Ses chansons d’abord

« Je ne suis pas une tulipe noire, je ne suis pas poète, je ne suis pas un oiseau de proie, je ne suis pas désespérée du matin au soir, je ne suis pas une mante religieuse, je ne suis pas dans les tentures noires, je ne suis pas une intellectuelle, je ne suis pas une héroïne, je suis une femme qui chante. »

C’était une longue dame brune. On l’appelait la Dame en noir, ou la Chanteuse de minuit, parce que c’est à cette heure qu’elle entrait en scène quand elle se produisait à l’Écluse, sur le quai des Grands-Augustins. C’était une auguste chanteuse, la plus subtile peut-être des auteurs compositrices, anticonformiste et populaire. Véronique Sanson, Juliette, Jeanne Cherhal ou Camille chanteraient-elles si Barbara n’avait pas fait carrière? Jacques Brel ne disait-il pas de Trenet: “Sans lui, nous serions tous des comptables”! Et Barbara de renchérir: “C’est notre père à tous.”
Voilà dix ans aujourd’hui que la Grande dame n’est plus. Décédée une nuit de novembre, à l’âge de 67 ans, intoxiquée par un plat de champignons… Dix ans jour pour jour avant qu'on enterre Maurice Béjart qui l'avait fait danser dans son film-ballet Je suis né à Venise (1976).
Qui est cette femme qui marche dans les rues?/ […] Cachée par un grand foulard de soie/ […] C’est l’épouse de la dernière heure […]/ Cette femme, c’est la mort” (La mort, Barbara, 1978). La mort des Artistes, justement, entraîne de juteux hosannas, qui se répètent ensuite de lustres en décennies. De vieux titres exhumés en témoignages inédits, de documents anodins en fonds de tiroirs, tous les moyens sont bons pour relancer la machine. Et l’on nous parle de Barbara sur tous les tons. Une dizaine d’ouvrages paraît même ces jours-ci! Des livres de photos – elle qui détestait les photos…, d’études opportunes, d’enquêtes et de souvenirs. Les biographes ne manquent jamais l’occasion d’être publiés, tandis que les intimes, ceux qui savent et pourraient s’étendre, demeurent cois. Louons leur silence élégant, d’autant plus qu’une bibliographie impeccable existe déjà : un livre d’entretiens (Barbara ou les parenthèses, Seghers) publié par Jacques Tournier en 1968; un portrait de Marie Chaix (Barbara par Marie Chaix, Calmann-Lévy) où la romancière, qui fut sa secrétaire, dévoile avec tact l’intimité de cette femme-réglisse; la chanteuse, enfin, ayant elle-même rédigé ses mémoires, Il était un piano noir… (Fayard, 1998). Elle y disait tout, l’enfance, le viol et l’inceste. Pourquoi en rajouter? Il y a quelque indécence à répéter post mortem ce qui fut écrit maintes fois. “C’est du temps de leur vivant/ Qu’il faut aimer ceux que l’on aime” (C’est trop tard, 1972)…
Les seuls tributs qui comptent sont ceux qui fleurissent en chanson ! Pour évoquer Jacques Brel, qui lui avait confié le rôle de Léonie dans le film Frantz (1971), Barbara écrira Gauguin (Lettre à Jacques Brel), prenant pour décor les îles Marquises où Brel repose : « Moi qui te connais bien,/ Je suis sûre qu'aujourd'hui/ Tu caresses les seins/ Des femmes de Gauguin,/ Et qu'il peint Amsterdam…». C’est au théâtre de Mogador qu’elle créa cette dédicace, en 1990, comme une offrande à son public, doublée d’un hommage à son ami. « Souvent, je pense à toi […]/ Je signe Léonie./ Toi, tu sais qui je suis,/ Dors bien ».
Les chanteurs ne s’honorent jamais mieux qu’en musique.
En janvier 64, un jeune homme débute à l’Écluse. Encouragé par la maîtresse des lieux, il lui dédiera L’orgue de Barbara, l’une de ses premières chansons : « Sont-ce des yeux, sont-ce des ailes ?/ Sont-ce des mains ou des oiseaux ?/[…] Qui tournent autour de ses mots/ Lorsqu'elle va, qu'elle chancelle/ Celle, celle qui est au piano ? » (Serge Lama, 1967). D’autres marques d’estime suivront. Georges Moustaki d’abord, qui lui offre l’inoubliable Dame brune (1968). Puis Anne Sylvestre (Frangines, 1978), ou même Patricia Kaas quand elle évoque Göttingen (D’Allemagne, 1990). Plus récemment, dans La voisine des oiseaux (2005), Sanseverino écrit encore en parlant d’une femme souffrant d’amnésie : « Tu confonds tous les noms […]/ Avec je ne sais quoi, l'Édit de Nantes et Barbara… ». Car elle n’a pas fini d’inspirer les auteurs, la « femme piano », ni les figures de la jeune génération, tels Dominique A, Jeanne Cherhal ou Martha Wainwright qui reprennent ses chansons.
Les analyses obsolètes, les interprétations mystiques et autres explications tardives, c’est bon pour les diseurs de rien. En 1997, la mort de Barbara provoqua une forte émotion, suivie d’une averse d’ouvrages. Dix ans après, le nuage repasse. Et l’on sait déjà qu’un autre tonnera en novembre 2012… D’ici là, écoutons-la nous promettre, charmeuse et intemporelle : « Bonjour, je suis la dame brune, j'ai tant marché,/ Bonjour, je suis la dame brune, je t'ai trouvé,/ Fais-moi place au creux de ton lit, je serai bien,/ Bien au chaud et bien à l'abri contre tes reins » (La Dame brune, 1968).

Baptiste Vignol



Quelques vidéos :

Maurice Béjart et Barbara
Dis quand reviendras-tu ?
La Dame brune
Barbara et Jacques Brel

Après ça, le déluge


La rengaine écolo semble être devenue un credo. Pas un disque sans son titre verdoyant, pas un parolier qui n’aborde cette thématique. Certains chroniqueurs le regrettent. Olivier Maison, par exemple, s’offusquait récemment dans Marianne que Charles Aznavour (La Terre meurt, 2007) et Michel Fugain (La Terre est servie, 2007) lui consacrent une chanson : “L’écologie […] est le nouveau combat des artistes qui ressemble au combat de trop de sportifs qui ne veulent pas raccrocher les gants. […] L’écologie devrait être une source d’inspiration pour nos artistes. Pourtant, elle semble déjà polluée.”
Dans une de ces chansons à fâcher Olivier Maison, Daniel Lavoie souligne par l’anaphore l’urgence d’un engagement salvateur : “Sauvez les baleines, sauvez les oiseaux/ […] Sauvez la banquise, sauvez les eskimos/ Sauvez-nous/ Sauvez tout […] ce qu’il reste à sauver/ Sauvez le monde entier” (Sauvez, 2007). Mais comment le lui reprocher puisque la Terre prend l’eau?
En 1946, deux duettistes entonnaient : « C'est la saison des chasses,/ Partout dans l'Alaska;/ Remuez vos carcasses/ Il faut partir les gars » (Les trappeurs de l’Alaska). Se souvient-on de Patrice et Mario? Ils connurent d’importants succès jusqu’à l’avènement des yéyé. Mais les jeunes gens d’aujourd’hui savent-ils ce qu’étaient les yéyé… « Tout est éphémère/ La vie, la terre » chantait Jean-Louis Murat (L’éphémère, 1991) ; la gloire et les modes aussi, autant que les glaces de l’Arctique dont on croyait qu'elles étaient éternelles.
Qu’auraient-ils répondu, nos duettistes, si on leur avait annoncé, il y a tout juste soixante ans, que la banquise aurait disparu à l’aube du troisième millénaire ? Ils n’en seraient pas revenus, eux qui voyaient en l’Alaska le promontoire d’un continent inviolable, royaume des Inuits et des ours blancs.
Une mission scientifique symboliquement baptisée Damoclès vient de révéler que la banquise estivale ne sera bientôt plus qu’un souvenir. Il y a vingt ans seulement, cette carapace de glace atteignait trois mètres d’épaisseur. Michel Berger affirmait vouloir s’y réfugier pour fuir le tumulte et la pollution de nos villes : « Je m'en irai dormir dans le paradis blanc/ Où les nuits sont si longues qu’on en oublie le temps/ Tout seul avec le vent… » (Le paradis blanc, 1990). Son épaisseur aujourd’hui s’est réduite de moitié ! Pire : en douze mois, la banquise d’été a reculé de 1,5 million de kilomètres carrés, trois fois la surface de la France. Le résultat est là, sans appel : cette mer de glace aura fondu dans dix ans. Il n’est pas loin le jour funeste où les ours polaires végéteront dans des zoos, tandis que les phocidés s’agiteront sous des chapiteaux, comme dans la chanson de Beau Dommage : “Cré-moé, cré-moé pas/ Que’qu’part en Alaska/ Y a un phoque qui s’ennuie en maudit/ Sa blonde est partie/ Gagner sa vie/ Dans un cirque aux États-Unis…” (La complainte du phoque en Alaska, 1974).
Le réchauffement climatique explique la fonte de la banquise. Lié à l’augmentation des gaz à effet de serre, son amplitude est plus forte aux pôles (+ 5°C depuis un siècle) qu’à l’équateur (+ 1°C). Cet afflux d’eau douce dans l’océan va modifier les climats. « On peut s’attendre à davantage de tempêtes et de canicules », prédit Jean-Claude Gascard, coordinateur du projet Damoclès.
En 1998, Pierre Perret rappelait : « Tous les ans, bonhomme,/ Sept milliards de tonnes/ De gaz mortel CO2/ S’envolent dans les cieux./ L’effet d’serr’ menace,/ Ça fait fond’ les glaces,/ La mer mont’ : c'est sans danger,/ Y aura qu’à éponger » (Vert de colère). Et l’on apprend aujourd’hui que le niveau de la mer devrait s’élever d’un mètre d’ici la fin du siècle…
En attendant, le monde va son train destructeur. La désertification gagne, la déforestation s’accroît, des intempéries meurtrières dévastent des zones géographiques chaque fois plus étendues, flagellées de surcroît par la faim et les épidémies. Les puissants qui pour eux-mêmes ne connaissent nulle modération osent prôner pour les autres l’ascétisme écologique. Songeront-ils un jour à désarmer leurs yachts ? Renonceront-ils aux jets privés ? Que peuvent valoir les assises internationales de Rio ou de Kyoto sans l’adhésion de tous pour un projet de sauvegarde ? Peut-on croire même qu’un Grenelle de l’environnement soit suivi d’effet quand rien ne bouge mais qu’au contraire tout autorise au scepticisme manichéen dont témoigne encore le tollé de bien des chansons d’aujourd’hui ? : « Hou ! hou ! je hue le riche arrogant” maudit Vincent Baguian, “Hou ! je conspue/ Les désirs inutiles, l’opulence imbécile » (Hou hou je hue, 2007). Ne nous resterait-il qu’à « boire un dernier verre à la santé des ours blancs » ? (Une certaine lenteur rebelle, Charlélie Couture, 2006)

Baptiste Vignol