/ Disant : "Bon, je joue, toi chante/ Chante, chante-la pour moi" » enregistre Barbara, en hommage à la pianiste Liliane Bénelli, décédée un mois plus tôt dans un accident de voiture.
La chanson détient ce pouvoir d’éveiller les réminiscences. L’ombre d’un souvenir, l’évocation d’un prénom, et la voilà qui revient. Nostalgique et vivace. Quelle définition lui donner ? “Une photo en musique ? Le véhicule du quotidien ? Tout à coup, un air qui vous remémore des odeurs” répondait Barbara. Une photo, le quotidien… Des termes journalistiques. Une saynète efficace pour témoigner du temps qui passe ou crier ses indignations. “Au départ de chacune de mes chansons, il y a l’indignation, racontait Jacques Brel. Dans Au suivant [par exemple], je m’indigne contre la diminution progressive de notre liberté individuelle.”
Autant qu’une revue satirique, qu’un cliché de Margaret Bourke-White, qu’un long-métrage de Ken Loach, la chanson peut être un révélateur capable de prendre le pouls de l’opinion, d’appréhender ses mal-être.
Journaux et chanson sont des gages de démocratie - lancinante, mais indispensable antienne à l’heure où la presse généraliste traverse une crise majeure. Au train où vont les choses, nous n’aurons bientôt plus que trois quotidiens nationaux…
Une presse abondante témoigne du foisonnement des idées. “C’est tout petit, une chanson. C’est une manière décente de raconter ses idées” soulignait Jacques Brel. Mais la chanson populaire, quand elle est “d’expression” (pour la différencier de la chanson d’industrie), poétique et contestataire, réfute ou propose donc enrichit le débat.
Depuis les mazarinades, la chanson s’avère un vecteur d’autant plus payant qu’il est quasi gratuit ! La chanson a toujours profité du bouche à oreille. Il suffit de se rappeler l’ancêtre Béranger – Pierre-Jean, que Jean-Louis Murat reprendrait dans l’album
1829 (“De vieux soldats m’ont dit : Grâce à ta muse,/ Le peuple enfin a des chants pour savoir…”, Waterloo); de penser à Brassens, Brel et Béranger – l’autre, François, dont Renaud s’est inspiré; de prendre Jacques Bertin, Barbara ou Bashung : tous barons de la chanson, serviteurs de la ritournelle. Sans oublier Ferré, qui ne s’encombrait pas de questions majeures sur l’Art et la Poésie, mais édictait froidement : “La chanson est une chose très construite. Grâce à l’assonance et à la rime, elle parvient à devenir pour un certain nombre de gens une forme d’art irremplaçable.”
Journaux et chanson sont des hauts parleurs de l’âme collective. Avancent-ils en tandem? Font-ils attelage? Nenni. Les premiers dédaignent la seconde dans une absurde condescendance à laquelle échappent d’autres arts musicaux, pas forcément supérieurs. Pourtant, la chanson, quand elle est réussie, a l’immense mérite “d’arracher la poésie à l’imprimerie” (C. Nougaro)!
Fort heureusement néanmoins, quelques magazines se consacrent à l’art de la ritournelle (
Chorus, Franco-Fans, Platine). Ils vivent avec peu de moyens, loin des grands annonceurs qui se fichent de la magie des mots. Et voilà qu’on annonce la disparition probable de Chorus! Parrainé par Alain Souchon, Francis Cabrel, Jean-Jacques Goldman et Yves Simon, ce trimestriel met l’accent depuis 25 ans (si l’on compte sa devancière, Paroles et Musique) sur la chanson « de parole », comme l’appelle Jean Ferrat. Des artistes iconoclastes qui tournent et remplissent les théâtres dans l’indifférence des médias (Dick Annegarn, Claude Astier, Julos Beaucarne, Michèle Bernard, Michel Bühler, Général Alcazar, Loïc Lantoine, les Ogres de Barback, Thomas Pitiot, Sarclo, Thierry Stremler, Serge Utgé-Royo, etc.) y font l’objet de papiers passionnants ; cette revue ayant, par ailleurs, découvert des dizaines de talents prometteurs. Benjamin Biolay (même si la chanson française le débecte – mais nous y reviendrons), Camille, Jeanne Cherhal ou Daphné dernièrement, ont été repérés par les journalistes de Chorus, ce qui leur a donné un salutaire coup de pouce. Il faut soutenir cette revue - d’aucuns l’appellent le Journal officiel de la Chanson - et faire chorus avec ceux qui, aujourd’hui, tentent de la sauver en souscrivant à son maintien par des abonnements.
«
Joue encore un nouveau chorus/ Ressors-moi ton archet » chantait Claude Nougaro (À cœur perdu, 1993). Pourvu que Fred Hidalgo, le directeur de la rédaction, réponde à cette prière! Pour qu’à l’instar d’un Gérald Genty, de jeunes artistes puissent encore se prendre à rêver : « J'ai pas encore la grosse tête/ Mais ça va p't’être bientôt changer... / La télé, Saint-Tropez, les autographes,/ Les flashs, Drucker, et p't'être même en bonus,/ Un portrait dans Chorus... » (Humble héros, 2004).

Baptiste Vignol

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Chorus

Du french flair au flair du chasseur

Se souvient-on de cette chanson des Frères Jacques : « Quand l'équipe de Perpignan/ S'en va jouer à Montauban/ Ils engrossent évidemment/ Quelques filles de Montauban... » (C’est ça l’rugby) ? C’était en 1963. Et le rugby était encore un sport confidentiel. Beaucoup l’imaginaient cantonné dans quelque île boueuse d’Angleterre, ou bien pratiqué par des farfelus du Sud Ouest, entre Biarritz et Brive-la-Gaillarde. Ses joueurs, jurait-on, n’avaient pas inventé l’eau tiède. Pensez donc : de drôles de gaillards aux oreilles en choux-fleur… Quant à leurs préoccupations, passé l’art du plaquage, elles devaient raser les pâquerettes.
Mimant le footing obligé des matins d’entraînements, les Frères Jacques, par une pirouette rhétorique, tempéraient en toute équité : « Quand l’équipe de Montauban/ S’en va jouer à Perpignan/ Ben ils engrossent, c’est évident/ Quelques filles de Perpignan… ».
En réalité, tout le monde savait bien que les rugbymen n’étaient pas des brutes ignorantes… Loin s’en faut. Mais ce sport a toujours généré une sorte de fantasme rabelaisien, nourri par ces mystérieuses 3ème mi-temps où les joueurs font bombance juqu’au bout de la nuit. Qui oserait leur chercher noise, pendant qu'ils festoient, sinon le matamore amer ? « C'te nuit j'ai failli foutre une danse/ À quinze rugbymen en virée/[…] J'aime pas les costauds quand j'ai bu/ Ni à jeun » (Pochtron Renaud, 1983). Tu parles.
Couturé de partout, taillé comme un Hercule, le rugbyman pratique un sport honorable, de souffrance et de corps à corps. Comme il y a les chapons, les chihuahuas et les joueurs de football, il y a les coqs de combat, les Bull terriers et les rugbymen ! Les femmes sont rarement insensibles aux mâles appâts de ces forts à gros bras.
1968 : la France accomplit son premier Grand Chelem. Dans la foulée, Georgette Plana, qu’une reprise de Riquita avait récemment propulsée au sommet des hit-parades, conseille aux rosières repenties d’épouser un pilier : « Vous aurez pour charmer vos jours/ Un champion du sport et de l’amour » (Rugby Marche). 100% garanti. À cette époque, le rugby se vivait à quinze, dans le culte du maillot. Seul le porteur du brassard avait droit à quelques honneurs, ce qui ne le sauvait pas des mornifles ! « Le capitaine a vraiment pas de bol/ Y z'y ont mis le pif comme une girolle/ Et sur la touche les infirmiers/ Rafistolent son fer à souder » (Vive le Quinze Pierre Perret, 1971).
C’est à la fin des années 70 que la télévision modela ses premiers héros. Jean-Pierre Rives tout d’abord, baptisé Casque d’or. On le revoit encore, le visage en sang, diriger les opérations tel un général sur un champ de bataille. Serge Blanco ensuite, « le Pelé du rugby », ou Philippe Sella, « l’Incomparable ». Néo-Zélandais, ces joueurs auraient enfilé la tunique des All Blacks ! L’honneur suprême.
Aujourd’hui, l’idole de ces dames s’appelle Sébastien Chabal. Une montagne de muscles sous une tignasse brune. Un look préhistorique que conforte une barbe sauvage, et lui vaut de redoutables surnoms : Attila, l’anesthésiste ou… le désosseur ! Un guerrier tout en poils, sans chichi ni malice ; quand ses collègues du Stade Français se rasent jusqu’au pubis pour illustrer des calendriers, cultivant par là même une astucieuse ambiguïté. « Les garçons ont, dit-on/ Des mœurs singulières/ Dans les vestiaires… » (Les garçons dans les vestiaires, 2001) préciserait Clarika dans un clip où les hommes de Max Guazzini batifolent dénudés… Mais le rugby est devenu un spectacle, au sens débordien. Il s’est professionnalisé. Ses stars sont body-buidées. S’il continue de porter, par-delà les clichés, des valeurs essentielles de courage et de loyauté, si les rugbymen ne contestent jamais l’arbitre, si les vaincus saluent toujours leurs vainqueurs, le jeu, sacrebleu, ne se serait-il pas aseptisé ? « [Il n’y a pas si longtemps,] rappelle Daniel Herrero, on ne jouait pas à Agen comme à Béziers. L’Auvergnat, qui se préoccupe toujours de l’hiver prochain et de l’été à venir, ne pratiquait pas le même rugby à Clermont qu’au Puy. Aujourd’hui, cette beauté-là se rogne. » (L’Humanité, 8/9/2007) Et les Bleus, n’auraient-ils pas perdu leur fraîcheur; cette imprévisibilité que les Anglo-saxons appelaient naguère le french flair ?
Mais il y a pire. Du 7 septembre au 20 octobre 2007, la France organise la 6ème Coupe du Monde de Rugby. L’occasion d’en prendre plein les yeux. Car le rugby est télévisuel – Léo Ferré l’avait bien noté :“On m’appelle la télé, la montreuse électrique/[…] Moi, pour prendre un coup d’air, faut qu’j’me tap’ le rugby” (La complainte de la télé, 1966). On y trouve tous les ingrédients qui stimulent l’audimat : des muscles, du sang et des larmes. Des tatouages aussi, et de fameux cris de guerre. Le Haka pour les Blacks ou le Cibi tau des Fidgiens. Une grande fête populaire opposant vingt armadas exotiques dans une imposante mêlée de cultures.
Les yeux du monde sont maintenant braqués sur la France. Or, en terme d’économie, ce tournoi est le troisième événement sportif de la planète, derrière les Jeux Olympiques et la Coupe du Monde de Football. Il s’agit de faire bonne figure, de soigner l’image du pays et de chasser des centre-villes les sans-abris coupables d’une « gêne olfactive anormale ». Quand les élus de la nation s’assoient sur les principes d’humanité les plus élémentaires… Nous revient alors en mémoire cette chanson d’Alain Souchon (Petit tas tombé, 1999) sur le sort des SDF : “Oh là, sur le monde, un peu de honte qui monte/[…] Une odeur de cendre/ Une vie sans valeur marchande/[…] Attention piéton/ Une âme est sous les cartons”.
Qu’en est-il précisément ? Ici, un maire UMP qui souhaite employer un produit chimique anti-vagabonds comme on dératise une cave. Et là, un éminent socialiste qui verrouille les berges d’un canal pour éviter que des tentes s’y dressent. « Honneur aux forts/ C'est la loi des forts » (C’est ça l’rugby) assuraient les Frères Jacques, se gardant bien du superlatif.
Honneur aux forts, oui, sans la loi du plus fort ! Le rugby, en effet, qui prône des vertus de solidarité, ne méritait vraiment pas qu’on organisât la chasse à l’homme.

Baptiste Vignol

Disco Météo



Il y avait des arbres/ Mais les arbres sont déracinés/ Pourquoi les vagues/ Des océans ont-elles changé?” (Il y avait, 1976). Question déjà d’actualité en 1976. Paysage sans âme, à la Houellebecq. Bord de mer sinistré. Un décor inquiétant dressé par Nicolas Peyrac, de la lignée des Alain Souchon, Michel Jonasz ou Yves Simon.
Trente ans plus tard, les éléments ne se sont pas apaisés. Comme si la Terre se vengeait. « Sous nos pieds la terre […] agonise/ Sous le ciel, le sol se révolte […]/ Sous le soleil, les forêts brûlent » (La Terre meurt, 2007) déplore aujourd’hui Aznavour, lui, le chanteur de l’amour, qui défriche là un nouveau terrain thématique.
Ouragans, tsunamis, inondations, sécheresses, canicules, séismes... On ne démentira pas Francis Cabrel quand il entonne : “Sale temps sur la planète/ Oh le drôle, le drôle de temps” (Le monde est sourd, 1999). "Comme si la Terre penchait..." Les neiges fondues du Kilimandjaro. L’Amazone à sec. La dérive des icebergs. Autant de phénomènes “naturels” qui assombrissent l’horizon.
En France, le dérèglement du climat semble s’être déclenché quelques jours avant l’an 2000, le 26 décembre 1999, quand, du Golfe de Gascogne aux rives du Rhin, une première tempête, suivie d'une seconde le 27, balaient le pays, arrachent les toits, abattent des forêts, tuant 90 personnes avant de fondre sur l’Allemagne. Une tempête mémorable. Comme un ouragan. Une première sur le continent. « C'est infernal cette affaire,/ La tempête décharnait les arbres,/ Et tout le monde paniquait […]/ C’est interminable cet enfer,/ C'est un coup à se flinguer » (La tempête Mickey 3D, 2001). Un véritable cyclone. Sous nos latitudes ! En hiver qui plus est… Alors qu’il s’agit de phénomènes tropicaux – auxquels on accole des prénoms depuis 1962. Le pittoresque de cette dénomination n'a pas échappé à Claude François qui en a fait, sur le mode burlesque, une sorte de joyeux carnet de bal : « Lundi Caroline/ Mardi Véronique/ Mercredi c'est Line/ Jeudi Angélique/ […] Je suis au service météo de France/ Et toutes ces filles sur qui je me penche/ Ce sont des cyclones, ce sont des typhons… » (Disco météo, 1977).
Parmi les dizaines de tempêtes qui se forment chaque année, certaines ont tellement marqué les esprits qu’elles ont inspiré des couplets. Le 16 septembre 1989, par exemple, Hugo frappe la Guadeloupe. Thomas Fersen se souviendra de ses rafales dantesques, chronométrées à 300 km/h, de ses 23 victimes et 21 000 sans-abri : « Hugo a soufflé les bougies/ Et le toit de mon logis./[…] Hugo a soufflé sur nos portes/ Et tout pour lui fut feuille morte./ Oh, mon amour, que reste-t-il ?/ Hugo a craché sur notre île » (Hugo, chanson du cyclone, 1995).
Le 29 août 2005, la Louisiane est anéantie. Les vents soufflent à 280 km/h. Des vagues hautes comme des immeubles de cinq étages surgissent de l’océan, renversent les digues et plongent la Nouvelle-Orléans sous plusieurs mètres d’eau. Eddy Mitchell rendra hommage aux 1 500 victimes et 150 000 sinistrés de la ville : « Violent, angoissant/ Cruel, inhumain/ Portant pourtant/ Un joli prénom féminin/ L’ouragan Katrina/ Noie […] ma Nouvelle-Orléans » (Ma Nouvelle-Orléans, 2006).
Que dire de Dean et Félix aujourd’hui, ces ouragans de catégorie 5 (la plus élevée sur l’échelle de Saffir-Simpson) qui viennent de dévaster les Caraïbes, le Mexique, le Honduras et le Venezuela ? Sinon qu’ils seront, puisqu’ils furent meurtriers, les derniers à porter ces prénoms…
Bien sûr, ces intempéries naturelles ont toujours existé. En 1770, par exemple, Bernardin-de-Saint-Pierre, de passage aux îles Mascareignes, consacrait plusieurs pages au « coup de vent » phénoménal qu’il avait vécu à Bourbon. Il s’en inspirera pour décrire le naufrage du Saint-Géran dans Paul et Virginie
Le Louisianais Zachary Richard, d’autre part, dédie dans son dernier album une chanson aux victimes de l’ouragan qui, en 1856, frappa l’Île Dernière, ancienne station balnéaire où la bourgeoisie de la Nouvelle-Orléans aimait s’installer l’été pour fuir la chaleur et la fièvre jaune. Tous les estivants périrent et l’îlot fut coupé en deux. Aujourd’hui l’Île Dernière sert de havre aux oiseaux migrateurs… Écoutons Zachary Richard: « Parmi les pleurs et les cris poussés, arrive le raz-de-marée,/ Comme le train du diable à trois étages, auquel rien ne résistait… » (L’Île Dernière, 2007).
Évidemment, ces phénomènes ne datent pas d’hier. Mais ceux qui menacent aujourd’hui sont d’une telle violence qu’ils permettent les pires pronostics. En 2004, dans un titre prophétique, Bernard Lavilliers présageait : « Je vois des canicules hallucinantes/ Toutes ces villes inondées/ Après nous, le déluge bombardé de neutrons/ L'univers qui nous juge nous donne le frisson » (État des lieux).
Canicule. Un mot synonyme de désastre (35 000 morts) après la vague de chaleur qui étouffa l’Europe en août 2003. Trois ans plus tard, Paris était à nouveau assommé. Jeanne Cherhal en ferait une chanson. « C'est bizarre depuis hier/ C'est le cagnard, c'est le calvaire... » (Canicule). Cette artiste a le don, sans s'en donner l’air, d'exprimer l’insensé, en deux mots, trois images, de nous assener quasiment un coup de chaleur : « Je suis à plat sur le carrelage/ Et malgré ça je suis en nage/ Dès que je bouge hanche ou mollet/ Je vire au rouge ou au violet… »
Septembre 2007. Nous tournons la page d’un “été pourri”, gris, automnal. Tandis que d'immenses incendies ont ravagé la Grèce - après l’Espagne et le Portugal les années précédentes: des brasiers criminels. De quoi dégoûter les pompiers, nouveaux héros des Temps modernes. “Un gang de pyromanes/ Se croit au paradis/ Les pompiers en ont marre/ C’est la grève aujourd’hui/ Il y a le feu partout/ C’est la fête des fous/ Il y a le feu partout/ Viv’ le feu, viv’ les fous” (Vive le feu, 1984) pestaient jadis les Bérurier Noir dans un titre rageur quasi prémonitoire.
“Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer et nous refusons de l’admettre” déplorait Jacques Chirac au sommet de Johannesburg (septembre 2002), quand George Bush refusait encore et toujours de ratifier le protocole de Kyoto. Une phrase, hélas, restée sans lendemain. Il paraît pourtant évident que tous ces dysfonctionnements sont la conséquence de l’émission des gaz à effet de serre, de la déforestation, du réchauffement climatique… D’éminents climatologues prétendent que nous courons dans le mur. D’autres affirment qu’on y est déjà, mais qu’on ne s’en est même pas aperçu! Trop occupés à produire, consommer, gaspiller avec frénésie.
Je voudrais être un arbre pour plonger mes racines/ Au cœur de cette terre que j’aime tellement/ Et que ce putain d’homme chaque jour assassine/ Je voudrais le silence, enfin, et puis le vent” (Fatigué, 1985) s'est longtemps lamenté Renaud. Le silence, enfin, et puis le vent.

Baptiste Vignol

J’t’aime comme un fou

La photo est anodine. Elle montre, dans Paris Match, Nicolas Sarkozy en vacances à Wolfeboro. Torse nu, Rayban sur le nez, le Président pagaie. Et s’il fredonnait “Rame, rame. Rameurs, ramez/ On avance à rien dans c’canoë” pour s’encourager? Non, le cliché n’a vraiment rien de particulier. Sauf que. Sauf que L’Express, dans son édition du 23 août 2007, révèle que la silhouette du pagayeur a été retouchée, délestée de quelques bourrelets। Quand la presse populaire bichonne l’image du Chef de l’État, ou: de l’utilité d’avoir des amis fortunés… Paris-Match n’appartient-il pas à Arnaud Lagardère, un proche du pouvoir?

Anodine d’abord, cette photo aura subrepticement délivré un scoop: Nicolas Sarkozy a des bourrelets. Rien d’alarmant pour un homme de 54 ans. Au contraire, le Président s’en sortirait même plutôt bien si l’on en croit Alain Souchon qui fixait à 30 ans le moment fatidique “où l’on s’aperçoit qu’on ne peut pas compter sur l’élasticité du tissu. C’est sûr.” (Toto 30 ans, 1978) Passé ce cap en effet, le corps se flétrit. N’en déplaise aux conquistadors. À 56 balais, Philippe Léotard regrettait : “J’ai d’plus en plus peur des filles/ Qui me déshabillent/ Rien que d’un regard/ C’est déjà trop tard/ Elles ont tout vu: le gras est là.” (Magazines, 1996)
Bien sûr, il n’y a aucune honte à s’entretenir. Nous sommes d’ailleurs des millions à courir pour prendre le temps à rebours. Ce qui est moins banal, c’est de faire du footing son axe de communication. Car si le Président cavale, il faut que ça se sache! Loin d’une solitude toute shellerienne (“Oh, j’cours tout seul/ Je cours et j’me sens toujours tout seul…” William Sheller), Nicolas Sarkozy entraîne dans sa course folle son Premier ministre, ses collaborateurs, ses fils, ses gardes du corps et de malheureux journalistes, chargés de le suivre, caméra sur l’épaule, pour capter l’événement. L’accoutrement du jogger semble être devenu sa tenue officielle. On raconte même qu’il porterait le short en son palais élyséen!
Rien à dire, une page s’est bel et bien tournée. Les hobbies de François Mitterrand étaient moins somnifères: la lecture et l’écriture. Même s’il s’accordait chaque semaine un oxygénant 18 trous… Son successeur, Jacques Chirac, courait le monde pour admirer un masque aztèque ou africain. Mais il avait également ses escapades sportives: passionné par le Japon, il ne ratait jamais la retransmission d’un tournoi de sumo. Un fan de lutte à l’Élysée, devant sa télé, une Corona à la main… Nicolas Sarkozy, lui, ne boit pas d’alcool. Il court. Il lit aussi bien sûr, du Marc Lévy. Il bronze sur des yachts, s’aère l’esprit dans des villages pour milliardaires et pédale avec Michel Drucker. Et puis il court. Comme un américain. Comme Bill Clinton avant lui. Ou Robert Kennedy - photographié par Bill Eppridge, pieds nus sur une plage de l’Oregon, avec son chien Frekles à ses trousses; c’était en 1968, quelques mois avant son assassinat.
Comment “rester dans les normes/ Éviter les débordements/ Comment [re]devenir fin sans devenir fou” demandait Sanseverino? (Maigrir, 2001) En courant. Alors il court le Président, à petites foulées, lourdes et appliquées. Car il n’aura jamais l’attitude élancée, élégante d’un Kennedy. Et pourtant, il s’en donne, du mal. Il trotte comme un Yankee, le casque sur les oreilles, l’i-pod à la main… Le rêve américain. De Tom Cruise et de George Bush.
Est-ce parce qu’il est frappé d’américanisme primaire que notre Président court ainsi? Faut-il y voir d’autres symboles que ceux du dynamisme, de l’allant, du culte de l’effort? D’autres raisons que celles invoquées par quelques esprits retors qui rouspètent : Sarkozy a le feu aux fesses, n’a rien d’autre à faire que courir, fait du jogging son unique programme, et patati et patata.
Et si Nicolas Sarkozy était un jogger comme un autre? Un quinqua qui se prend en mains. S’il courait pour qu’on l’aime et qu’on le trouve beau? Comme dans cette chanson de Vincent Baguian: “Dans la vie je fais du footing/ Car je veux être en condition/[…] Je veux une ceinture abdominale/ À la mesure de mon corps sculptural/ Tous mes muscles sont durs/ Et c’est pour ça qu’on m’aime.” (Body-building) S’il courait pour retrouver ses trente ans? Quand tout feu tout flamme, il faisait chavirer Neuilly. S’il courait pour qu’Elle l’aime, tout simplement? Pour qu’Elle le regarde encore, et qu’Elle le trouve séduisant.
En médiatisant ses joggings, Nicolas sait qu’Elle le verra. Courir, suer pour elle. Par amour, et rien que pour ça. Que lui crie-t-il en courant? “Regarde-moi, Cécilia. Je cours pour toi. Pour que tu sois fière de moi. Comme quand on était jeunes, comme quand c’était le temps où…” Ce que Robert Charlebois chantait en québécois : “Pour retrouver ma ligne/ J’fais du bodybuilding, du tennis, du jogging./ M’as-tu vu courir? M’as-tu vu courir? M’as-tu vu courir dans ta rue? J’t’aime comme un fou/[…] Mais tu t’en fous.

Baptiste Vignol

Chansons citées: Rame (A. Souchon, 1980), Toto 30 ans (A. Souchon, 1978), Magazines (P. Léotard, 1996), Oh! J’cours tout seul (W. Sheller, 1979), Bodybuilding (V. Baguian, 1996), J’t’aime comme un fou (R. Charlebois, 1983)