Tombée du ciel


À quoi sert une chanson, si ce n'est à nous faire danser ou tirer quelques larmes quand elle parvient à remonter le temps? Il ne faut rien en espérer de plus, pourtant très peu sont assez bien roulées pour mettre des fourmis dans les jambes ni suffisamment bien taillées pour transpercer les cœurs. Dans M'entends-tu? dont elle a offert sur la toile le clip deux jours avant Noël, Liz Cherhal mêle le chagrin à l'espoir auxquels elle ajoute du caractère pour dire en trois minutes combien son père lui manque. Sans faire de tralalas, avec un je-ne-sais-quoi dans la voix aussi attendrissant qu'un épi sur la tête d'un petit garçon. Dont elle est mère: «J'sais pas si t'es au courant,/ Mais maintenant, j'ai un enfant…». De ces chansons mouvementées qui ne prendront jamais une ride car elles démontrent qu'être artiste, c'est aussi réussir à le rester soi-même, enfant. 2014 n'a pas encore tout à fait fini sa carrière qu'on sait déjà quel est l'un des tout premiers disques, LES SURVIVANTES (sortie prévue le 3 février 2015), qu'il faudra découvrir l'année prochaine. Ah oui! La musique de M'entends-tu? est d'un certain Morvan Prat.

Baptiste Vignol

Dans le rétroviseur

Dix disques de discothèque. Palmarès 2014 de la chanson qui s'exprime en français.
*

Ludéal. PAON D'OR


Voix épaisse, chaude et crémeuse. Écriture aventureuse. Instinct de la mélodie qui tourne et galope. Ludéal fait partie de celles et ceux grâce auxquels on peut affirmer que la chanson française, cette vieille dame toute refaite, peut encore foutre la gaule.


Dominique Dalcan. HIRUNDO


Pourquoi la plupart des albums «pop» du pays provoquent-ils des Sahara d'ennui quand ceux de Dalcan irradient, immanquablement? 


Franck Monnet. WAIMARAMA


Nul n'attendait plus Franck Monnet, porté disparu après le flop de MALIDOR (2006) dont la pureté des mélodies l'installait déjà hors de la sphère commune. Avec WAIMARAMA, Monnet démontre qu'il n'avait pas baissé les voiles! Lumineux.


Jeanne Cherhal. HISTOIRE DE J.


Trois merveilles sur ce beau disque l'auront hissée parmi ses idoles. Comme je t'attends, dont l'écriture fait mieux qu'évoquer Barbara. Petite fleur, si proche des grandes chansons de William Sheller. Femme debout, dont la mélodie aurait pu naître sous les doigts de Véronique Sanson.


David McNeil. COMME UN LÉZARD EN SEPTEMBRE


Des chansons qui ne ronronnent pas, graves mais légères, écrites sans dictionnaire de rimes, où les mots créent la mélodie au son d'une note bleue dont McNeil, ce géant, est le seul en France à posséder la clef. Le retour de l'année.


Philippe B. ORNITHOLOGIE, LA NUIT


Même la pochette assure! On y voit la silhouette d'un homme marchant dans une rue de Montréal. L'histoire d'un citadin en mal d'amour qui retrouvera la lumière… Des chansons de brindilles, de mousses et de duvet, aussi légères qu'un nid d'oiseau. 


Mustang. ÉCRAN TOTAL


Ce cocktail étonnant, pétillant de saillies et de références rock'n'roll, marierait l'univers blues métallisé d'un Christophe 1978 avec l'arrogance froissée des garçons qui traînent sur la plage quand l'approche des requins leur interdit de surfer. Unique en France.


Jean-Louis Murat. BABEL


Babel de silences et de mots, de chansons absolues, d'amour, de givre, d'enfance et de deuils, portées par une voix dont nul autre chanteur par chez nous ne possède la volupté. Trente années d'écriture, et Murat impressionne encore.


Archimède. ARCADIE


Un mauvais disque n'avance pas. Non seulement ARCADIE démarre fort, mais il va crescendo et foisonne d'idées, de «singles» aux musiques aériennes. Brillant, moderne et nerveux.


Christine and The Queens. CHALEUR HUMAINE


«Souffle», «saccadé», «belle», «attitude», «orage», «audace», «étendard», «galaxie», «vie», «origami», «bizarre», «trône», «love», «épopée», «astre», «marée», «céleste», «curieux», «colère», «défier l'ordinaire», «sexe», «nudités», «géométries», «moi», «trace», «incendie», «bouge!»... Ces mots sont les siens.

Baptiste Vignol


La renaissance selon Phillipe B


Même la pochette assure. On y voit la silhouette d'un homme marchant, tel un oiseau perdu, dans une rue du Plateau, à Montréal. L'histoire d'un citadin en mal d'amour qui retrouvera la lumière… «Et parfois je descends/ Parmi les humains/ Je marche dans la nuit/ En cherchant le visage d'un ami…» Après avoir superbement réalisé LE POIDS DES CONFETTIS pour Les Sœurs Boulay en 2013, Philippe B a sorti le 22 avril 2014 son quatrième disque, ORNITHOLOGIE, LA NUIT. Merveille qui lui vaudra les Félix 2014 de la plus belle pochette (un prix que les Victoires de la Musique ne décernent évidemment pas…) et de l'auteur-compositeur de l'année. Quand on connaît le niveau atteint par le plateau québécois, ça met l'eau à la bouche. Des chansons autocollantes, toute belles, à l'économie fascinante qui soulageront ceux que l'amour a fait souffrir, et davantage encore le souvenir… «Pour oublier que t'es partie/ Je mémoriserai en ordre alphabétique/ Les noms vulgaires et scientifiques/ De tous les oiseaux d'Amérique/ National Geographic» (Ornithologie II). 



Le génie consistant aussi dans l'art de savoir s'entourer, Philippe B sollicite Gabriel Poirier-Galarneau, qui travaille avec la crème des artistes canadiens, pour mettre ses «tounes» en vidéos (Calorifère, Ornithologie I et Petite leçon des ténèbres). Disons enfin pour clore ce  survol que Cheveux courts, cheveux longs, sixième titre du disque, est probablement la plus plaisamment délicate des déclarations délivrées ces derniers mois. Et pas seulement parce qu'on y croise Suzanne Valadon, Jeanne d'Arc ou Amelia Earhart : «Dans chacune de ses saisons,/ Sous toutes les déclinaisons/ Je l'aime de toute façon»! Des chansons de brindilles, de mousses et de duvet, envoutantes et fragiles, sur la solitude, l'attente, le souvenir et l'espoir. Aussi légères qu'un nid d'oiseau. «Je tourne en rond/ Comme un lion en cage/ À m'chanter des chansons/ Pour trouver le courage/ D'aller au dépanneur/ Ramener des bouteilles vides/ Faire un peu de ménage/ Avant que ma lionne revienne de voyage…» (La Maison sauvage). Et si Philippe B, natif de Rouyn-Noranda dans l'ouest du Québec, avait en quatorze pièces nidifié un palais?

Baptiste Vignol

C'est d'la bombe, BB


Comme il ne touite plus à tire-larigot, sa parole est devenue précieuse à nouveau. Benjamin Biolay fait partie des très rares figures du showbiz dont les entretiens captivent l'attention, des lecteurs de Technikart aux abonnés du Figaro. Cette semaine, pour Noël, _B. _B. s'est exprimé dans Paris Match. Pas question de laisser passer ces propos rapportés par Karelle Fitoussi! Lire Biolay dans le texte étant aussi délectable qu'est insupportable le supplice d'entendre Bénabar chanter du Banébar... Si ce Pygmalion des Variétés nous enseigne qu'il adorait, enfant, Lino Ventura, qu'il achève l'écriture d'une comédie musicale, qu'être nommé aux César lui ferait bien plaisir et qu'il demeure «très admiratif de tous les gens de la famille de Catherine Deneuve», il dévoile également l'identité d'une compositrice dont on n'avait pas remarqué l'importance: « J'ai rarement composé pour des gens qui ne sont pas foutus de le faire eux-mêmes. Vanessa [Paradis] n'a peut-être publié que dix titres car elle est très complexée et n'en garde que très peu, mais à chaque fois qu'elle écrit, c'est des bombes!» Sérieux? Que ceux qui en ont gardé l'air dans l'oreille se lèvent… «“New Year”, “Doorway”, “Que fait la vie”, “Pourtant”, “Saint-Germain”…» énumère alors le chanteur à Karelle qui ne moufte pas. Rien à dire, Pourtant est effectivement une chanson majeure du répertoire de Vanessa, sauf qu'elle est de Franck Monnet pour les paroles, et d'-M- pour la musique. À ce tarif-là, Juliette Gréco et Isabelle Boulay en ont également signées, des bombes à neutrons! Si Benjamin Biolay révèle par surcroit qu'il n'a plus de maison de disques («Je suis au Pôle Emploi de la Musique, comme un footballeur sans club, c'est assez agréable comme position»; hum, pas sûr que ça amuse ses collègues lourdés par leur label...), on apprend surtout que son prochain LP «sera bien meilleur que VENGEANCE, qui était un album de transition puisque tout le monde attendait LA SUPERBE bis. Cette fois, je ne me prends plus la tête, je garde mes meilleures chansons pour moi, celles qui m'émeuvent le plus, qui passent le mieux le cap du temps. Et je peux vous dire que depuis le temps que je n'ai rien enregistré, j'ai un paquet de titres! Ça ne sera pas de facture latine ou soul, mais assez lumineux.» Belle humilité quand on sait qu'à son âge, l'aube de la quarantaine, Gainsbourg, Bashung, Souchon ou Murat n'avaient nul besoin d'«album de transition» pour enchainer les chefs-d'œuvre.

Baptiste Vignol

Sous ses ongles, l'étincelle


«Souffle», «saccadé», «détonne», «immense», «visage», «belle», «attitude», «voice», «tenace», «orage», «audace», «loin», «haut», «sentiment», «étendard», «fiction», «galaxie», «vie», «origami», «poudre», «d'or», «bizarre», «trône», «love», «épopée», «paradis», «perdus», «soie», «grandiose», «dandy», «luxe», «rock», «sophistiqué», «Anglais», «woman», «astre», «marée», «céleste», «peau», «lumière», «curieux», «colère», «défier l'ordinaire», «sexe», «nudités», «corps», «chaleur», «humaine», «kiss», «morsure», «glace», «brûler», «saigner», «nuit», «foi», «idéaux», «croix», «géométries», «beauté», «animal», «mat», «moi», «trace», «incendie», «bouge!»... Ces mots sont les siens.

Baptiste Vignol

Ce qu'a fait Mokaiesh


Il chante avec fièvre et urgence comme chantait Berliner, mais les imbéciles n'y verront pas de compliment. Au mois de mai 2014 sortait son deuxième album, L'AMOUR QUI S'INVENTE ; les radios demeurent étanches... Dirait-on qu'il a tout pour lui? Plutôt. La voix, la gueule, l'âge (il n'a pas trente ans) et l'inspiration. «Voudrais-tu prendre par amour/ Mokaiesh à perpétuité?» (La Demande). Révoltées donc vivantes, ses chansons sonnent comme des invitations à fuir les «dangereux dimanches/ Où le brouillard se déclenche/ Oh… Drucker s'épanche!» (Besame). Et l'on songe à Brel et Ferré, parce qu'il est impossible de ne pas y songer, même si l'on parle ici de «bolides», de «sourires XL et frissons», de «larsen» et de «l'ampleur max des voiles»... Puis l'on croise Borges, Dieu et Béla Bartok! De la chanson qui tempête à nouveau. En évoquant son binôme avec Voulzy, Souchon disait dernièrement: «Le patron c'est Laurent, puisque c'est lui qui compose. T'as beau écrire les plus belles paroles du monde, si la musique est fadasse, l'affaire est pliée.» Les musiques de Mokaiesh ont l'élan de celles qu'on trouvait sur les premiers disques de Julien Clerc. Alors, pourquoi ce silence? Ce que fait Mokaiesh est probablement trop lyrique et trop «caféiné» pour séduire le premier programmateur venu.

Baptiste Vignol

Le sex-appeal de Mistinguett


C'est l'histoire de Jeanne Bourgeois, née en 1875 à Enghien-les-Bains, qui, pour devenir une vedette parisienne, prit comme nom d'artiste Miss Helyett d'abord, Miss Tinguette puis Mistinguett  quand elle avait vingt ans. Chanteuse à L'Eldorado de 1897 à 1907, elle invente le music-hall en mêlant la comédie au chant. Consacrée star en 1912 aux Folies-Bergère avec son homme, Maurice Chevalier, ils forment «le couple» de l'époque, que le succès séparera. Après la Première Guerre mondiale, Mistinguett culmine à la pointe de sa quarantaine. Adulée par Colette selon qui elle est devenue «propriété nationale» ou par Jean Cocteau, la Miss crée les revues «Paris qui danse», «Paris qui jazz», «Paris en l'air», «Ça c'est Paris» au Casino de Paris qu'elle sauve des promoteurs immobiliers. C'est au cœur de ce prestigieux bâtiment ouvert en 1890 17 rue de Clichy que se joue le spectacle «Mistinguett» qu'ont déjà vu depuis septembre 2014 cinquante mille spectateurs. Superbement incarnée par Carmen Maria Vega, électrique et désirable, on découvre une femme moderne, libre, qui ne s'en laisse pas conter dans le Paris des Années folles. Paillettes, plumes et gambettes sur fond de trafics en tous genres, avec durs à cuire et marlous… Les paroles des chansons, pétillantes et cavaleuses, sont de Vincent Baguian sur des musiques de Jean-Pierre Pilot et William Rousseau. Et ça joue, et ça danse et ça chante pour de bon! Portée par une troupe efficace de comédiens et danseurs parmi lesquels Patrice Maktav, excellent dans le rôle de Léon Volterra (qui fut le propriétaire du Casino à partir de 1918), Ciryl Romoli dans celui du fameux metteur en scène Jacques-Charles, ou Fabian Richard, le voyou, l'intrigue monte crescendo jusqu'à l'éblouissant final où Mistinguett descend, et avec quelle classe!, les grands escaliers du Casino. Une réussite, dans toute la force du terme. Que vient de valider Charles Aznavour, lui qui la connut quand, à soixante-treize ans, en 1948, Mistinguett faisait encore les beaux soirs de l'ABC où le jeune meneur de revue s'appelait Henri Salvador. Parmi la vingtaine de comédies musicales montées en France depuis «Notre-Dame de Paris» en 1998, «Mistinguett» pourrait bien être celle qui affiche le plus de charme, et de chien.

Baptiste Vignol

(La troupe autour de Charles Aznavour.)

Éruptif Murat


Les chansons humides de Murat. Dans des siècles de ça, les hurluberlus qui fouilleront les ruines de la «variété» les écouteront comme on regarde les fresques de Pompéi: en silence. Voilà! Murat est un fresquiste. Ses chansons caressantes, de grandes dimensions, interdisent toute retouche. Le remord lui semble défendu. Sous peine de tout gratter, d'avoir à tout recommencer… La clef de son génie? 
Le nouvel album de Murat propose vingt envolées, dont une demi-douzaine à la grâce inouïe (J'ai fréquenté la beauté, La chèvre alpestre, Vallée des merveilles, Le jour se lève sur Chamablanc, Tout m'attire, Frelons d'Asie). L'Auvergne, qui possède son hymne, enregistré par Brassens, n'a nul besoin d'un héraut, elle jouit déjà de ses fromages, de sa chaine des Puys, de ses eaux, de ses églises romanes... Mais Murat s'entête à planter son œuvre au cœur de ses pierres volcaniques, imposant cette terre de France comme un royaume d'inspiration. On gardait souvenance de «la neige qui tombe sur Ceyrat» (Le Mendiant à Rio), du Col de la Croix-Morand, de «ce pays qui n'est plus qu'un mouroir entre Tuillères et Sanadoire…». Bien sûr. Mais cette coulée 2014 dévoile un sanctuaire. Babel de silences et de mots, de chansons absolues, d'amour, de givre, d'enfance et de deuils, portées par une voix dont nul autre chanteur par chez nous ne possède la volupté. Trente années d'écriture, et Murat impressionne encore.

Baptiste Vignol

L'écho Robi


Chevelure brune, lèvres carmin, ongles d'ébène. «Le temps s'est arrêté, [elle répète:] le temps s'est arrêté/ L'éternité derrière moi.» Dans la plénitude de sa voix, blanche et gorgée d'orages nocturnes, qu'on devine aussi juteuse qu'une poire - et dans laquelle on voudrait mordre, Robi dévoile avant Noël une nouvelle chanson, L'Éternité. Un poème de Rimbaud pareillement nommé fut mis en musique par Léo Ferré, puis par Dick Annegarn, jadis… «Elle est retrouvée./ Quoi? - L'éternité./ C'est la mer allée/ Avec le soleil.» Tandis que Richard Cocciante jurait de son côté L'éternité ne dure jamais; paroles Pierre Delanoë. Qu'est donc Richard devenu... Jouissant du talent rare d'être parfaitement unique, Robi a ce chic-là d'écrire des chansons en feu, abbatiales, ondoyantes. Parce qu'elle est plasticienne, elle réalise ses clips à partir de chorégraphies dont l'esthétisme rend concrète sa poésie. Et l'on songe sur L'Éternité aux visions de Dali: «Si l'espace-temps est courbe, pourquoi ne pas se souvenir du futur?» Deux années ont presque passé depuis L'HIVER ET LA JOIE. Son prochain disque, annoncé pour le 26 janvier 2015, s'appellera LA CAVALE. «Indomptable et rebelle, sans frein d'acier ni rênes d'or…» Vivement les grandes froidures.

Baptiste Vignol

Triple A


Pour démarquer un fameux calligramme de Guillaume Apollinaire dont on vient de retrouver trois inédits, imaginons de vieux amis se demander: «As-tu connu "Tof" au galop/ Du temps qu'il était Alister?»… Ceux qui ont écouté AUCUN MAL NE VOUS SERA FAIT en 2008 puis DOUBLE DÉTENTE trois ans plus tard savent combien les chansons de Christophe Ernault, alias Alister, sont romantiques et nerveuses. Alors que son prochain album sortira au printemps 2015, trois titres annonciateurs éclos ce 17 novembre 2014 s'encastrent sans forcer dans une œuvre ordonnée. À la question posée sur son tout premier disque, Qu'est-ce qu'on va faire de toi?, le songwriter avait répondu en 2011: «Je voudrais juste être quelqu'un/ Que l'on se souvienne de mon nom…» (Docteur). Aujourd'hui, dans un morceau dont la belle chevauchée ne fait plus toucher terre (Avant/Après), Alister proclame: «J'en avais assez de me ressembler:/ Admire l'avant-après!». Avec la deuxième nouveauté, Cathédrale, ce sont des ombres et des démons («"Il faut souffrir" te dit-elle et se signe…»), des mots rares («Sous son alfange/ Poussière d'or si fine...»), des souvenirs vifs ou de vagues réminiscences qui percent sous de fugitives allusions qu'effleurent quelques notes de piano. Enfin, dans Chaque jour comme le dernier, tel le Caïn d'Hugo, voilà le chanteur contraint de marcher muet, pâle et frémissant « sur les trottoirs, les toits, les miroirs et les croix…»! Ce qui scotche ici, pendant et après, c'est l'ampleur du son, l'élégance de la production, l'éclat des évocations qui bâtissent de conserve des chansons ambitieuses. Qu'Alister interprète avec une désinvolture impériale. De la «pop-point barre» de gala.

Baptiste Vignol

Ce bouquin qui manquait


Quarante-et-un ans, auteur, compositeur, interprète, physique d'athlète (même si ça n'est pas franchement le sujet, encore que), ayant déjà enregistré quatre albums dans de grandes maisons, dont certains titres ont frôlé le succès, s'entend dire dans une soirée très parisienne où il accompagne son épouse, professeur de salsa: «Sérieux? Et tu en vis?» À la question «Et toi, qu'est-ce que tu fais? », il avait simplement répondu: «De la chanson.» Car chanter en français, et depuis belle lurette, ça n’est rien moins d’autre que le comble de la ringardise dans les milieux de la jeunesse qui danse, bouge et se bat pour survivre dans une ville en crise.
Cela dit, comment pourrait-il en être autrement quand les seuls à bénéficier des «Unes» de la presse populaire demeurent Johnny Hallyday, Zaz et Johnny Hallyday? Est-il donc vraiment raisonnable d'espérer qu'elle passionne à nouveau les kids quand en 2014, la chanson est servie, à longueur d'émissions, par Dave et Michel Drucker, cent-quarante-deux ans à eux deux? Point de jeunisme ici, certains jeunots mériteront toujours les leçons bienvenues de quelques barbons botoxés. Mais en l'occurrence, franchement! Michel Drucker, qui trempe depuis 1966 dans le bocal… Ou Dave (que Drucker lui-même n’osait plus inviter dans les années 80/90), incarnation blonde de la variète flétrie. Un attentat.
En fait, il faudrait bannir des médias les chanteurs nés avant Pompidou pour que Ludéal, Louis-Renan Choisy, Ariane Moffatt, Mustang, Franck Monnet, Pierre Lapointe, Mokaiesh, Yelle, Dominique Dalcan ou Maïa Barouh (pour citer dix artistes ayant publié un nouveau disque ces derniers mois) gagnent enfin l'opportunité de toucher le très grand public. 
Dans ce monde qui vocalise à l'envers, saluons les initiatives qui décoiffent un peu le brushing de cette vieille dame repoussante qu'est devenue pour beaucoup la chanson française. Alister, chanteur de classe dont on connaît ici la finesse du slice (cliquer là), publie aux éditions La Tengo un petit traité d’expertise, hilarant, moqueur mais amoureux où Barbara, Brassens, Brel, Bruel et Gainsbourg, ces «maîtres» auxquels on ne doit jamais toucher un cheveu, sont pris le doigt dans le nez. Fautes de français, liaisons barbares, mauvaises prononciations, textes incompréhensibles ou, moins drôle, pillages indus...; avec son «Anthologie des Bourdes et autres Curiosités de la Chanson française», Alister vient d'écrire le livre qui manquait à la Variété.

Baptiste Vignol

Nocturnes choisies



Frissonnant du friselis de la vérité crue, CROCODILE est un disque franc comme l’or, frivole parfois, mais d’une sensibilité frémissante. Doucement fêlé, frêle d’apparence mais d’une réelle robustesse, il frappe, sans faute ni frasque inutile, caressé par la lumière cendrée de la lune, à la frange irisée des outrecuidances gentillettes qu’on nous donne à entendre… Louis-Ronan Choisy n’a pas qu’une belle gueule qu’il amoche, il est surtout doté d'une voix qui bourdonne des milles rumeurs de la ville et qui se niche dans l’oreille. Sauvages, ses chansons ont du muscle. Et voilà treize titres capiteux, dont trois soleils couchants. Dans les yeux d’Alain Delon d'abord, que l’intéressé, héros tragique, adorera (portrait d'une statue qui se lézarde, abandonnée par l'époque). Chocolat ensuite, qui marque l’inespéré come-back d’Adrienne Pauly; leur duo, magnétique, est une fontaine de sensualité. Mag song enfin, où le chant de Choisy, à fleur de mélodie « polnarévienne », fait merveille. Baisers voraces.

Baptiste Vignol

Aussi zozo qu'elle en a l'air


Imprévisible Zaz. Comme elle en a «un peu marre de tous ces albums de reprises» (Le Parisien, 15 septembre 2014), qu'est-ce qu'elle fait? Un album de reprises… consacré à Paris. Avec le serment fallacieux qu'elle a enregistré ces chansons (Paris sera toujours Paris dont elle mâchouille les paroles, À Paris, Paris Canaille, Sous le ciel de Paris, etc.) «comme s'il s'agissait de nouvelles compositions». Quelle star de la production son label a-t-il dépêchée pour parfaire cette mise en bouteille? David Guetta? Yvan Cassar?... Quincy Jones! «J'aime Quincy. Ce qu'il a fait pour rendre le jazz populaire est extraordinaire» prend soin de préciser cette femme en cheveux qui chante en goualeuse des rues, sans penser qu'on peut chanter autrement. «Dès mon deuxième album, je rêvais de travailler avec lui» ajoute-t-elle, la bouche pleine de tarte à la crème. Inutile de commenter son portrait d'un octogénaire qui, à la lire, serait presque retombé en enfance: «trop rigolo», «coquinou», d'une «espièglerie» que, forcément, elle «adore». «Zaz a cette racine blues dans la voix que l'on jurerait tout droit sortie d'un ghetto». Si c'est ce vieux «Q» qui le dit.

Baptiste Vignol

En voix


Céline, Isabelle, Ginette, Lhasa, Marie-Pierre, Nanette, Diane, Ariane et Lisa… Elles ont un secret de fabrication ou quoi? Il suffit de tomber sur la voix d'Ariane Moffatt, aussi réconfortante qu'une lueur éternelle, magnifier Les callas qu'elle interprète en duo avec Pierre Lapointe, ou celle de Lisa Leblanc rugir sur le premier extrait de son prochain EP, You look like trouble, pour se dire que, oui, les chanteuses francophones d'Amérique du Nord possèdent une grâce dont sont privées les Françaises. Alors? L'anglais, probablement. Le fait de le parler naturellement, ça doit modifier la voix. Lui donner l'air de ne jamais forcer, d'être toujours dans l'aisance, d'atteindre des rondeurs sensuelles. Ce qui charme chez les Québécoises grimace souvent avec les Françaises… Le bilinguisme les ferait-elle mieux chanter? Ces voix qu'on a faim d'entendre.

Baptiste Vignol