Souchon les aura tués


30 août 2017. Dix ans que ce blog palpite, jour pour jour. La parution récente d’un hors-série des Inrockuptibles consacré aux « 100 meilleurs albums français » fournit l'opportunité de marquer cet anniversaire. Car la musique made in France (chanson, rap, rock, électro, pop et tout ça) vue par les Inrocks, ça doit pouvoir susciter quelques lignes tant le magazine cultive pour la variété française un mépris tenace qu’il tempère à coups de postures démagogiques et d'élans fleurant bon le snobisme absolu d’un certain « épicentre parisien » dont parlait Étienne Roda-Gil. La rédaction des Inrocks vient donc ainsi de consacrer comme disque roi de son « top ultime » MELODY NELSON du dieu Gainsbourg. Ce 33 tours, parce qu’il fut révolutionnaire, en silence – son succès viendra beaucoup plus tard, fait en effet partie des disques qu’on peut sans rougir hisser au sommet des productions du pays. Son dauphin étant HOMEWORK de Daft Punk. On comprend dès lors que le cadre en question dépasse la chanson. Alain Bashung, avec FANTAISIE MILITAIRE, complétant le podium, suivi par MOON SAFARI du groupe Air. Admettons. Mais c’est à partir de la cinquième place que tout part en saucisses avec l’hermétique SEPPUKU de Taxi Girl. On pressent alors à quel point cette anthologie va refléter l’époque dans un mélange de bon goût évident (MELODY NELSON et FANTAISIE MILITAIRE sont des disques merveilleux), d'habileté et d’absurde propagande, les rédacteurs de l’ancien mensuel dans le vent plaçant ici leurs chouchous historiques. Vient ensuite THE NO COMPRENDO (6ème) des Rita Mitsouko, duo fort respectable dont l’influence est, pardon, déjà oubliée par rapport à celles, autrement plus riches et vastes, de Brel, d’Aznavour (dont aucun disque ne figure ici!), de Polnareff ou de Françoise Hardy, par exemple. Une question s'impose: où se trouvent donc Trenet, et Souchon, et Ferré, alors qu’arrive déjà le septième rang qu'occupe Étienne Daho avec le sublime POP SATORI (vignette signée par l’archi-fan Christophe Conte en qui l’ex-Rennais a trouvé le plus soumis des disciples)? Pas en huitième position en tout cas puisque c’est le groupe de Bertrand « boum boum » Cantat qui s’y trouve avec TOSTAKIun album au tempérament volcanique » signale Stéphane Deschamps). 

Christophe Conte dont la silhouette est comme chacun sait très «satori pop» critique aussi les chanteurs sur l'âge et leur physique.

Surgit après, 9ème, PARIS SOUS LES BOMBES du Suprême NTM, le chanteur Katerine refermant le top 10 avec ROBOTS APRÈS TOUT. Et puis déboule un 33 tours sorti parait-il en 1982, TOO MUCH CLASS POUR THE NEIGHBOURHOOD, par un « groupe de Rouen » explique Serge Kaganski: Dogs. Quand le microcosme se paluche... Qui pourra croire une seconde que l’œuvre de ces glorieux Normands dépasse celles de Georges Moustaki, d’Édith Piaf, de Pierre Vassiliu, de Robert Charlebois, de Gilbert Bécaud, d'Henri Salvador, de Claude Nougaro, qui ne comptent aucun titre dans le top? Personne, ni même Benjamin Biolay dont LA SUPERBE se classe en douzième ligne, avant, en vrac, COMME À LA RADIO (13ème) de Brigitte Fontaine, WOLFGANG AMADEUS PHOENIX (14ème) des Versaillais de Phoenix (« partis à la conquête du monde » souligne Pierre Siankowski) et PSYCHO TROPICAL BERLIN (15ème) de La Femme qui devancent (d’une courte tête?) LOVE ME, PLEASE LOVE ME de Michel Polnareff, ce 30 cm qui contenait également ces mouches que sont L’amour avec toi, La poupée qui fait non et Sous quelle étoile suis-je né?… Faut-il poursuivre dans le commentaire? Car c’est le règne infâme et fat du gros n’importe quoi qui se propage. Allez, pour le plaisir: Lizzy Mercier Descloux (17ème avec PRESS COLOR) et Justice (18ème avec ) précèdent l’album bleu de Jacques Brel... Sans dèc. Tout comme Dashiell Hedayat, 41ème, et dont on apprend qu'«il s'est défenestré à Paris le 17 juillet 2003», distance Boby Lapointe (45ème). Carrément. Si côté rap, Booba (TEMPS MORT, 21ème) relègue IAM (L’ÉCOLE DU MICRO D’ARGENT, 42ème) et MC Solaar (PROSE COMBAT, 46ème), côté rock, Marquis de Sade (RUE DE SIAM, 22ème) balaie deux Jacques d'un coup, Dutronc (celui du vinyle des Play-boys, des Cactus, d’Et moi et moi et moi, 23ème) et Higelin (77ème avec BBH 75). Rayon dandy enfin, Daniel Darc (CRÈVE CŒUR, 25ème) enfonce Christophe (LE BEAU BIZARRE, 26ème) et Nino Ferrer (MÉTRONOMIE, 27ème). Rien que ça.
Les goûts ne se discutent pas parce qu'il serait impossible de débattre avec des critiques à bout de souffle sortant de leurs chapeaux d'obscurs groupes oubliés (Bérurier noir, 29ème; Marie et les garçons, 30ème; Diabologum, 31ème; Les Calamités, 67ème; Bijou, 86ème – mais pourquoi pas Starshooter?; Ludwig Von 88, 91ème; Ulan Bator, 99ème; X-Ray Pop, 100ème) dans le seul but d'imposer une mémoire «underground» qui n’intéresse personne mais qu’ils cultivent du bout des doigts afin de s'élever, pensent-ils, au-dessus de la mêlée. Pourtant, par-delà les goûts dont il se fait l'écho, un top n’a de légitimité que s’il est à la fois honnête et logique. Cette bouse-là ne l’est jamais. Comment classer Katerine et Biolay dix et douzième sans placer un disque de Charles Trenet, que tous deux vénèrent? Comment glisser un disque de Renaud (MARCHE À L’OMBRE, 71ème) en faisant comme si Brassens n’avait pas existé? Comment décréter que Florent Marchet, 33ème avec GARGILESSE, c’est plus important que Françoise Hardy, 35ème avec LA QUESTION? Comment honorer Julien Baer (51ème avec son splendide premier album) en ignorant Yves Simon? Comment prétendre que Christine and the Queens (58ème avec CHALEUR HUMAINE) surpasse autant Barbara (60ème avec LA LOUVE) que Véronique Sanson (72ème avec AMOUREUSE)? Comment affirmer que Lescop (96ème) a plus de talent que Julien Clerc, Mort Shuman, Alain Chamfort, Anne Sylvestre, Laurent Voulzy, David McNeil, Jacques Bertin, Michel Berger et Jean Ferrat réunis? Comment situer Vincent Delerm en 65ème position (QUINZE CHANSONS) sans proposer un seul disque d'Alain Souchon, alors que deux ou trois y avaient tranquillement leur place, et tout en haut de la pyramide? S’il est impensable pour les Inrocks de citer des artistes comme Francis Cabrel, Johnny Hallyday ou Jean-Jacques Goldman (l’honnêteté aurait pourtant voulu qu’ils y soient représentés), l’absence d’Alain Souchon discrédite à elle seule ce top croupissant, grotesque et prétentieux. 8,50€, c’est volé.

Baptiste Vignol


Chanteur obscur?


L'étrange famille des B.B. de la chanson française ne manque pas d'atouts: Betsch, Biolay, Belin, Bergman, Bénabar (oh! on peut bien rigoler...), BB Brunes et Burgalat. Bertrand de son prénom. Dont il est ici question. Pour être bref, on pourrait dire que ce B.B.-là est un Katerine qui n’aurait pas tourné casaque, s'enrégimentant dans les rangs des pitres de service. Sorti en mai, LES CHOSES QU’ON NE PEUT DIRE À PERSONNE, doit être son six ou septième album studio. Un disque longue durée, 67'48, composé de dix neuf titres, dont six splendides plages instrumentales (Tombeau pour David Bowie…) – les deux premières lançant l’échappée pour 6’50 d’ouverture sans blabla! Inimaginable ailleurs. Mais il faut signaler que l'homme aux lunettes seventies dirige son propre label, Tricatel, depuis 1995. Ces chansons neuves sont pour neuf d'entre elles « parolées » (comme dirait McNeil) par d’autres auteurs, compagnons de voyages et de poésie blanche, épineuse et lucide. Mais L’enfant sur la banquette arrière qu’il signe entièrement, et qu’on découvre comme on regarde un vieux chef-d'œuvre, est une merveille inextricable. « Je suis la mendiante à qui je n’ai rien donné, / Le dernier Noël de François Mitterrand, / Le chien à la fourrière qui se ronge les sangs / Pour celui ou celle qui l’a abandonné… » Aussi fascinante que Julie dans « Le docteur Jivago », que Sonia dans « Le professeur », qu'Ava dans «Mogambo», ces femmes impossibles… La force de Burgalat, c’est de nous emporter avec sa musique, comme dans un vol de nuit, vers divers paradis dont on aurait chassé les winners trop tatoués et les DJ de digestion. 15€, c'est donné.

Baptiste Vignol 

Génération Louane


Vingt ans à peine. Et déjà les six lettres de son prénom semblent pouvoir incarner la chanson populaire des trois ou quatre prochains quinquennats. Un premier album de diamant, un César au cinoche, des clips qui buzzent sans lasser… Louane, tombée du ciel sur un plateau de télévision, explose les scores des filles et des fils de qui ont, à peine lancés, la presse parisienne dans les poches. Sa chance? Son sourire naturel, derrière lequel elle s’excuserait presque d’être là. L’air de faire son âge aussi, sans jouer un personnage – les grandes interprètes sont celles qui se font remarquer en ne cherchant pas à l'être, du coup on ne voit qu’elles. Et cette voix fabuleuse, facile, chaude et sans manière, qui lui permet par exemple de reprendre « Mon enfance » de Barbara avec une impénétrabilité inouïe. Son dernier titre en date, premier single d’un nouvel album à venir, est l’un des vrais tubes de l’été. « On était beau, souvent / Quand on souriait pour rien / On s’aimait trop / Pour s’aimer bien… » Tous les ados s’y retrouvent et chanteront encore son refrain après les vacances d'été, quand les amours de plages auront jauni et tomberont comme des feuilles mortes. Car c’est une chanson réussie (écrite par Thomas Caruso et Aron Ottignon), qui d’un vers, un seul, signe sa profondeur, lorsque la narratrice, en trois mots, exprime plus que son désespoir, son mépris d’elle-même! «Sur toutes les routes je pense à toi / Si je m’écoute je pense à toi / L’ombre d’un doute, je pense à toi / JE ME DÉGOUTE»… Un succès qui chante juste. Comme l'étoile qui le porte.

Baptiste Vignol

Grande dame


Isabelle Aubret. Sa voix séraphique, comme l’écrit Alister pour parler, dans Schnock, de son interprétation de la chanson C’est ainsi que les choses arrivent, musique de Michel Colombier, texte de Charles Aznavour, dans le générique final d’Un flic de Jean-Pierre Melville. Voix d’ange ou de sirène, scandaleusement ignorée par les tenants du bon goût qui, n’ayant jamais écouté CASA FORTE, son 33 tours culte de 1971 dans lequel elle s’abandonnait au souffle de la bossa brésilienne, n’ont qu’Édith Piaf, Juliette Gréco et Nana Mouskouri à la bouche pour évoquer les immenses interprètes féminines de la chanson francophone. 

CASA FORTE

Et pourtant, Isabelle Aubret, quelle carrière! Trente et quelques disques pour servir avec amour et suavité Aragon, Ferrat, Brel, Mouloudji ou Michel Legrand... Son dernier album, ALLONS ENFANTS, date de septembre 2016. C’est un bijou. Taillé sur mesure par Claude Lemesle aux paroles, Jean-Pierre Bourtayre et Roland Vincent aux musiques (ces trois-là s’y connaissent en succès populaires, parfaits et indémodables), mais aussi par Michel Rivard, Georges Chelon et Jean-Max Rivière, l’homme qui écrivit La Madrague pour Bardot, Il suffirait de presque rien pour Reggiani, L’Amitié pour Françoise Hardy. Dix-huit chansons le composent, pleines de sens, de larmes et d’émotion, de nostalgie souriante et d’espérance folle: « Il faut vivre d’amour, d’amitié, de défaites, / Donner à perte d’âme, éclater de passion / Pour que l’on puisse écrire à la fin de la fête / Quelque chose a changé pendant que nous passions »… Mais ce qui marque d'abord, c’est la voix claire d’Isabelle, son sourire qu’on devine et ses pensées qui s'entendent derrière chaque phrase de chaque chanson. La marque des très grand(e)s.

Baptiste Vignol