La liberté façon Brel


Tout n'avait donc pas été dit sur Jacques Brel! Fred Hidalgo dans l'ouvrage qu'il lui a consacré entraîne le lecteur dans le sillage du Grand Jacques, et comment résister à l'appel du grand large puisque «tout le malheur du monde vient de l'immobilité»? Ne fut-ce point là d'ailleurs une leçon maintes fois professée par le chanteur toujours disert dans les interviews d'une rare intensité qu'il avait données avant de quitter la scène pour n'y plus remonter ? En partance toujours, donc, nous suivons Hidalgo, expert en «Brélosologie» qui d'emblée souligne chez l'artiste «l'esprit des Gerbault, Mermoz et autre Saint-Exupéry». Il nous est donné d'accompagner le chanteur sur l'Askoy («un yawl au grand mât de vingt-deux mètres») et à bord de divers avions qu'il acquit successivement (initié au pilotage dès l'année 1964). Jusqu'aux vols parfois périlleux aux commandes du célèbre Jojo accomplissant dans le ciel de Polynésie les véritables missions qui lui tenaient le plus à cœur. «J'ai mal aux autres» disait-il et c'est vers ces autres qu'allait sa dévotion comme en témoignera dans «L'aventure commence à l'aurore» Mère Rose, la Supérieure du collège Sainte-Anne à Hiva Oa. 
Au diable la prudence puisque «le monde sommeille par manque d'imprudence»! C'est peu dire que l'ouvrage d'Hidago fourmille de détails et de témoignages qu'il est allé recueillir sur place, aux Marquises où il a longuement enquêté. Jacques Brel plus que tout autre, en moins d'une décennie, emplit l'espace d'une façon absolument exceptionnelle, et tous azimuts, ajouterons-nous, car il était urgent d'«aller voir». C'est ainsi que le hasard l'amena sur Hiva Oa (où déjà reposait le peintre Gauguin, «pourchassé jusqu'à la mort par les tenants de l'ordre» précise Fred Hidago).
« - Finalement, nous restons ici. Le pays est beau ; les habitants agréables et, Dieu merci, ils ne me connaissent pas... » dira Brel à Marc Bastard, un professeur du collège Sainte-Anne. Et jamais en effet, le chanteur n'a laissé entendre aux habitants d'Atuona qu'il était une célébrité internationale. Le destin fit le reste, un destin qui s'accéléra puisque, s'il faut en croire Jean Giraudoux, le destin, «c'est simplement la forme accélérée du temps». Il restait, en effet, à Brel deux ans et huit mois de vie avant d'embarquer pour le dernier voyage qui le ramena à Paris où il allait mourir. Ce sont principalement les dernières années aux Marquises qui nourrissent l'ouvrage de Fred Hidalgo ce qui n'empêche pas les nombreux pas de côté permettant au lecteur de suivre les péripéties d'une vie vécue au galop et à l'arrachée. L'artiste était hors norme et son aura exceptionnelle en avait fait la proie des paparazzis qui ne le lâchaient plus. Pourtant, non sans humilité mais avec humour il déclinait ainsi son identité: «Jacques Brel, l'auteur, compositeur, chanteur, acteur, comédien de comédie musicale, metteur en scène, pilote professionnel première classe, capitaine au grand cabotage, rêveur... et cancéreux». Cela ne saurait suffire à tout le monde: sur tous terrains engagé, il dénonça notamment les «américaneries» qui se déversaient sur les ondes des radios des archipels du Pacifique au détriment de la chanson francophone et s'efforça d'y remédier. Brel avait une personnalité rayonnante et pour beaucoup, les humbles, les oubliés, il fut un modèle. Fred Hidalgo nous apprend encore «qu'une Marquisienne est devenue commandant de bord sur un Airbus A340 d'Air Tahiti Nui, et que le Grand Jacques serait sans doute extrêmement fier de savoir que sa vocation lui est venue, petite, à Hiva Oa, en le voyant voler avec le Jojo !». Et l'auteur de ce bel ouvrage en couverture duquel le Grand Jacques est à la barre rappelle un détail que sans doute on ignore trop: la firme française de construction aéronautique Dassault aurait-elle bénévolement financé la restauration complète du Jojo, un Beechcraft, aujourd'hui abrité par le musée Jacques Brel aux Marquises, si ses dirigeants n'avaient pas pris la mesure de la dimension internationale exceptionnelle du chanteur et de l'homme Jacques Brel? Trente-cinq ans après sa mort, ce géant n'a pas fini de fasciner.

Baptiste & Jean-Claude Vignol

Entre Murat et Muray


Pour son cinquième disque, le chanteur Bertrand Louis, qui était jusqu'ici son propre auteur-compositeur, s'est trouvé avec Philippe Muray (1945-2006) un parolier sur-mesure. La douzaine de poèmes extraits du recueil «Minimum respect» paru en 2003 épousent avec cohérence l'univers houellebéquien qu'explore le chanteur depuis 2001 et son minitube À trente ansÀ trente ans / Laisse-moi te décrire toi qui te parisianises / À trente ans / Comme la vie te matérialise / Appartement...»). Est-ce parce que cette appropriation musicale plaide avec élégance en faveur de la langue française que l'album SANS MOI (SUR DES TEXTES DE PHILIPPE MURAY) recueille autant de satisfecit? L'heure est venue pour Bertrand Louis de le défendre en public. «Entre tes seins et le lointain / On entendait chanter un psaume / Essor d'oiseaux, nuage carmin / Je me souviens de ce royaume...» (L'existence de Dieu). Assis à son piano qu'il traite avec vélocité, formidablement accompagné par un guitariste, Jérôme Castel, dont le visage, malgré la barbe et les lunettes, rappelle le Jean Marais des «Fantômas», Bertrand Louis délivre avec zèle et d'une haleine bouillante un chant qui semblait sommeiller dans son cœur. Impressionnant.

Baptiste Vignol