Normales de saison











Printemps. La terre est couverte de fleurs. La terre est couverte d'herbe. Une grande joie règne sur la Terre. Les hommes se livrent à la danse et interrogent l'avenir selon les rites. L'Aïeul de tous les sages prend part lui-même à la glorification du Printemps. On l'amène pour l'unir à la terre abondante et superbe. Chacun piétine la terre avec extase.” (Notes de programme du “Sacre du Printemps” d’Igor Stravinsky, créé au Théâtre des Champs-Élysées le 29 mai 1913)


Dites-lui que je suis comme elle/ Que j’aime toujours les chansons/ Qui parlent d’amour et d’hirondelles” suppliait Claude François dans Magnolias for ever (1977), cette complainte emmenée qui n’a pas pris une ride, pas plus que n’a jauni l’image du blond bondissant. “Amour”, “hirondelles”, “magnolias”: autant de symboles printanniers.
Première des quatre saisons, le printemps (du latin primus – premier – et tempus – temps) ouvrait autrefois l’année. Pour le calendrier révolutionnaire qui demeura en vigueur de 1793 à 1805, ses mois étaient Germinal, mois des germinations (21 mars – 19 avril), Floréal, mois des fleurs (20 avril – 19 mai) et Prairial, mois des prairies (20 mai – 18 juin). Car le printemps fut toujours synonyme de retour à la vie, de fonte des neiges, d’adoucissement des températures, du réveil de la flore et des hibernants (“Vois, les fleurs ont recommencé/[…] Et les crapauds chantent la liberté…”, L’hymne au printemps, Félix Leclerc, 1960), dans une subite poussée de couleurs : “Y’a des lilas qu’ont même plus l’temps/ De s’faire tout mauve ou tout blanc” (C’est le printemps, Léo Ferré, 1964).
Le printemps apparaît. Comment? Nul ne le sait, mais l’air en ressort plus gai. « Y a d'la joie, bonjour bonjour les hirondelles » s’enthousiasme Charles Trenet (Y a d’la joie, 1939). Tous les grands de la ritournelle ont vanté sa frénésie, qui rendrait les amours volages. “Le cœur à vingt ans se pose où l’œil se pose” (Les amours d’antan, 1965) chantait Georges Brassens, ajoutant aussitôt “Au printemps Cupidon fait flèche de tout bois”, tandis que Guy Béart précisait : « Le printemps sans amour / C'est pas l'printemps/ Il passe, passe plus lourd / Que l'mauvais temps » (Printemps sans amour, 1975).
Fraiche, conviviale, attendue, mais trop éphémère, c’est la saison des contes de fée, des amitiés retrouvées; et Claude François assurait en pape de la Variété : “Viens à la maison, y'a le printemps qui chante/ Les pommiers sont en fleurs, ils berceront ton cœur…” (Y a le printemps, 1972). Les grands Arts le prirent également comme source d’inspiration. De la peinture allégorique de Botticelli (“Le Printemps”) au ballet de Stravinski, c’est le thème de l’exaltation de la Femme et de l’Amour, des noces répétées du ciel et de la terre, où Flora, divinité des fleurs, et Zéphir, symbole du vent d’ouest, le messager du redoux, figurent l’amour, qu’il soit spirituel ou… charnel. Car au printemps, il faut bien s’en convaincre, « tout le monde baise à perdre haleine ! » (C'est l'printemps, 1981). Avec sa verve égrillarde, Pierre Perret pousse les personnages de La Fontaine, Daudet, Grimm ou Perrault dans d’imprévoyables positions. Si «Blanche-Neige est fatiguée, pauvrette/ De recoudre les boutons d’braguettes/ Des nains qui bandent comme des pur-sang », «L’chap’ron rouge en moins d’un quart d’heure/ Découvre les vertus du beurre/ Dont elle usait tout autrement… » ! Cinquante ans plus tôt à Berlin, Marlene chantait dans « L’Ange bleu » (1930) : « Le printemps arrive/ Je suis amoureuse/ Ce soir, je cherche un homme/ Un vrai de vrai/ Qui sache m’embrasser… » (Je cherche un homme).
Saison du renouveau, des couleurs, des parfums, le printemps peut aussi figurer la folle espérance d’un retour, celui de l’être aimé. “Dites-lui que je pense à elle/ Dans un grand champ de magnolias…” insistait Claude François, tandis qu’Hugues Aufray s'attristait: “Je crois la retrouver/ Dès que le printemps est là/ Je cesse d’y rêver/ Dès que le printemps s’en va” (Dès que le printemps revient, 1964). Car le printemps a ses défauts. S’il symbolise l’espoir d’un meilleur jour, s’il promet « parfois le grand soir » (Au printemps, Jacques Brel, 1958), marquant les grands combats de civilisation, le printemps de Pragues, Mai 68 (« Au printemps de quoi rêvais-tu?/ Poing levé des vieilles batailles, […]/ Quand la grève épousant la rue/ Bat la muraille », Au printemps de quoi rêvais-tu?, Jean Ferrat, 1969), la révolution des Œillets, le soulèvement de Lhasa…, il n’est souvent qu’un trompe-l’œil. Ne sonne-t-il pas par exemple, après la morte saison, et de façon plus prosaïque, le retour des labours pour celui qui trime aux champs ? « L'printemps, on dit qu’ça sent la rose/ Le lilas et puis le jasmin/ Pour moi l’printemps, ça sent aut’chose/ Puisqu’on cure la tonne à purin » (Isabelle, v’là l’printemps, Ricet Barrier, 1968).
En 2008, sur fond d’échauffement climatique - perceptible depuis belle lurette si l’on en croit cette vieille rengaine de Gérard Lenorman (signée Étienne Roda-Gil): « Y a plus d’printemps/ Y a plus qu’des gens qui font semblant/ Y a plus qu’du vent/ Et il ne souffle même plus comme avant » (Y a plus d’printemps, 1979) -, Barbara Carlotti rappelle que s’il est impérieux d’agir pour la nature, il demeure toujours préférable d'aller moins vite que la musique. “Le printemps n’était pas arrivé/ Et c’était là toute mon erreur/ Vouloir les premières douceurs/ Avant que les fleurs/ Ne se soient senties concernées…” (Changement de saison, 2008). Au train où vont nos vies, voilà une tautologie sur laquelle il n’est pas absurde de s’arrêter.

Baptiste Vignol

Souvenirs, souvenirs...



































En 1958, Monsieur Jacques Canetti me demande d’enregistrer un disque 33 tours chez Philips. Conjointement, il demande à Serge Gainsbourg la même chose. Le résultat, nous chantons au Théâtre des Trois Baudets en première partie avec en vedette Jacques Brel et Raymond Devos. Serge Gainsbourg est “sacré” par le Grand Prix Charles Cros et moi, pareil, par le Grand Prix de l’Académie du Disque. Et le spectacle “Opus 109” part en tournée, Brel en vedette et nous, Gainsbourg et moi, en première partie avec Les Cinq Pères en vedette américaine.
Tournée d’été, des salles ou des casinos.
Avec mon bassiste, Henri Droux, nous roulons avec Jacques et son pianiste Gérard Jouannest, Brel au volant et Gérard à côté, comme co-pilote - Brel conduisait toujours. Avec la contrebasse de Droux entre nous quatre, pas de problème. Jacques conduisait très bien, en se trompant de route parfois, pas de sa faute mais Gérard était beaucoup plus pianiste, remarquable, que co-pilote, nul!
Sur scène, BREL.
Une fois en province, je rencontre par hasard des amis qui ne viennent pas au spectacle car ils n’aiment “pas trop” les chansons de Brel. “C’est une erreur, leur dis-je. Je vous invite ce soir!” À la fin, ils m’attendaient pour me remercier.
Je ne connais que peu de grandes vedettes comme Brel, ceux qui vivent en scène. Je citerai Marie Dubas, Maurice Chevalier, Édith Piaf et… Brel.
On peut discuter des chansons, mais pas de Brel en scène: il embarque toute la salle.
Tiens, entre nous, un soir, à table, la discussion porte sur l’amour et les femmes. Chacun donne son avis, et Brel, à un moment, dit à Gainsbourg: “Toi, tu triches, moi, je me trompe!" Ça, c’est génial. Mais j’y reviendrai plus tard… Allez, une autre : on arrive à Annecy, grand soleil, belle chaleur, le Casino. Je dis à Brel: “Tu vas te changer?”… “Non!” “Mais Jacques, le Directeur est en costume-cravate pour te recevoir et toi, avec ton pantalon de velours, ta veste moitié laine, moitié peau, avec des taches…” “Non, je suis bien comme ça!” “Bon, je crois que j’ai un truc pour toi… Je reviens.”
J’avais vu en arrivant sur la place un vieil opticien. J’y vais et j’y trouve des macarons, pas des monocles. Le macaron, c’est un bout de verre rond et cranté pour que ça se coince dans l’orbite. J’en achète deux, je reviens, j’en file un à Jacques, on se les colle dans l’œil et on déambule en direction du Casino. En passant devant la terrasse d’une grande brasserie, un monsieur, costume gris, gilet noir, une soixantaine d’années, monocle vissé dans l’œil, nous regarde passer, se soulève, ôte son monocle et nous salue… Jacques et moi, raides comme balle, on retire nos macarons et nous le saluons… “Eh, t’as vu, les macarons, ça marche! C’est la classe… même en “marcel” et pas rasé, on a de l’allure.”
Oh la la, avec Brel, le Grand Jacques, on a eu la belle vie, on a bien rigolé, quand je lui faisais les éclairages, quand on essayait d’emballer les nénettes… Je vous raconterai plus tard.

Ricet Barrier

D'une artiste à son éditeur










Salut Maxou, 

tu vas sacrément nous manquer... 
Toi et ta grande gueule, ton paquet de Gitanes à portée de main sur le bureau (TON bureau... Ton épicentre...), ton amour sans limites... de la vie, de la musique, du pinard, des bonnes bouffes, des beaux mots, des textes, du Métier... (avec un grand M comme "Mort aux cons" parfois), ta mauvaise foi légendaire (qui assortie à la notre faisait parfois d'intrépides remous), tes répliques et ta dégaine de vieux briscard à la Gabin, tes accès soudains de vulgarité qui nous laissaient sans voix, mais nous faisaient bien rigoler, nos prises de tête, nos émotions artistiques partagées, la troisième bouteille de vin commandée à la fin du repas et qui nous déversait, nous les "jeunôts", total groggy sur le trottoir à 4 heures de l'après midi (tandis que toi, tu repartais, allègre et – presque - frais comme un bouton de rose), et puis, ces premières écoutes, attendues, des nouveaux morceaux, toi... sérieux et papal sur ton fauteuil en cuir qui tourne, et nous, fébriles, anxieux parce que ton avis, ça compte (et pas seulement parce que tu étais notre éditeur, ou notre producteur), voilà, merde, fais chier, même ta misogynie elle va me manquer, c'est dire ! Et puis tes "artistes", ceux que tu suivais, depuis longtemps, c'était un peu tes "enfants" (c'est toi qui l'a dit !), alors oui, je me sens un peu orpheline aujourd'hui. 
Tu étais unique, entier, généreux et râleur, et c'est comme ça qu'on t'aimait… Tu n'as pas toujours été tendre avec moi, tu m'as malmenée parfois (enfin verbalement s'entend ! et puis je ne me laissais pas faire non plus hein!), il y avait aussi et surtout beaucoup d'amour dans tout ça... et c'est ça qui compte. 
Le paysage musical français et l'évolution du disque comme on dit, te faisaient chier mais tu n'étais pas aigri, toujours à prêt à t'emballer et la tête pleine de nouveaux projets.

Il y a quelques semaines, tu avais tout vendu et c'était déjà ta petite mort. Je ne te voyais pas à la retraite, Max, cultivant d'improbables tomates dans un bout de jardin ensoleillé, ta vie c'était ton métier et ton métier ta vie, il n'y avait pas de différence...

 Allez, salut Max, je crois que je continuerai à te soumettre nos chansons à Jean-Jacques et moi quand on les aura terminées, et, où que tu sois, j'espère que tu nous donneras ton avis (et tu as intérêt à aimer, sinon, fais gaffe, ça va chier !) 

Et puis... sache que tu seras toujours là, quelque part à la sortie de scène, derrière un bout de rideau en velours, à me faire les gros yeux pour m'empêcher de retourner faire un deuxième ou troisième rappel (parce que le public, il "faut le laisser sur sa faim, bordel de merde !"), et moi j'y retournerai quand même, 
mais je sais que tu ne m'en voudras pas.

Clarika

À lire également cet hommage de l'éditeur Laurent Balandras à Max Amphoux


Jetée dans la gueule du monde




















Les fellations sont éternelles” lisait-on récemment dans les pages culturelles de Marianne (n°576). Il faut dire qu’un scopitone montrant Marilyn Monroe à genoux, en plein exercice (sur la probable personne d’un des frères Kennedy), vient d’être vendu pour 1,5 million de dollars! Aussitôt acheté, l’acquéreur new-yorkais a déclaré, “par respect pour la mémoire de Marilyn”, vouloir “garder pour lui” ce petit film en noir et blanc d’une quinzaine minutes. 46 ans après sa mort, Norma Jean Baker n’a pas fini de fasciner.
L’homme imbu de morale chrétienne assigne à la sexualité l’unique fonction de la procréation. Aussi la morale yankee a-t-elle longtemps prohibé la fellation. Mais en 1997, une jeune assistante, Monica Lewinski, chamboula cet état d’esprit. Depuis qu’elle se fit piéger par Clinton, la chose n’est plus perçue aux États-Unis comme une relation sexuelle, donc comme un acte adultère. Et Mademoiselle Lewinski fait aujourd’hui partie, avec Eva Péron, Marilyn “The Mouth” Monroe, c’était son surnom, et Marlène Dietrich (dont on a prétendu que toute son activité sexuelle se limitait à son talent fellatoire), du cercle cadenassé des Suceuses immortelles.
Les Françaises des années 00 ne se bousculent pas pour y siéger, ni ne s’empressent de la chanter! Madame et Monsieur Mitsouko - c’était le secret de leur singularité - se fichaient comme de l’an 40 des convenances morales, textuelles et musicales, et affirmaient: “C’est une de ces choses/ Que la vie propose/ Et qui vaut l’coup/ […] Une fois qu’on ose/ On y prend goût” (La taille du bambou, 1996). Car cette caresse présente également l’avantage de pouvoir s’offrir à tout âge, à toute heure, en tous lieux, confortablement, même au volant! Pour traiter l’ambrouille Ambiel, Guy Konopnicki rappela qu’en France, on ne s’indigne pas quand il s’agit de bagatelle. On se gausse. Parfois même, on y gagne la postérité: “On se souvient moins du principal méfait du président de la République Félix Faure, qui avait couvert la justice militaire lors de la condamnation du capitaine Dreyfus, que de sa mort à la suite d’une fameuse “pompe funèbre”. Ainsi, un chef de l’État français fut enterré au milieu des rires et des quolibets… Plus tard, le même sort échut au très respecté cardinal Daniélou, dont on a oublié qu’il était un prélat plutôt progressiste, très populaire dans les mouvements de jeunesse. Décédé dans un hôtel de passe de la rue Saint-Denis, Daniélou est entré dans l’histoire pour cette mort en état d’expectase, et qui fit les beaux jours du Canard enchaîné” (Marianne, 26 avril 2004).
Fut-ce en pensant au cardinal qu’Henri Tachan écrivit en 1978 son unique succès populaire, qui préconisait ce baiser aux couches les plus âgées de la population? “Fais une pipe à pépé, avant qu’il ne la casse/ Un’ p’tite langue à Mémé avant qu’elle ne trépasse/ Et ne pouss’ pas des cris d’horreur, d’indignation:/ Ils sont comme toi, les vieux: ils ont l’cul sous l’chignon!” (Une pipe à pépé). Mais Tachan regorge de talent! Il peut donc sans crainte s’attaquer à ces Himalaya… Car voilà des travaux pratiques qu’il faut déconseiller aux paroliers approximatifs qui brûlent de s’y tester. Pour se sortir indemne d’un tel exercice, mieux vaut avoir de la carrure, du souffle, du langage et un humour de haute futaie…
Longtemps méconnu, le mot fellation fut supplanté par le verbe sucer, et par des tournures au goût douteux: tailler une pipe, faire une turlute, tirer sur le bambou, scalper le mohican, avaler la fumée. Pierre Perret par exemple, en “polisson de la chanson” passionné par les subtilités de langue française, assurait, l’air coquin: “La femme du beau Philippe […]/ Vous fignolait des pipes/ Aussi bien qu’à Saint-Claude/ Mais j’préférais Alice/ […] Qui avalait la fumée” (Je ne suis jamais allé aux putes, 2002).
Si les dictionnaires boudèrent le terme fellation jusqu’au début des années 80, elle n’en demeure pas moins, depuis la nuit des temps, l’une des faveurs les plus appréciées. Depuis les années 90, les rastignacs de la varièt’ (Elmer Food Beat, Dans ta bouche, 1991; Doc Gynéco, Secrets sucrés, 2001; David Lafore, 20 francs, 2007; &c.) n’hésitent plus à l’évoquer, flairant le scandale bon marché pour (re)goûter au succès. Mais c’est Joséphine Baker qui s’y était risquée la première (“C’est meilleur que la banane/ Ça se suc’ par le p’tit bout…”, Voulez-vous de la canne à sucre?, 1930), avant qu’une blondinette, France Gall, ne l’érige au sommet des hit-parades (Les sucettes, 1966). En 1979, une nymphette bruxelloise connaîtrait également la gloire avec un titre évocateur, Banana Split...
Trente ans plus tard, les gogos s’enfièvrent avec les sex-tapes, ces vidéos tournées dans le cadre privé mais qui se retrouvent divulguées sur le web suscitant un énorme buzz autour de l’“actrice” en question. Pamela Anderson, Paris Hilton, Shakira… Voici venu le tour de Marilyn, “étincelle sexuelle/ frêle idole blonde » comme l’a chanté Arthur H, d’être « jetée dans la gueule du monde » (Marilyn Kaddish, 2003) ! Elle est surtout la première véritable star éclaboussée, post-mortem qui plus est, par ce corollaire du voyeurisme. “Ne rencontre pas les artistes, tu serais déçu” chantait Henri Tachan (Ne rencontre pas les artistes, 1999). Regarder une super-star s’ébattre dans une chambre de motel, mal éclairée, après un dîner arrosé, peut-il renforcer son aura? Mis au courant de l’existence de ce film, Joe Di Maggio, l’un des maris de Marilyn, avait proposé en son temps 25 000$ pour l’acheter et le détruire. Mais le FBI préférera le conserver dans ses archives. Depuis, un petit malin a réussi à en faire une copie…

Baptiste Vignol

Élevés par Bertin














Dans son « Dictionnaire amoureux de la France » (Plon, 2008), Denis Tillinac écrit, à Montagne Sainte-Geneviève : « Le quartier s’est embourgeoisé, coût de l’immobilier oblige. L’École polytechnique a émigré en banlieue, les cabarets de la Contrescarpe où débutèrent Brassens, Brel, Ferrat, Nougaro, Leclerc, Devos, Bertin et consorts ont tous fermé… »
Ça soulage et c’est plaisant d’apercevoir ici la figure de Jacques Bertin. En espérant que parmi les lecteurs de Denis Tillinac, certains aient la curiosité d’aller voir qui se cache derrière ce nom-là ! D’éminents journalistes ont maintes fois souligné l’importance du personnage. En 1978, on lisait dans Le Monde sous la plume de Claude Fléouter que Bertin s’imposait comme le plus important chanteur français depuis Brel et Ferré.
Voilà quarante ans qu’il chante, et qu’il jazze sa poésie. Post-moderne, ombrageux, maquisard mais en liberté, il mène sa barque en s’auto-produisant puisqu’il a toujours refusé d’être du show-business. Aujourd’hui, il se permet, et c’est jubilatoire, de saluer les avantages d’Internet, malgré les ravages du piratage. « Ça ne me dérange pas du tout que l’on copie mes disques ! Tout cela me fait marrer, puisque c’est cette pratique qui va tuer le big business avec ses propres armes. N’est-ce pas l’industrie qui vend ces machins sophistiqués qui permettent de tout recopier ? » En attendant, cet outil lui permet d’avertir sa «clientèle» des concerts à venir et de vendre des CD, lui qui n’est pas distribué !
Qu’un artiste de cette envergure soit boudé des grands médias n’est pas étonnant. Bertin élève trop haut son art pour émouvoir les porte-micro du samedi soir. Avec lui la chanson annexe d’autres sphères, elle devient presque intimidante. S’il chante sans compromission, hors des formats et des normes, Bertin n’est pourtant pas un doux rêveur. « Chante toujours, tu m’intéresses (ou les combines du show-biz)» était d’ailleurs le titre d’un essai qu’il signa en 1981 ; on pouvait y lire notamment : « Je suis passé à la télé et à la radio avec Jacques Chancel, ce qui me permet de narrer mes aventures. Je lui en sais gré. Pendant quelque temps même, le baron, avec une insistance méritoire, a pensé que je serais peut-être assez vite un génie sortable. Cela m’a valu deux invitations au Grand Échiquier, plus une émission d’une heure un soir sur Antenne 2 et en prime une Radioscopie. De quoi je me plains ? Quelle ingratitude. En fait, j’aime bien Chancel : il m’amuse. […] Cet homme-là, c’est Superman. La nuit, quand vous dormez, il est plongé dans la métaphysique de Maurice Clavel qu’il tient de la main droite, tout en compulsant, de la main gauche, le dernier Sagan, tandis que son pied gauche feuillette à la hache le tableau de la diplomatie internationale d’André Fontaine et que son pied droit manipule le pick-up où tourne mon dernier disque. […] Comment il fait ? Il a des assistants qui bossent pour lui. Il peut ainsi se permettre de causer sur les ondes de traités de six cents pages qu’il n’a pas lus. »
Cet ouvrage paru au Seuil n’était en fait rien d’autre que la (digne) suite d’« En avant la zizique » de Boris Vian - auquel Jacques Bertin pourrait être affilié. Il fait aujourd'hui le bonheur des bouquinistes.
Alors, ça n’est pas sans fierté que je prends ici la parole, à la première personne. Car je me souviens d’un jour de 1998. J’officiais en tant que jeune programmateur pour une émission télévisée diffusée chaque après-midi. De septembre 97 à octobre 99, j’aurais le privilège d'inviter ces bannis du petit écran : Arielle, Ricet Barrier, Guy Béart, Julos Beaucarne, Michèle Bernard, Angelo Branduardi, Michel Bühler, Céline Caussimon, Clarika, Yvan Dautun, Femmouz T, Jean Guidoni, Gilbert Laffaille, Madredeus, Marie-France, Marka, Isabelle Mayereau, Arnaud Méthivier, Marc Ogeret, Polo, Catherine Ribeiro, Véronique Rivière, Sarclo, Pierre Schott, Francesca Solleville, Anne Sylvestre, Henri Tachan, Taraf de Haïdouks, Jean Vasca, Cora Vaucaire, Gilles Vigneault, Marie-Josée Vilar, Claude Vinci…
Jacques Bertin venait de sortir L’HÔTEL DU GRAND RETOUR, son dix-septième album, un disque phénoménal. Il chantait au Café de la Danse ; ce fut l’un des concerts les plus forts, les plus consistants, les plus intenses que j’ai eu la chance de voir. Je l’approchai donc pour lui proposer de venir à la Chance aux Chansons, doutant fort de sa réponse : Philippe Clay, Pierre Perret, Hélène Martin, Juliette, Brigitte Fontaine ou Henri Salvador n’avaient-ils déjà pas repoussé mes sollicitations, allergiques à la morgue du présentateur, à la réalisation de l’émission, aux couleurs pastel du décor, aux faux applaudissements ? Pourtant Bertin, lui, accepta, à une seule condition : chanter en direct avec ses musiciens. Cela doit rester à ce jour sa dernière télévision…
Ces deux chansons, lyriques et entêtantes, valaient bien le coup de faire le programmateur. Nous avions demandé au réalisateur d’être aussi sobre que possible. Voilà ce que ça donnait :

Jacques Bertin

Baptiste Vignol

(Jacques Bertin vient de publier chez Velen, sa maison de disques, QUE FAIRE, un album enregistré en public.)


B comme...















Dans la discothèque de tout chansonphile averti - il en resterait 3 à 4 millions en francophonie, on trouve à la lettre B, outre ceux des fameux «3 B» (Brassens, Brel et Béart), des albums de Gilbert Bécaud, de Barbara, de Bourvil, d’Alain Bashung, de Brigitte Bardot, de Jacques Bertin. Parmi les contemporains, quatre méritent déjà de figurer au chapelet : Julien Baer, Benjamin Biolay, Mathieu Boogaerts et Vincent Baguian. Chacun porte sa marque de fabrique. L’esthétisme pour Baer, teinté d’un spleen tout parisien, celui des beaux quartiers. Le savoir-faire orchestral pour le deuxième. La poésie pour Boogaerts, loufoque et triste à la Trenet. La qualité d’écriture, aventureuse mais charpentée pour Baguian.
Vincent Baguian, justement, chante à Paris ces lundis-ci. Il faut encourager ceux qui ne le connaissent pas à découvrir cet auteur d’élite dont Nougaro affirmait : « C’est un écrivain de chansons. » Difficile de mieux le définir. Son inspiration le situe au carrefour d’une filiation haut de gamme, entre David McNeil, Alain Souchon et Renaud. Mais Baguian ne se contente pas d’un tel pedigree. Il apporte son cachet et crée sur scène un personnage inédit. C’est là qu’il marque les esprits, car il ne rappelle personne. Fait rarissime dans la chanson ! Les culs serrés le trouveront statique, hautain, froid et distant, tendance Gainsbourg période Canetti. Mais les amoureux de la chose dénicheront illico l’allusion qui donne corps au verbe, l’image inattendue, le coup de griffe insolent, le toupet de certaines trouvailles, l’élégance toute en retenue, immanquablement séduits par l’attitude de l’artiste, son humour et ses sourires en coin - façon Brassens content de lui - quand il semble s’apercevoir, comme s’il l’avait oublié, que son propos ne larbine pas… Chanteur à l’ancienne, Vincent Baguian est pourtant des nouveaux grands auteurs-compositeurs-interprètes l’un des plus étroitement liés à son époque. Il suffit de survoler les titres de ses chansons pour s’en convaincre.
Pas la peine d’évoquer les trois ou quatre chefs-d’œuvre qui bétonnent la soirée, ceux dont on parle après, grâce auxquels on achète le disque pour les réécouter. Laissons-les neufs au novice. Mais Seul au fond, Je suis une tombe, Petite chanson courte au titre un peu long à fredonner à ceux qui se mettent en position de mériter qu’on la leur chante ou Je regarde les biches certifient que leur auteur est sans doute, et tout simplement, le meilleur parolier de sa génération.
Ça se passe au Zèbre donc, boulevard de Belleville, tous les lundis des mois de mai et de juin ; et ça devrait valoir son pesant de poils à gratter…

Baptiste Vignol