En fait de duos


Le nouveau disque de Nana Mouskouri, RENDEZ-VOUS, s'ouvre sur un chef-d'œuvre absolu de mélodie, d'intelligence et de poésie: Pauvre Rutebeuf. Une adaptation à l'origine créée en novembre 1955 par Léo Ferré grâce à laquelle le chanteur fera redécouvrir ce trouvère d'origine champenoise qui vécut à Paris sept cents ans auparavant.
Dans «Léo Ferré, une vie d'artiste», Robert Belleret écrit: «Pour retrouver l'esprit et la couleur du famélique et génial jongleur, Léo n'a pas hésité à "piquer" des strophes dans "la Complainte Rutebeuf" et "la Grieche d'hiver" mais aussi dans "le Mariage Rutebeuf" et à traduire certains archaïsmes indéchiffrables [plus exactement inaccessibles aux non-médiévistes] tout en conservant de vieilles tournures - "Povre sens et povre mémoire/ M'a Dieu donné le roi de gloire/ Et povre rente." Grâce à Ferré, Rutebeuf fait de nouveau partie de notre mémoire collective. Et Joan Baez a même pu le faire voyager tout autour de la planète, "droit au cul quand bise vente" - prononcé "quiou" pour le plus grand plaisir de Ferré.»
Dans une autre version, interprétée par Cora Vaucaire, un censeur remplaça «cul» par «cœur». De quoi fâcher Ferré qui voulut protester en envoyant le télégramme suivant: «"De mon temps, on ne confondait pas encore le cul et le cœur. De l'autre bout du monde: Rutebeuf", mais la préposée des PTT refusa de prendre ce texte "ordurier"».

(Alain et Nathalie Delon, quelques heures après leur divorce, en compagnie de Léo Ferré à l'Alhambra)

Certains aujourd'hui, pleins de préjugés, s'étonneront d'entendre Alain Delon donner la réplique à Nana sur une chanson de Ferré, s'émouvant aussitôt de l'interprétation qu'il en fait, sans laisser la moindre prise aux grivoiseries de mauvais goût que le maintien de la version originale eût permis. Que les mânes du grand Ferré lui pardonnent ce «droit sur moi, quand bise vente»... puisque le chanteur et l'acteur s'appréciaient. Le 3 novembre 1961, Ferré donne à l'Alhambra la première de son nouveau tour de chant. Parmi les deux mille huit cents spectateurs, Elsa et Louis Aragon, Michèle Morgan, Marcel Carné et Alain Delon - venu sans Romy Schneider. Six ans plus tard, en septembre 67, Léo fait sa rentrée à Bobino. Dans la salle, Alain et Nathalie Delon, quelques heures seulement après avoir réglé leur divorce au palais de justice de Paris... Ils croisent dans les coulisses Louise de Vilmorin, Pierre Cardin, Marcel Achard, Tessa Beaumont. Au milieu des années 70 enfin, une photo montre l'Acteur entre Georges Brassens et Léo Ferré.
Le duo formé par Nana Mouskouri et son ami Delon est une réussite incontestable, tant il est vrai que les reprises ne connaissent pas toutes la même fortune.

Baptiste Vignol


(Merci à Yves Wilmet pour les photos avec Léo Ferré)

Bécaud superstar


Le 18 décembre 2001, Gilbert Bécaud disparaissait à l'âge de 74 ans. Après dix années de silence, on se souvient enfin de lui, le temps de sortir une compilation de ses grandes chansons interprétées par des chanteurs d'aujourd'hui (mention spéciale à Lynda Lemay, magnifique dans Mes mains) et d'hier, Johnny, Eddy, Julien Clerc, la vieille Souche... L'occasion également d'un hommage chez Michel Drucker, et d'un bel ouvrage signé Kitty Bécaud, l'épouse du chanteur, et Laurent Balandras, «Bécaud, la première idole», aux éditions Didier Carpentier.
Parmi les 140 pages richement illustrées de photographies et de documents, ces quelques souvenirs d'une après-midi électrique que Laurent Balandras m'a demandé de raconter.

« Il venait de publier ce qui serait son dernier album studio, FAUT FAIRE AVEC, en 1999. J’étais programmateur à La Chance aux chansons. Pascal Sevran m’avait fait l’honneur de me confier la responsabilité d’une émission consacrée à Gilbert Bécaud. Il interpréterait deux nouveaux titres, dont l’émouvant Faut faire avec où le chanteur évoquait son cancer, et deux ou trois standards, Nathalie, Et maintenant, Je t’appartiens
J’avais déjà croisé sur le plateau de “La Chance” quelques phares de la chanson, Guy Béart, Anne Sylvestre, Charles Trenet, Gilles Vigneault, autant de monstres sacrés qui forcent l’admiration, l’anxiété parfois.
- Bécaud?... Bon courage! Il va t’en faire voir de toutes les couleurs.
La star, car c’en était une! traînait une fâcheuse réputation depuis une gifle envoyée à l’humoriste Dan Bollender. Pascal Sevran, dont Bécaud était l’idole de jeunesse, avait prévenu: “Enregistrez les chansons d’abord, j’arriverai au dernier moment pour mettre en boite l’émission et l’interviewer à l’antenne. Je ne veux pas le voir trop tôt, il va encore m’appeler: “Maman!”
Quand Bécaud arrivait sur un plateau, c’était un pilier du music-hall qui se transportait. Nous étions tous au garde-à-vous, Tintin, le réalisateur, en tête, l’attendant au centre du studio. Il y avait de l’électricité dans l’air. Ponctuel, Bécaud fit son entrée, accompagné de son attachée de presse, d’un assistant et de sa fille Emily avec laquelle il ne conversait qu’en anglais. Carré dans son costume, la démarche volontaire, en forme malgré le mal qui le rongeait, Bécaud prit le temps de saluer toutes les personnes présentes sur le plateau, du balayeur aux cameramen en passant par les maquilleuses, les figurants, les éclairagistes, pour finir avec le réalisateur, Gérard Marchadier, à qui Bécaud expliqua tout de go, avec une autorité franchement cordiale, de quelle façon il chanterait ses chansons et comment il faudrait le filmer!
Rejoignant alors la table de production sur laquelle se trouvait l’écran de contrôle et où l’attendait un fauteuil, Bécaud demanda qu’on lui apporte une vingtaine de verres en plastique qu’il remplit de whisky-coca (il avait avec lui une bouteille de deux litres) et qu’il offrit aux techniciens dont il reconnut certaines têtes croisées jadis sur les shows des Carpentier… C’était ça, Bécaud, un caractère affirmé, méditerranéen, un incroyable charisme, une voix théâtrale, mais un homme poli, avenant, simple, souriant et gentil.
Pour cette émission dans laquelle il chanterait en direct, Bécaud avait demandé un piano droit. Avant de s’y asseoir, il entreprit de le désosser, expliquant que ce serait moins ordinaire à l’image. Et le résultat fut parfait ! Pas de répétition avec Bécaud. Chaque prise était la bonne. Derrière mon écran de contrôle, je me souviens encore de son regard, qu’il plantait comme personne dans la caméra. J’avais devant moi probablement le plus grand interprète francophone. Et Sevran, qui depuis son bureau surveillait l’avancée des enregistrements, me téléphona après celui de la dernière chanson : “C’est très bien, mon garçon. Fais-le patienter, je descends.”
Quand quelques minutes plus tard l’animateur posa le pied sur le plateau, se dirigeant vers son invité pour le saluer, on entendit un énorme et chaleureux “Maman!”. Fidèle et blagueur, Bécaud était au rendez-vous.»

Baptiste Vignol

Bénabar à la benne?


Pauvre Bénabar. 43 ans, six albums depuis 1997, un rôle au cinéma (Incognito, 2009), mais une réputation fripée, et un nouveau titre-riposte sur lequel chacun s'acharne de conserve, jusqu'à Benjamin Locoge qui dans Paris-Match dégaine: «Le chanteur démarre très mal son nouveau disque avec un "Politiquement correct" faussement provoc, totalement démago». Diable! Mais de quoi s'agit-il? Quelle frontière a-t-il franchie pour mériter le fouet?
Un parolier (à succès), dont le nom sera tu puisqu'il s'agit d'un courriel privé, m'explique: «C'est pathétique, voilà que l'engagement du monsieur consiste à dire qu'il est politiquement correct et qu'ils nous emmerde. Il va mettre dans son camp tous les petits inconséquents du quotidien, c'est-à-dire beaucoup de monde. Au rang des chansons qui ont l'air de dire des choses en ne disant rien, elle mérite le pompon. Je ne peux ouvertement ouvrir ma gueule, on m'accuserait de tout. Mais mon dieu, le boboïsme est un fléau.»
En bref, un tableau grossier et désespérant de la variété française des années 2010.
Qu'ajouter? Une écoute distraite de ce morceau mollasse suffit à constater le pire: dès qu'il s'agit de faire dans le badinage, en persiflant ici, sur le mode parlé, pour surligner l'ironie du propos, «et moi j't'emmerde !» [1'30], Bénabar se montre aussi piètre interprète qu'il est un mauvais comédien. À moins d'en faire une lecture savante et que sa chanson - ce serait fortiche ! - ne soit qu'une satire, autrement dit un texte en vers où Bénabar attaque les vices, les ridicules de ses contemporains. Une opportune porte de sortie.

Baptiste Vignol