Le mont Lemay

Sortir en mille cents onze jours (soit trois années et deux semaines) à partir du 11 novembre 2020 (jusqu'au 26 novembre 2023, donc) onze albums de onze chansons inédites contenant chacun un titre identique (Mon drame) dans une version originale… Euh, vous pouvez répéter? Tel est le projet gargantuesque de Lynda Lemay qui dévoilait début juillet 2023 les huit et neuvième opus de cette colossale collection: DES BORDÉES DE MOTS et CRITIQUEMENT INCORRECTE. Ce dernier présente des morceaux aux thématiques explicites, la violence, par exemple, au sein des couples (Faible), ou dans l'anonymat des immeubles (Les conduits d’aération), l’obsession vénale (Confession d’une narcissique), les odeurs corporelles (Nausées... ah bon), l’éducation (Y a personne qui mange pareil), etc., traitées de façon ironique (comme souvent chez Lynda Lemay  La vache à lait serait-elle un auto-portrait?), ironique et forte d'humour (avec Station-service, la chanteuse évoque le calvaire que peuvent être ses propres concerts, à rallonge, interminables pour celles et ceux qui, dans la salle, sont pris, en plein show, d’une envie pressante: « Y a plein de chansons que vous aimez, mais... c’est jamais la dernière !»). Ironique, humoristique, et glaciale: dans Fil rouge, sur la disparition d’une lycéenne, l'autrice se glisse dans la peau du coupable de cet enlèvement. « Moi, je suis l’barbu qu’on n’soupçonne pas / J’ai fait les battues, fouillé les bois / J’suis un bon voisin, un bon papa… » Effroyable. Par l’audace clinique du propos, la Québécoise se révèle ici, dans la justesse de ses descriptions, digne de son mentor, Charles Aznavour, qui l’adorait. Des spécificités qu’on retrouve bien sûr au fil des chansons composant l’autre CD, DES BORDÉES DE MOTS, où Lynda Lemay déploie son art unique de l’interprétation, de diseuse, qui chante à sa façon, d’une voix claire, ample, délicate et sanguine, avec sa manière, parfois, quand il le faut, et que cela sert le sujet, d’allonger les syllabes dans des filets de frissons. Retenons Tu l’as fait, sur ces hommes épris de «liberté», ces «vieux garçons», célibataires endurcis, qui finissent par être pères après avoir juré qu’ils ne le seraient jamais. Retenons Vague affamée sur la rencontre, le coup de foudre inespérés. J’t’ai rien promis, son intro stridée de larsen, de solos électriques, sur les êtres à sang froid, incapables d’amour, de rêves et de chagrins, mais honnêtes jusqu’au bout des ongles, et qui meurent en paix à la fin. Retenons surtout le chef-d’œuvre de cette double moisson, Aux anges et aux oiseaux, sur la solitude des chanteuses, des chanteuses populaires, leur solitude dans le succès, la gloire des éloges, les salles impatientes, la pression des «impresarios» (ce mot qu’on n’utilise plus), comme dans l’oubli venant bien souvent avec l’âge, l’oubli cruel des médias, du métier et des flagorneurs. « Dieu que le vide est vide / Que la vieillesse est longue / Pour l’artiste qui ride / À force de vivre à l’ombre…» L'envers de Je m'voyais déjà. Charles Aznavour, oui, toujours là.

Baptiste Vignol