Dernier week-end avant Noël

Douze disques 2012? Dans le désordre douze cadeaux idéals pour ceux qui voudraient absolument offrir du made in french :


L'AMOUR FOU. L'élégance des mots, la perfection de l'interprétation, la justesse des mélodies, de Thierry Stremler notamment. Françoise Hardy, quoi. Et cette chanson, Pourquoi vous, épatant démarquage d'un vieux bijou de Guy Béart qui commençait par: « Ce qu'il y a de bon en vous c'est vous / Tout le reste de vaut rien du tout» (Vous).


FLIRT. Parce que Damien, c'est de l'amour à fleur de peau, un rayon de soleil plongé dans de l'eau froide. Une chanson qui brûlerait ses oripeaux, la caresse d'un maître, un voyage à Bagdad...


Le premier album solo de Séverin comporte douze chansons de pop française absolument charmantes et parfaitement indémodables.


VISE LE CIEL. Ne serait-ce que pour cette entame, dont seul Cabrel a les clefs : «L'hiver approche, le portail grince / La rouille le ronge, la pluie le rince...» (On ne va nulle part). Le reste est à l'avenant.


L'EXISTOIRE. Est-il utile de rappeler que Richard Desjardins n'est rien de moins que le plus magnétique des auteurs-compositeurs-interprètes en activité?


Avec L'AMOUR, L'ARGENT, LE VENT, Barbara Carlotti a réussi l'album qu'on n'aura jamais honte d'offrir à des amis non francophones. La production française à son sommet.


2 de Benjamin Paulin. «T'as des faux cils, t'as des faux seins, t'as des faux ongles / Malgré ça, il faudrait que je te croie / Tu dis que tes sentiments sont vrais...» (Les fleurs en plastique sont éternelles). Si les programmateurs-radios n'étaient pas à pendre, ils auraient fait de ce refrain l'un des cartons de l'année. Sans parler des autres tubes en puissance qu'étaient Je vais m'envoler, Paris m'appelle ou Variations de noirs. Des nuls.


LA PLACE DU FANTÔME. Le disque après lequel Zazie court depuis des années... Grande Sophie.


LISA LEBLANC. Quand en 2050 l'on s'interrogera sur un siècle de chanson québécoise (le premier disque de Félix Leclerc est sorti fin 1950), on pourrait bien placer Lisa Leblanc, née en 1990, entre Diane Dufresne et Robert Charlebois au pic de leurs formes. «Aujourd'hui, ma vie c'est d'la marde...» balance-t-elle avec une énergie contagieuse. Premier hymne d'une star en devenir?


LESCOP. Le mec à cause duquel Étienne Daho, qui n'a pas fait grand chose depuis CORPS ET ARMES en 2000, serait bien inspiré de les rendre.


Tout est bon dans LE DERNIER PRÉSENT - si l'on écarte l'inutile morceau qui tend le micro à Renan Luce. Une question cependant pour Alexis HK:
- Charité populaire invite, au nom de la tolérance, à fréquenter les «beaux quartiers» pour honorer les femmes de droite. Deuxième chanson de votre répertoire, après Coming out, à mettre ce mot sale en lumière. Entre un «anarchiste de gauche» type Ferré et un «anarchiste de droite» genre Brassens, de quel côté votre cœur centriste penche-t-il? Hein?


VERS LES LUEURS. La voix, Dominique l'a. Le style, idem. Quant à l'intelligence du grand chauve, elle nous élève. Éblouissant.


MESSINA de Damien Saez enfin. Triple album quatre étoiles, dont la dernière chanson, Châtillon-sur-Seine, mériterait à elle seule 15€.

Baptiste Vignol

Le risque Barbara


Sollicitée en vue d'un ouvrage qui paraîtra en janvier 2013 et pour lequel lui était demandée la liste de ses 10 chansons de chevet, Daphné avait dévoilé son Top (Quand on n'a que l'amour - Brel, Marilou sous la neige - Gainsbourg, La Ballade Irlandaise - Bourvil, Quand je serai KO - Souchon, La vie en rose - Piaf, Tu verras - Nougaro, Dis, quand reviendras-tu? - Barbara, Manchester et Liverpool - Laforêt, Mistral Gagnant - Renaud, et La chanson d'Hélène - Romy/Piccoli) avant de faire dire par un tiers qu'elle ne souhaitait finalement plus apparaître dans ce livre... La fatuité, qui s'accompagne toujours d'un peu de sottise, est source de déceptions. Si la présence de Daphné aurait été remarquée parmi Dominique A, Françoise Hardy, Michel Polnareff, Keren Ann, Renaud ou Anne Sylvestre, son absence, elle, passera complètement inaperçue. Prétentieuse. Une prétention à l'élégance et à la distinction. Au tout début du siècle, Daphné animait humblement dans le Poitou des séminaires en chantant en anglais. Son univers féerique la portait déjà, mais avec Vincent Baguian, puisqu'elle nous demanda conseil, nous lui avions suggéré de ne pas s'égarer dans les limbes de Kate Bush, et d'exprimer en français sa sensibilité... Deux ou trois ans plus tard, elle sortait un premier disque prometteur, L'ÉMERAUDE (2005). Hélas, sacrifiant à l'élitisme, CARMIN (2007) puis BLEU VENISE (2011), ses successeurs, furent des fours commerciaux. Probablement consciente du temps qui passe (Daphné est née en 1974) et souhaitant légitimement toucher du doigt le succès, la jeune femme reprend aujourd'hui, quinze ans après sa disparition, quelques grands titres du répertoire de Barbara. À l'origine, elle devait recréer sur scène un tour de chant donné en 1967 par la Longue Dame brune à Bobino, à l'instar de Jeanne Cherhal qui, en mars 2012, à l'occasion du quarantième anniversaire de sa sortie, joua dans l'ordre du disque les 12 morceaux du 33 tours AMOUREUSE de Véronique Sanson. Pourquoi briser le charme de cette idée première? Daphné a finalement décidé d'enregistrer un CD casse-gueule, platement intitulé TREIZE CHANSONS DE BARBARA. Connerie. Ce qui peut plaire au spectateur et même l'émerveiller grâce à la magie du spectacle vivant entraine forcément la comparaison dès lors qu'on en grave le son. Et là, l'ennui. Qu'on écoute seulement sa version de Dis, quand reviendras-tu... Au final, démoli par la critique, cette compilation s'avère un échec supplémentaire: 5.500 exemplaires vendus en six semaines d'exploitation. Le dernier naufrage?
Dans un dossier récent sur Barbara, Valérie Lehoux (Télérama) notait qu'il arrive à Jean-Louis Aubert et Vincent Delerm de chanter Dis, quand reviendras-tu?. Elle oubliait de préciser que la plus troublante des reprises demeure celle de Nilda Fernandez avec lequel d'ailleurs Barbara entretenait une correspondance et qu'elle appelait «mon cep». Cette peine empreinte de lassitude qu'il insuffle dans le vers «Je n'ai pas la vertu des chevaliers anciens». Le sens de l'interprétation, quoi.

Baptiste Vignol

Les pschitt du buzz


Rarement disque de pop française n'avait été à ce point guetté prétendirent certains journalistes dont Valérie Lehoux (Télérama) pour évoquer VENGEANCE de Benjamin Biolay. Faux. MISTER MYSTÈRE en 2009 de -M- qui succédait à QUI DE NOUS DEUX? (2003), MUSIC HOLE (2008) de Camille qui suivait LE FIL (2005), DES VISAGES DES FIGURES (2001) de Noir Désir qui venait après 666.667 CLUB (1996), COMME ON A DIT (2000), le deuxième album de Louise Attaque, AU RAS DES PÂQUERETTES (1999) d'Alain Souchon qui parut six ans après C'EST DÉJÀ ÇA, CARCASSONNE (1994) de Stephan Eicher, prolongement d'ENGELBERG (1991), PARIS AILLEURS (1991) d'Étienne Daho dans la foulée de POUR NOS VIES MARTIENNES (1988), MARC ET ROBERT (1988) des Rita Mitsouko comme un ricochet de THE NO COMPRENDO (1986), UN AUTRE MONDE (1984) de Téléphone après DURE LIMITE (1982)... ont chacun suscité l'emballement des médias.
Après l'indéniable carton de LA SUPERBE (2009), qui comportait trois morceaux irréels, la chanson-titre, Brandt Rhapsodie et Ton héritage, il était un fait que le nouveau Benjamin Biolay porterait mille espérances. VENGEANCE hélas ne fait ni chaud ni froid, ne comptant aucune chanson majuscule. S'écoulant à seulement 15.000 unités la semaine de sa sortie, arrivant loin, très loin derrière SANS ATTENDRE de Céline Dion (90.000 exemplaires), le CD se retrouvait en dixième position du Top huit jours plus tard avec 6.000 ventes, s'écroulant à la vingt-sixième place en troisième semaine (3.500 ex.). La douche. À se demander s'il n'était pas davantage attendu par la critique musicale que par le public qui n'en a pas fait grand cas. N'est-il pas d'ailleurs curieux de constater que la notoriété de Benjamin Biolay ne repose sur aucun tube populaire? Une vedette sans succès. Sur dix passants à qui l'on demanderait de fredonner l'une de ses chansons, combien s'en montreraient capables? Un? Deux?


Même surcote pour SUPER-WELTER dont on a pu entendre qu'il était digne des meilleurs Bashung et Christophe. Un disque «magique», c'est un album qu'on écoute cinq cent fois sans que rien ne contrarie le plaisir de l'entendre encore et encore. LES PARADIS PERDUS (1973) ou LES MOTS BLEUS (1974) côté Christophe, CHATTERTON (1994) ou FANTAISIE MILITAIRE (1998) chez Bashung, font partie de cette catégorie. SUPER-WELTER, lui, lasse après trois passages, Raphaël n'ayant ni le style des paroliers Jarre et Fauque, ni la majesté mélodique pas plus que le phrasé magnétique des seigneurs Bashung et Bevilacqua.


Rayon entertainer enfin, inutile d'accabler Mathieu Chedid sur lequel chacun s'acharne désormais, et pas seulement pour la pochette d'ÎL - la plus belle laide de l'histoire du disque? Disons simplement que comparé au nouveau single de Robbie Williams, Candy, dont le clip a été vu 20 millions de fois sur le Net en deux mois, Mojo, lui aussi filmé dans la rue, montre combien le minet parisien, 41 ans, s'agite dans l'ombre de l'inimitable superstar.


Finalement, les deux disques indispensables de cette fin d'année ne sont pas encore disponibles en France mais viennent de recevoir un Félix au Québec, car c'est là-bas, à Montréal, que s'enregistre aujourd'hui le meilleur de la production francophone. Le Félix de l'album 2012 est revenu à L'EXISTOIRE de l'immense Richard Desjardins qui n'a jamais déçu; Lisa Leblanc, épatante et tempétueuse auteur-compositrice-interprète de 22 ans qui s'inscrit avec panache dans le paysage de Diane Dufresne et de Robert Charlebois, recevant pour son premier essai le Félix de la Révélation. Carrément mérité.

Baptiste Vignol


Amont, l'éternel survivant


Un arlequin quatre étoiles de la chanson d'après-guerre, fantaisiste et populaire. Voilà Marcel Amont. Équilibriste des variétés, compagnon de route et de scène d'Annie Cordy, Philippe Clay, les Frères Jacques, Zizi Jeanmaire ou Dario Moreno. Autant d'interprètes qui n'ont jamais failli mais dont une salonnarde quelque peu faisandée s'obstine à moquer le talent, de son haleine qui corrompt les ondes avant même de souffler sur l'auditeur d'Inter les miasmes délétères d'alcôves où elle eût été bien aise de pouvoir se vautrer.
Aujourd'hui Marcel Amont publie ses souvenirs, qu'il a gardés intacts. Outre le parcours singulier d'un éternel jeune homme né en 1929 que rien ne prédestinait à lier amitié avec ces débutants qu'étaient alors Charles Aznavour, Georges Brassens, Claude Nougaro (ils lui donnèrent respectivement Le chapeau de Mireille, Le Mexicain, Le tango des jumeaux...), sans parler d'Édith Piaf qui, enchantée, n'hésita point à le mettre sur l'affiche de son Olympia 56, ni de Maurice Chevalier, d'Henri Salvador ou de Boris Vian à compter au nombre de ses familiers, le lecteur assiste au fil des pages d'«Il a neigé», comme surfant sur une avalanche, au comeback pathétique de Marguerite Boulc'h, dite Fréhel, méconnaissable et droguée, chantant La Java bleue, saisit la mode des Zazous, rigole en coulisse avec Jacques Brel chez Patachou, zieute Brigitte Bardot se baigner nue dans la Dordogne, avant d'être enseveli par la vague des yé-yé qui mit bien des figures du Music Hall au rancart. «"Trenet est un vieux con, Piaf chante faux, Luis Mariano est une tarlouze maniérée. Et Tino Rossi, c'est quoi? Une marque d'apéritif?» J'ai entendu tout ça. Table rase! Place aux jeunes! Montand a pris le maquis, brillamment réfugié au cinéma. Seul Brassens avait trouvé grâce, parce que Daniel Filipacchi avait dit et répété à Salut les Copains que c'était son chanteur préféré.» La traversée du silence radiophonique s'arrêterait en 1971 grâce au 45 tours L'Amour ça fait passer le temps qui remet Marcel en selle, jusqu'à ce que la victoire des socialistes le placardise, Guy Lux et les Carpentier lui présentant l'addition de son soutien à Tonton. En 1981, avant la présidentielle, Marcel Amont avait enregistré une chanson qui s'intitulait: Ça va changer (Une rose rouge à ton poing)... L'épine.
Dà, un bouquin qui se dévore!


Il y a quelques années, avant de devenir un faiseur de tubes, Vincent Baguian, touché par l'énergie du personnage, comme le furent avant lui Alain Souchon, Maxime Le Forestier, Julien Clerc ou André Popp, lui a offert une chanson qui lui va comme un gant : «J'arriverai pas la mort dans l'âme / En tirant une tête d'enterrement / Surtout qu'au ciel il reste encore quelques femmes / Que j'n'ai pas eues sur Terre faute de temps...» (Ça va swinguer au paradis). Marcel, enregistre-la! Elle aurait mit en joie Brassens et Vian, tes poteaux. Ils ne sont plus tellement nombreux ici-bas ceux qui gagnèrent leur respect. Amont, le toujours fringant survivant.

Baptiste Vignol

Puisqu'il nous est cher


Avoir vingt ans et voir Stephan Eicher enflammer le Bataclan en 1990. Souvenir indélébile. L'Helvète venait de sortir en quatre ans SILENCE (1987), MY PLACE (1989) et ENGELBERG (1991), interprétés en anglais, en suisse-allemand et en français - une trilogie de première classe. Alors qu'à partir du mois d'août 1990, le monde tremblait devant les probables conséquences de l'invasion du Koweit par les troupes de Saddam Hussein, Stephan Eicher, originaire des Alpes bernoises, balançait avec hauteur et bon sens: "Est-ce que tout va si mal, est-ce que rien ne va bien? / L'homme est un animal me dit-elle" (Déjeuner en paix)... Aux paroles Philippe Djian. L'énergie du chanteur était foudroyante à la guitare, sa complicité avec le public fusionnelle, qui reprenait en liesse Two people in a room, Combien de temps, Sois patiente avec moi, Pas d'ami comme toi... Des chansons derrière lesquelles Da Silva pourrait courir des années encore. Quelques mois plus tard, en évitant Drucker et Jean-Pierre Foucault, l'élégance suisse, Stephan Eicher était devenu une star remplissant les Zénith et vendant ses disques au million. Pour donner une idée, en novembre 93, la sortie de CARCASSONNE était au moins aussi attendue que VENGEANCE de Biolay. Le phénomène Eicher s'est depuis dissipé... Mais L'ENVOLÉE, douzième volume de sa discographie, vient de paraître, et c'est probablement avec une fidélité teintée de nostalgie que 7.105 fans l'ont aussitôt acheté (un joli score aujourd'hui), plaçant le disque en sixième position du Top.
Un album sans sommet(s) - hélas dépourvu de titres anglais - plombé d'entrée par son single, Le sourire, dont le formatage trahit une probable consigne édictée par le label du chanteur. Après trente secondes, le morceau se noie dans une mayonnaise écœurante, un mid tempo binaire claudiquant sur caisse claire. En consultant les crédits du CD, tout s'éclaire: derrière l'arrangement de l'inusable et sempiternelle Édith Fambuena, officient des instrumentistes qui semblent être devenus incontournables, Marcello Giulani à la basse, François Poggio à la guitare... Excellents musiciens, dont le jeu a fini par lisser la variété. Même son, même doigté, même couleur musicale donnent à force un air d'ascenseur. Ou comment faire d'un artiste à l'inspiration jadis échevelée un chanteur bien coiffé? Il faudrait rappeler aux gens de chez Barclay que Stephan Eicher n'est pas Renan Luce.

Baptiste Vignol

«Raté» dit l'âne

«Là où il chante, je ne suis jamais loin» raconte Francis Cabrel à propos de Bob Dylan. Quelle dévotion! C'est donc avec curiosité qu'on attendait d'écouter VISE LE CIEL, le disque de chansons de Dylan traduites en français par Cabrel. Dézingué par Christophe Conte des Inrockuptibles avant même sa sortie, sur le principe qu'on ne saurait adapter le poète (comme si l'on parlait tous anglais!), il fallait le découvrir sans a priori, d'autant qu'il ne serait pas impensable d'admettre ici: «Cher Christophe Conte, tu avais vu juste


VISE LE CIEL démarre le pied dans le phare avec Comme une femme. Le morceau original, Just like a woman, figure sur BLONDE ON BLONDE paru en 1965. Dylan l'aurait écrit en songeant au mannequin Edie Sedgwick (Étienne Daho lui dédia La ballade d'Edie S. en 1985) et son obsession maladive d'être un symbole de la contre-culture. Enceinte (de Dylan?), la Factory Girl - elle fut la première muse d'Andy Warhol- avait dû avorter à cause de sa dépendance à l'héroïne. Elle s'éteindra à l'âge de 28 ans... À noter également dans le calque cabrélien, l'utilisation correcte et bienvenue de l'adverbe juste (dont la signification est de donner une idée d'exactitude) aujourd'hui employé à l'emporte pièce. «C'est juste une bonne chanson» s'exclamerait de façon superfétatoire Alessandra Sublet. Juste étant de trop.
2.Quinn L'Esquimau (Quinn The Eskimo - SELF PORTRAIT - 1970). L'option choisie par Cabrel est la traduction fidèle, bien. Comment donc transcrire autrement ce titre, qui par ailleurs se patine quand on sait que cette chanson s'inspirait du rôle interprété par Anthony Quinn dans Les dents du diable (1959) de Nicholas Ray? Un western exotique sur les Esquimaux. Sinon, l'accordéon d'Alexandre Léauthaud fait merveille. Le bel Alex qui, repéré par Didier Ouvrard, programmateur à La Chance aux Chansons, commença sa carrière chez Pascal Sevran à la fin du siècle dernier.
3.D'en haut de la tour du guet (All along the Watchtower - JOHN WESLEY HARDING - 1968). Reprise par Jimi Hendrix puis par Neil Young, cette chanson a priori intraduisible - selon Dylan, son sens se niche quelque part dans sa chute... - conserve chez Cabrel son atmosphère fin du monde. «Tout est confusion et délire / On ne voit nulle part de sauveur». Encore d'actualité en 2012.
4.Je te veux (I want you - BLONDE ON BLONDE - 1965) D'abord adaptée avec quelque distance par Jean Schmitt en 1969 pour Marie Laforêt dont on disait à l'époque qu'elle avait le «plus beau regard de la chanson française». Toujours pas vu mieux...


Sa version s'intitulait D'être à vous. Le bon titre. Et Marie donnait tout sur le mot «tellement»: «J'ai envie d'être à vous / Tellement / D'être à vous ». Fiévreux. Marie Laforêt, la première à tenter d'imposer en France la world music, reprenant Atahualpa Yupanqui, puis travaillant avec ces inconnus qu'étaient alors Jorge Milchberg, Bernard Wystraete et Egbergo Gismonti. Stoppée net par CBS en 1971 qui la limogea. La politique des labels, déjà. La version de Cabrel colle aux métaphores de Dylan: «Moi, j'attends qu'on vienne m'empêcher / De boire à ma tasse ébréchée / Qui n'éclaire que la moitié / De mon âme...». Avec l'accent du Gers. Comment le lui reprocher?
5.On ne va nulle part (You ain't Goin' Nowhere - GREATEST HITS - 1971). L'entame d'abord, hors saison. «L'hiver approche, le portail grince / La rouille le ronge, la pluie le rince...» Chanson surréaliste au sein de laquelle l'oncle Bob convoquait la mémoire de Gengis Khan, invitant par ailleurs l'auditeur à «s'envoler sur son grand fauteuil». C'est un autre mérite de Cabrel que d'ouvrir à son public de nouveaux horizons, aussi steppiques soient-ils, à perte de vue.
6.Un simple coup du sort (Simple Twist of Fate - BLOOD ON THE TRACKS - 1974). Créée par Joan Baez, l'homme fort d'Astaffort réussit l'exploit d'en faire, grâce à son art de l'adaptation, une chanson toute cabrélienne, l'une des plus touchantes de son répertoire. «Ils étaient assis dans le parc / À regarder glisser les barques / Jusqu'à ce que soudain, ils remarquent / Le soir tombant au-dessus-d'eux...» Une question subsiste: comment l'anglophile dylanomaniaque Christopher Conte aurait-il traduit, puisqu'il est également écrivain, l'intro de cette chanson à un enfant s'il le lui avait demandé?
7.La Dignité (Dignity - 1989). À ceux qui l'ont perdue... Au détour d'un couplet, ce quatrain : «J'ai vu ce gars, je ne sais plus sur quelle chaîne / La dignité, depuis longtemps avait quitté la scène / Il tentait de rire, mais les rires étaient faux / Le monde applaudissait quand même ». Spéciale dédicace à Cauet? Et puis, et puis, et puis le piano de Bikialo qui galope sans s'essouffler. Chauffe Gérard!
8.Il faudra que tu serves quelqu'un (Gotta serve somebody - SLOW TRAIN COMING - 1979). C'est avec ce morceau que Dylan gagna son premier Grammy Award pour la meilleure performance vocale rock masculine en 1980. Aux chœurs, Olgica Susac, Ana Leonora et Himiko Paganotti. La blonde, la rousse et la brune. Francis sait s'entourer de jolis prénoms...
9.Tout se finit là, Bébé Bleu (It's all over now, Baby Blue - BRINGIN' IT ALL BACK HOME - 1965). L'une des chansons préférées des fans de la première heure. La démarche de Francis étant de rester coûte que coûte dans la roue de Bobby, comment lui interdire ce «Bébé bleu» qui dénote en français? Pourtant, Jean Schmitt, qui s'y connait, lui aurait probablement suggéré de garder l'accroche originale, Baby blue. What else? La voix de Francis. Impeccable.
10.L'histoire d'Hollis Brown (Ballad of Hollis Brown - THE TIMES THEY ARE A CHANGING - 1964). Tirée d'une histoire vraie, cette chanson folk rappelle forcément Ode to Billie Joe (1967) de Bobbie Gentry que Jean-Michel Rivat et Frank Thomas avaient divinement adaptée pour Joe Dassin (Marie-Jeanne). Cabrel vaut ses aînés.


11.Comme Blind Willie Mc Tell (Blind Willie Mc Tell - 1982) enfin. Hommage au blues man américain Willie Samuel Mc Tear (1898-1959), dit Blind Willie Mc Tell, dont des centaines de milliers de Français vont apprendre l'existence et peut-être découvrir la musique grâce à Francis Cabrel.
Alors? VISE LE CIEL est un recueil attachant qui éclaire d'une humble lumière les paroles broussailleuses de Dylan, et que l'on peut donc acheter les yeux fermés, façon d'éviter sa pochette hasardeuse. Ce que se sont empressés de faire 33.000 Français, VISE LE CIEL trônant huit jours après sa sortie en tête du Top des ventes, loin devant les nouveaux disques de Florent Pagny (16.000 cd), Muse (12.000) et Raphaël (10.000). De quoi fâcher les Inrocks?

Baptiste Vignol

Lescop sort du bois


Des mois que La Forêt poussait sur le Net. Le parcours idéal d'un mini-tube underground. Lescop, cet inconnu, fait aujourd'hui la couverture des Inrocks, après avoir eu l'honneur d'une pleine page dans Technikart et - consécration ?- chanté dans le «Live» du Grand Journal de papy Denisot. Démarrage en fanfare. Systématiquement comparé aux vénérables Darc et Daho, Mathieu Lescop soufflerait une brise marine - et rochellaise - sur la pop éduquée magnéto-synthétique que ses aînés infusèrent dans les charts français il y a une éternité.
Son premier album LESCOP n'était pas encore dans les bacs que l'on savait déjà tout de l'univers ténébreux du jeune homme, Melville (Le Samouraï) et Schoendoerffer (La 317è section) pour le cinéma, la coldwave de Manchester ou Drieu La Rochelle, probablement pour sa plume kaléidoscopique. Tout? Sauf un détail, qui saute aux yeux: sa chanson phare, l'insondable La Forêt, rappelle un film contemporain de la Nouvelle Vague génialement photographié par Pierre Lhomme avec à l'affiche Romy Schneider, parfaite, et Jean-Louis Trintignant, sidérant dans le rôle d'un exalté de l'OAS... «Le combat dans l'île» (1961) d'Alain Cavalier. La référence cinéphile du morceau à l'insoutenable scène finale où Jean-Louis Trintignant, dont la fauve interprétation semble imprégner Lescop, et Henri Serre se chassent à main armée est tellement lumineuse que si le chanteur la niait, on ne saurait le croire. Des chefs-d'œuvre du septième art naissent parfois de fulgurantes chansons. Au bazooka.

Baptiste Vignol


Un poète est parti

(Francesca Solleville et Claude Vinci, photo Daniel Pantchenko)

En feuilletant le blog de Daniel Pantchenko (Chansons que tout cela), on apprend que Claude Vinci est mort le 7 mars 2012. Stupeur, j'ai laissé mourir un camarade sans en rien savoir et je n'avais rien lu sous les plumes pourtant averties des chasseurs de nouvelles que sont Benjamin Locoge (Paris-Match), le prince de l'interview, ou Emmanuel «Moi je» Marolle (Le Parisien). Cruelle désinvolture! En préface à la cantate DE DÉSESPOIRS EN ESPÉRANCE (1978), Louis Aragon écrivait des textes de Vinci qu'ils étaient «forts, sensibles, flairant parfois l'exquise saveur du quotidien pour s'en échapper aussitôt afin de s'envoler vers les hauteurs de l'universel. Une démarche éluardienne, brechtienne. "De l'horizon d'un homme à l'horizon de tous".» Pour parler de ces chansons, Aragon employait également le mot «diamants»...


En 2003, Universal avait sorti un double CD, l'aurait-on oublié? CLAUDE VINCI, QUARANTE ANS DE CHANSONS, sur lequel brillaient Liberté, la toute première qu'il enregistra, mise en musique du poème d'Éluard qui lui avait valu les compliments d'Yves Montand, son idole de jeunesse, Les amours de l'été offerte par Anne Sylvestre, Près d'Amoucha accompagné par Stan Getz, d'autres de Pierre Louki, Jean Ferrat, Léo Ferré, et vingt-quatre des siennes, dont les musiques étaient pour la plupart composées par Jean-Claude Petit.  Vinci était un homme de parole(s), marqué au fer rouge. Il «chantait» la guerre d'Algérie, qu'il avait désertée. L'amour, sans manières. La lutte ouvrière et l'engagement politique, avec une foi inébranlable: «Plutôt que de contester / Je préfère revendiquer / Car la revendication / Comporte la contestation...» (Moi, je revendique).
Nous nous étions rencontrés chez Pascal Sevran qui était le seul, quoi qu'on en dise, à recevoir sur son plateau les Pierre Louki, Anne Sylvestre, Marc Ogeret, Jean Vasca, Henri Tachan, Jacques Bertin, Francesca Solleville, Allain Leprest, Michelle Bernard, Sarclo, Michel Buhler... Nous nous étions revus sur le salon La Chanson des livres. Nous bavardâmes au téléphone - ah! cette voix chaleureuse qui prenait son temps, imposait son tempo, et qu'on peut entendre, au bout du fil, sur le blog de Pantchenko. Quand on lui demandait quelles étaient ses chansons préférées, il citait Le temps des cerises forcément, Le chant des partisans bien sûr, par Montand son «parrain», Le déserteur, Anne Sylvestre, sa «frangine», Ma France de Ferrat, du Ferrat-Aragon, L'affiche rouge de Ferré dont il avait modifié un vers avec la permission d'Aragon... Oui, la mort de Claude Vinci aurait dû cogner à l'huis de bien des cœurs. «Un jour, assurait Aragon, quand nous aurons vaincu le brouillage [des ondes], les chansons de Vinci feront anthologie.» Qu'ajouter après le poète si ce n'est que Claude est mort à quatre-vingt ans? Comme chantait Jean Ferrat, «t'aurais pu vivre encore un peu» l'ami!

Baptiste Vignol

Je t'aimais, je t'aime et je t'aimerai


Cher Christophe Conte,
comme quelques milliers de lecteurs, si j'achète les Inrocks chaque mercredi, c'est aussi pour ton «billet dur», un modèle de microcritique qui vise toujours au millimètre sans pour autant être parfaitement méchante puisqu'écrite avec une familiarité qui est sans doute ta marque de fabrique. Bien sûr, il y avait eu ce dérapage du mois de mars 2012 où tu t'échinas à mordiller les mollets de Murat; mais tu n'es pas un chien de garde que je sache! Dieu merci, ou Diable, c'est selon, l'ensemble de ton œuvre rachetait ce faux pas. Cette semaine, en revanche, en voulant t'offrir le scalp de Cabrel, tu tombes dans la vulgarité. L'objet de ton courroux? VISE LE CIEL, le prochain disque de Francis, qui serait, annonces-tu, une compilation de reprises de Dylan. Et là, tu tends la corde de ton arc: «Tenter l'escalade d'un tel monument constitue au mieux la preuve d'une grande inconscience, au pire celle d'un narcissisme en béton armé.» Gros béta, va. En deux lignes seulement, tu nies le talent d'auteur de Cabrel, remarque, c'est ton droit, mais surtout, plus fâcheux, tu expédies cet art que peut être la traduction littéraire. Rappelle-toi Baudelaire au bon vieux temps et songe à Claro de nos jours... Tes raccourcis font peine à lire: respectable quand elle est réalisée par des anglo-saxons (à moins que My way, What now my love, If you go away, Beyond the sea ne soient que bouses à tes oreilles), l'adaptation textuelle d'une chanson serait forcément méprisable quand elle est signée par des Français. Cet exercice, tu sais, ne se résume pas qu'aux vieux succès des yé-yé francisés par les Chaussettes noires, Frank Alamo ou Richard Anthony. Frank Thomas et Jean-Michel Rivat, par exemple, ont de manière impeccable adapté Ode to Billie Joe (Marie-Jeanne) pour Joe Dassin, Graeme Allwright Suzanne de Cohen, Renaud (eh oui mon canard!) certaines chansons du répertoire irlandais, Jacques Duvall, pour clore ce chapelet, offrant en 1980 à Lio - qui était alors la plus sexy des chanteuses que la terre ait jamais portée - une reprise, Amoureux solitaires, bien supérieure à l'originale (Lonely Lovers d'Elli et Jacno). Immense chanson d'amour... En se glissant dans l'univers de Dylan, Cabrel, qui n'en est pas à son coup d'essai (écoute plutôt ce qu'il a fait de Rosie de Jackson Browne ou de Mama don't de JJ Cale), pourrait bien t'étonner, ce qui t'obligerait à te dédire, puisque tu es un garçon honnête, voire à tremper ta plume dans l'encre de tes yeux pour t'excuser. Enfin, ton allusion à Renaud ne te grandit pas davantage tant elle est dégueulasse, et ta pichenette à Duteil qui aurait «la guitare d'Hendrix qui le démange» complètement hors sujet car s'il est une qualité qu'on ne peut pas retirer au bon Yves - là, tu vas pouffer...-, c'est la finesse de son doigté sur les cordes d'une guitare. Si tu le croises un jour, demande-lui de te montrer; tu en resteras coi. Un billet dans le dur, donc, qu'il faudra te faire pardonner pour retrouver ta place dans le trafic. Je ne t'embrasse pas, c'est une question d'équilibre.

Baptiste Vignol

Un pan d'éternité


Combien d'enfants furent-ils conçus entre 1936 et 1945 sous les auspices de sa voix mélodieuse? Elle fut la première en France à créer avec classe des adaptations de succès américains, In the chapel in the moonlight (La chapelle au clair de lune, 1936) de Billy Hill, Begin the beguine (Divine Biguine en 1938) et Over the rainbow (L'arc-en-ciel en 1939) de Cole Porter, Heaven can wait (C'était trop beau, 1939) de Jimmy Van Heusen... Envoûtante et moderne, formidable Marjane. La première crooneuse.
«Je suis myope» répondit-elle au Comité d'Épuration qui lui reprochait en 1945 d'avoir chanté devant des officiers allemands à L'Écrin, le cabaret qu'elle dirigeait rue Joubert, à deux pas de l'Opéra de Paris. Léo Marjane était alors une immense vedette, consacrée par la chanson Je suis seule ce soir (1942) qui exalta le spleen de tant de femmes dont les hommes se morfondaient dans les camps d'outre-Rhin. Arrêtée, jugée, puis finalement acquittée... Mais la carrière brisée.
Le 26 août 2012, Marjane (elle déteste le prénom «Léo» qui lui fut imposé par un producteur et qu'elle supprima après guerre) a fêté son centième anniversaire. «Droite, une canne à la main, [...] d'une voix toujours jeune, elle vous invite à entrer, écrit Jean-Noël Mirande dans Le Point. La baronne [en 1948, Marjane épouse en secondes noces le baron Charles de Ladoucette] a cueilli quelques pivoines pour égayer la table où le café attend d'être servi. La mémoire est vive, bien qu'il faille remonter loin dans le temps.» Si Marjane se tient au courant des chanteuses 2012, elle n'aime que les voix et croit en Nolwenn Leroy. Elle évoque Errol Flynn, Frank Sinatra, Édith Piaf et Gingers Rogers qu'elle cotoya. Lorsqu'on lui parle de l'Occupation, elle répond sans ciller : «J'aimerais bien savoir qui n'a pas chanté? Et ceux qui prétendent ne pas l'avoir fait n'ont pas de mémoire. J'étais connue, célèbre. Je ne pouvais pas empêcher les Allemands d'entrer.» Un parcours foudroyé.
Obligée sous le feu des critiques d'abandonner la scène en 1949, Marjane s'enchante aujourd'hui de voir son œuvre rééditée. «Quand ce n'est plus l'heure, ce n'est plus l'heure, tempère-t-elle. Les cheveux blancs ne vont pas bien aux projecteurs. Le succès, ça ne dure que quelques minutes. Ce qui dure, c'est la carrière.» Les éditions Frémeaux et Associés ont sorti un double album compilant ses enregistrements de 1938 à 1944. Indispensable.

Baptiste Vignol
 

Feu Jean Théfaine


Nous nous écrivions pour évoquer Murat - source intarissable d'analyses, d'étonnements et de commentaires - en nous promettant de nous croiser tantôt... Mais la distance et le temps qui manque toujours... Jean Théfaine est mort donc... Les dingues de chanson n'attendront plus de nouvel article sur son blog... Je lui avais demandé quelles étaient ses dix chansons préférées. «Une vraie gageure, ces dix chansons, car j'en ai une centaine en tête. Et encore! Bon, allez, je plonge. Sans commentaires superflus.» Voilà quel était son top 10, le 28 mars 2011, passées 19 heures. Dix chansons qui lui ressemblaient. Ce jour-là, il n'avait pas dû écouter ni Murat ni Thiéfaine qu'il aimait passionnément. Mais n'en va-t-il pas ainsi des refrains, qui vont et reviennent?
Tchao Jean.

Le temps des cerises
Comme ils disent
Sarah
La mémoire et la mer
La non-demande en mariage
La Manic
La chanson des vieux amants
Je reviens chez nous
Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve
Trois petites notes de musique

Damien délébile?

Il vient de sortir un disque foudroyant, FLIRT. Un recueil de chansons foncièrement originales qui déstabilisent et peuvent susciter l'incompréhension tant elles lèvent le voile sur de nouveaux panoramas. Un disque hors norme violemment critiqué par certains journalistes qui - pour prendre la pose et paraître dans le coup ?- avaient porté aux nues le ronflant PHILIPPE KATERINE en 2010. Bizarre... «Un Chef-d'œuvre» disaient-ils, dont nul ne parle plus aujourd'hui. En revanche, il faut découvrir FLIRT car cet album sera cité comme une référence dans vingt ans. D'ici là, Damien répond à quelques questions naïves nées pendant l'écoute de ce disque miraculeux.


Sur la pochette de FLIRT, on vous voit faire un baisemain. S'agirait-il d'un disque mondain?
Damien - Pourquoi pas mais à la manière d'un dissident alors, car le baisemain mondain ne se pratique jamais en extérieur ni sur une jeune fille... Là, on bascule donc dans le domaine du flirt, sous l'égide d'une mise en scène religieuse. Règles et interdits, voilà un bon terreau pour la romance.
 
«C'était si fort / C't' aprèm' encor / Dis-moi, tu m'dragues ou quoi?» (Drague). Chanson d'ouverture et peinture parfaite de ce «tourbillon fragile» dont parlait un autre french lover, moustachu, Christophe, dans Le tourne-cœur. Christophe, ça vous les frise?
-Peinture... un terme seyant... en revanche je ne connais pas Le tourne-coeur de Christophe, je ne connais quasiment aucune de ses chansons à vrai dire, mais son style a un certain chien et ça, ça me moustache déjà.

Qui a réalisé le clip de Drague, avec cette vélocycliste aux fesses idéales? Tourné au mois d'août à l'aube pour les scènes extérieures dans Paris? Et pourquoi ce perroquet sur l'épaule?
-Je l'ai réalisé moi même, et tourné à l'aube en été oui... c'est la seule solution pour capter ces espaces vides, à moins de figer le temps ou de vivre dans le futur... dans une reproduction digitale de Paris par exemple. J'aime construire les plans comme on le faisait dans la peinture classique... L'imagerie est codée et offre une seconde lecture, chaque élément est à sa place et fait office de symbole.
Le perroquet sur mon épaule est un gris du Gabon, la race qui parle le mieux. La symbolique du perroquet est multiple : par exemple dans l'art chrétien occidental il fut souvent associé à la vierge Marie tandis qu'au Moyen Orient et en Inde, c'est le gardien de la vérité.


Dans Pourtant, deuxième chanson du disque, sur la montée du désir, vous évoquez ces «flux de salive», «ce sentiment bizarre» dont parlait également le chanteur de charme Jean-Louis Murat dans Sentiment nouveau. Jean-Louis Murat, ça vous... volcanise?
-Je ne connais pas la musique de Jean-Louis Murat et je comprend mal la définition de chanteur de charme ou de crooner. Si l'on peut les définir ainsi, j'aime Gainsbourg, Julien Clerc, John Lennon, Frank Sinatra... «Croon» signifie «murmurer», pourtant Sinatra gueule pas mal... alors? En tout cas, de façon générale, je pense qu'en chanson il faut séduire, on est pas là pour parler politique... Certes il faut quelques coups de fouet aussi pour amplifier la sensation de la caresse qui suit.

«C'est quand même plutôt rare d'aimer vraiment quelqu'un d'amour / On dit que c'est encore plus rare d'aimer cette personne toujours...» (Marie-Jeanne). Tel Homère dans «L'Iliade et l'odyssée», vous utilisez ici le vers à quatorze pieds qui donne, comme chacun sait, de l'ampleur au texte et de l'harmonie au chant. Homère, que Dante qualifiait de «Seigneur du chant». Homère, ça vous modèle?
-Homère a t-il vraiment existé?... Les paroles me viennent souvent en même temps que la musique... comme une envie de pisser et surtout lorsque je suis en mouvement, dans la rue par exemple. Parfois elles peuvent arriver avant la musique et vice et versa mais je n'ai pas de technique d'écriture fixe. Ce qui est certain c'est qu'il faut toujours chercher le feeling de l'instantanéité, même en différé, et cela ne doit pas non plus aller à l'encontre de la sophistication.

Impossible de ne pas songer à Marie-Jeanne de Joe Dassin, qui était, rappelons-le, un modèle d'adaptation signée Jean-Michel Rivat et Frank Thomas du standard de Bobbie Gentry Ode to Billie Joe. L'impressionnisme de la folk américaine des années 60, ça vous parle?
-J'écoute les grands classiques qui ont traversé le temps pour parvenir jusqu'à mes oreilles, mais surtout je préfère reprendre la route musicale là où se sont arrêtés mes proches aînés, à la façon d'un passage de relais. En tant qu'artiste je trouve cette démarche plus progressiste. Je suis né dans les années 80 et j'ai grandi avec des musiciens qui avaient déjà assimilé puis fait évoluer divers styles en les mélangeant à d'autres styles. Plutôt que de toujours retourner à la source et afin de poursuivre cette évolution, je suis assez adepte de l'idée de mélange de mélanges. Aussi je ne suis pas un fouilleur de raretés et je crois que pour être un musicien d'exception il faut - dans une certaine mesure - limiter sa culture musicale.


«J'ai récupéré ta salive au dos du timbre poste» (Timbre poste). Vous commencez ce bijou par «De ton pays / Tu m'as posté une lettre». Ok. Mais quel est donc ce pays où l'on peut encore acheter des timbres enduits de colle qu'il faut lécher avant de les coller sur une enveloppe? En France, les timbres sont maintenant autocollants... Et puis d'où vient cette fille qui prend la peine d'écrire encore à la plume à l'ère d'Internet?
-Je suis un metteur en scène alors la fille peut être d'un autre siècle, c'est une incarnation de l'éternel féminin. Aussi le romantisme de certains objets se perd mais la mode des timbres à lécher va revenir... Pour évoluer il faut être exhaustif puis, après une phase de recul, choisir la meilleure solution, qui ne s'avère donc pas forcément être la dernière en date; ce qui fait que nous vivons avec divers objets régressifs. La société comprendra que de produire un minimum d'efforts n'est finalement pas le top et que l'hygiène extrême est mauvaise pour la santé, et les timbres à lécher reviendront, mais les magnétoscopes VHS eux, non. Quoique.
Quant à internet, on en est encore aux balbutiements. C'est un outil formidable mais non optimisé, bordélique, chronophage et addictif. Le temps que tout ça se mette en place et pour leur bien être, de nombreuses personnes vont commencer à raccourcir leur temps de connection, désystématiser leur fréquentation des magasins virtuels et parfois écrire au stylo.

Alléchant d'imaginer sur Timbre poste un clip tout en langues féminines roses et appliquées, non?
-Eh oui, voilà pourquoi plusieurs couples se sont formés à la Poste.

«On s'est vus un jour puis on s'est embrassés toute la journée / J'veux l'faire encore!» (Renouveau). La violence de certaines critiques sur la naïveté crue de vos textes et l'apparente indolence de vos interprétations vous a-t-elle étonné? Au fond, les journalistes sont-ils les mieux placés pour juger du renouveau salutaire qu'insuffle parfois un chanteur dans la variété sclérosée?
-Les textes de FLIRT ne sont pas naïfs, ils sont purs, et mon interprétation n'est pas nonchalante mais très précise dans sa dissymétrie.  Me soumettre à la dictature de la voix 90 60 90 eût été de mauvais goût sur ce disque. Les rythmiques sont mécaniques et il fallait créer le contraste pour atteindre cette émotion particulière, ce charme erratique qui va avec le thème du disque.
Les journalistes qui critiquent sans comprendre sont des crétins, les mêmes qui disaient que Charlotte Gainsbourg chantait mal sur Lemon incest ou qu'Elli & jacno c'était de la merde (et que maintenant c'est cool).  Mais ça ne m'étonne pas du tout, le milieu de la critique musicale regorge d'amateurs incultes, de suiveurs peureux et de profiteurs flemmards. Les gens ayant un avis personnel, maîtrisant leur sujet, sont rares dans le métier. D'un autre côté, j'ai reçu pas mal d'éloges... Diviser l'opinion c'est toujours bon signe.
 

«Quand je t'ai connue / Tu portais un jean bleu ciel...» (Vraiment) Deuxième chef-d'œuvre du CD. Six minutes vingt-huit pour un slow irrésistible. Le tout évoquant subitement, sur le mot «lycéenne», la modernité d'un Yves Simon 73-77. Yves Simon, ça vous barbe?
-Merci... D'Yves Simon, je connais Diabolo menthe, j'aime beaucoup... On peut vraiment faire un lien avec Vraiment sauf que la mienne vise quelque chose d'encore plus universel et ultime quand on parle français. Ça ne veut pas dire que je préfère ma chanson hein... Je n'entend plus mes chansons.

Même chose pour le clip? Qui l'a réalisé? Tourné dans quelle(s) ville(s)?
-Moi-même encore, entre Paris, Abu Dhabi, Lisbonne, Pékin et Istanbul.

Un chanteur qui voyage laisse-t-il voyager son cœur?
-Le voyage oxygène l'esprit et permet de prendre du recul, deux qualités essentielles pour un artiste. Aussi le cœur se charge de cette matière nouvelle dont sont faits ces mondes parrallèles. Je suis très sensible aux lieux et aux climats ainsi qu'au mouvement, donc les voyages m'inspirent.


Pour écrire des chansons! Mais «cette chanson, à quoi elle sert?» demandez-vous dans Adolescente. Alors, pour fredonner du Charles Dumont, «une chanson, à quoi ça sert, une chanson?».
-Le format chanson me plait. Il est sans prétention et populaire, mais permet l'ambition artistique. C'est un art qui a encore une bonne marge d'évolution devant lui, surtout en France.

Le huitième morceau du disque, d'un calme olympien, s'intitule justement Olympien. Et vous plantez le décor: «Un après-midi je t'attendais à côté d'une fontaine sur un banc en face de l'église d'un village de trois cent habitants...» Chanson contemplative - où comment tout dire en une minute et dix secondes - dans laquelle on pourrait entrevoir le reflet du Nino Ferrer barbu période La Martinière.
-C'est une chanson définitive en effet... L'infiniment petit et l'infiniment grand se rejoignent pour ne plus faire qu'un. Cette facette vieux sage, je l'ai depuis que je suis né et je la garderai toute ma vie.


«Elle rêvait de princes charmants / Mais ils n'arrivent pas / Alors elle se lance...». Pas vu a l'efficacité des vieux tubes imberbes de Daho. Étienne Daho, ça vous rase?
-Week-end à Rome est un bon exemple de tube. Un tube, un vrai, ça parle au corps et à l'instinct, c'est une formule magique imparable, un style de musique noble et irrésistible quand il est maîtrisé. Ça n'est pas un single qui s'impose à force de bombardements radio. Ça n'est pas non plus le must : les grandes chansons ne sont pas forcément des hits. Il y a certaines règles à respecter pour faire un vrai tube, et pour le moment je ne les ai jamais toutes respectées... C'est un choix conscient, notamment dans Pas vu. Mais j'aborderai ce style tôt ou tard.

Sympathiques, malgré son titre contemporain, a tout des chansons du folklore qu'interprétait avec classe Jacques Douai. «Va, jeunette / Cloue le temps»... Une mélodie épatante!
-En art, il faut soit inventer soit créer des classiques. L'avant-garde ou le folklore. Et je suis pareillement heureux si je parviens à attraper l'un ou l'autre. Jacques Douai est un superbe interprète qui m'a fait découvrir des chansons qui continueront de traverser le temps tant elles sont pures... Je pense à L'amour de moy par exemple... C'est dans le respect de cette intemporalité que j'ai conçu Sympathiques.

Deux mots sur vos musiciens?
-Leur interprétation est hyper subtile, ils jouent même des notes que l'on ressent sans réellement les identifier : Gonzales au piano,  maître du pianissimo; Bj Cole à la pedal steel, qui a accompagné Elvis Costello, The stranglers... et qui est capable de jouer de la musique classique à la pedal steel sans sonner country ou hawaien; Joce Mienniel au sax, un jazzman surdoué qui a joué sur un très vieil instrument, et enfin Richard Croft à la trompette, un amateur anglais inconnu que je n'ai croisé que le temps de la prise sur la péniche où j'enregistrais mes voix.

Où voliez-vous sur la photo intérieure du livret, prise à quelques milliers de mètres d'altitude?
-Je ne sais plus... C'est un flirt avec le ciel.

Dernière question - la saisiront ceux qui possèdent votre disque: où se trouve le temple de l'amitié?
-À Paris, caché derrière la rue Jacob, dans le bois Visconti...

(Entretien: Baptiste Vignol)

Séverin. Digne de Renaud


Le talent de Séverin. On le devinait enclin aux airs d'Alain Souchon, de Serge Gainsbourg et d'Étienne Daho. Voilà que sur sa page facebook, il propose en téléchargement gratuit une épatante reprise de Mimi l'ennui, cette rengaine de Renaud parue en 1980 sur l'album MARCHE À L'OMBRE. La musique, les couplets esquissant en délicatesse le portrait d'une jeune femme perdue, les qualités mélodiques et littéraires de celui qui deviendrait l'un des dix chanteurs français les plus considérables de l'histoire, prennent avec Séverin une résonance fort 2012. Difficile de s'approprier un morceau de Renaud, lui qui les a marqués du timbre particulier, rauque et grinçant de sa voix. Avec une simplicité exemplaire, Séverin fait de ce titre apparemment secondaire dans l'œuvre du Chanteur énervant une pop song d'aujourd'hui, peinture d'une génération égarée dont il est tentant de penser que La revanche, où sur son disque sorti en mai 2012 Séverin se souvient d'une camarade de lycée devenue vedette de la chanson de digestion, serait l'écho. Rien n'est moins rassurant pour qui se veut artiste que de méconnaître son domaine. Séverin, lui, fait montre d'influences en béton.

Baptiste Vignol

Pourquoi Julio Iglesias?


El señor Iglesias vient de sortir NUMERO UNO, un album à ne pas écouter en compagnie d'une fille à qui l'on souhaiterait conter fleurette. Elle préférera se repasser Manuela, El amor ou Abrazame. Don Julio. L'homme qui affolait ses admiratrices en tenant simplement son micro. Une voix dite de velours, soixante-dix-huit disques interprétés en six langues différentes et vendus à trois-cents millions d'exemplaires. Des duos avec Frank Sinatra, Diana Ross, Paul Anka, Françoise Hardy, Stevie Wonder, Dolly Parton, Charles Aznavour, Nana Mouskouri...
Comme quelques-uns de ses confrères, dont Michel Drucker, le journaliste Benjamin Locoge, pour Paris Match (n°3297), a été reçu chez la star, en Andalousie. Pieds nus, éperdument bronzé, en chemise blanche et pantalon léger, le chanteur s'est paraît-il montré aussi simple qu'accueillant. L'occasion d'une conversation en toute liberté! À 68 ans, Julio Iglesias n'a plus rien à prouver. L'entretien s'avère hélas terrassant, truffé de platitudes mille fois resservies. «Quelle était votre ambition? [quand à l'âge de 19 ans, Julio Iglesias s'est retrouvé cloué sur un lit d'hôpital après un grave accident de voiture]?». Marcher, pardi. «Comment imaginez-vous votre avenir?», «Avez-vous peur de la mort?»... Il y aurait pourtant tellement de questions à poser au plus fameux des Espagnols! En voici quelques-unes, trouvées sans forcer, grâce auxquelles l'envoyé spécial de Paris Match aurait existé dix minutes dans les yeux de Julio.


-Pourquoi un homme vêtu de blanc parait-il plus jeune alors que cette couleur grossit?
-Pourquoi le vrai gaspacho ne s'apprécie-t-il qu'en Andalousie?
-Pourquoi la chirurgie esthétique? Pourquoi les jolies femmes continuent-elles de se faire refaire la bouche quand on voit le carnage?
-Pourquoi ne pas solliciter Carla Bruni et Benjamin Biolay pour vous écrire en français de nouvelles chansons d'amour?
-Pourquoi la corrida a-t-elle suscité tant de refrains hostiles alors que le gavage des oies n'en a inspiré aucun?
-Pourquoi trop de soleil nuit?
-Pourquoi le bronzage intégral?
-Pourquoi les vieux (et bons) chanteurs de charme se teignent-ils les cheveux façon Mouammar Kadhafi?
-Pourquoi les fils de gynécologues admirent-ils en général tant leurs pères?
-Pourquoi la lumière la plus belle du monde est celle du soir sur la femme qu'on aime?


-Pourquoi posséder un domaine de 200 hectares à Marbella avec vue sur le Maroc, une maison à Miami, une autre en République Dominicaine et n'être même pas fichu d'avoir un pied-à-terre parisien?
-Pourquoi les êtres les plus précieux - professeurs, infirmières, médecins, journalistes - sont-ils payés des clopinettes tandis que les gens sans importance - présentateurs télés, footballeurs, mannequins- ne se déplacent pas sans chauffeur?
-Pourquoi répondre encore aux questions de Michel Drucker?
-Pourquoi vos fans ont-ils du goût alors qu'ils regardent Masterchef ?
-Pourquoi les danseuses de flamenco ont-elles un sexe à la place de la bouche, du désir plein les yeux avec, entre les jambes, un igloo en Espagne?
-Pourquoi me recevez-vous?

Baptiste Vignol

Souverain Séverin

Un chanteur, c'est d'abord une voix. Celle de Séverin fait l'effet d'un ventilateur par temps de canicule. Elle aère. Ce sont ensuite des chansons. Les dix morceaux qui composent SÉVERIN sorti chez Cinq7 en mai 2012 en disent beaucoup sur leur interprète. Des chansons-miroir, à l'image de l'autoportrait qui fait la pochette du CD, délicates et nullement maniérées. Un disque pop qui se découvre comme on visiterait une maison cachée par de hauts peupliers tout au bout d'une allée. Tour du propriétaire.


1.Dans les graviers (3'48). Avec cette cantilène sur l'absence, écrite après la mort de son père, Séverin touche. Un canon de simplicité à placer, bien en évidence, entre Le plus fort c'est mon père (1993) de Lynda Lemay - eh oui! - et, moins connue, Mon papa (1990) de Sarclo. La plus émotionnelle des chansons entendues cette année. Ouverture idéale.
2.Sexplication (3'01). «Pourquoi tu veux plus faire l'amour avec moi? / Pourquoi ce soir tu veux pas comme avant?...» Chanson dansante et synthétique sur le couple et le cul passé le temps des «avant»... Mise en garde: si l'amour dure tout le temps, l'érotisme s'étiole dangereusement.
3.Dans La revanche (4'05), Séverin poursuit sa pop textuelle avec le souvenir d'une camarade de lycée, Élise, devenue chanteuse à tubes. Perdue dans son showbiz, mais chroniquée dans Elle, Élise ou la fausse vie. Un air dont le jeune homme tout en cheveux devra se rappeler quand viendra le succès, ce qui ne devrait pas tarder.
4.Identité (3'04). Quand il l'a écrite, Séverin devait se morfondre! «Je fais des puzzles de notre passé...». Avant d'exploser en solo, Séverin, au milieu des années 2000, chantait en anglais au sein du duo One-Two. Plus avant, il aurait étudié le cinéma. «Identité effacée / Il y a plus que ce miroir à embrasser» chante-t-il sur la piste 4... Dans «Plein Soleil» de René Clément, un classique, Delon embrassait aussi son reflet.


5.Un été andalou (3'09). Attention, bijou. Dans la lignée du Week-end à Rome de Daho. Tout serait dit si l'on n'ajoutait qu'en place de Vanda Ribeiro de Vasconcelos, dite Lio («mmm la note la note...»), c'est Kiwi Da Gama - le nom - qui donne ici la réplique.
6.Dommage collatéral (4'16). N'est-il pas touchant que cette chanson d'amour lui fut inspirée par le veuvage de sa grand-mère ? De quoi retirer son chapeau devant un auteur-compositeur aussi moderne que précieux. Parfois jamais la douleur ne s'écoule. «Ouh ouh / Ceux qui souffrent / Sont ceux qui restent...» répète-t-il en fin de morceau. Claude François le disait en 1973: «Le plus malheureux, c'est celui qui reste» (Celui qui reste). Tout a déjà été chanté, oui, mais Séverin vernit ses morceaux d'une ébouriffante justesse.


7.Première déclaration (3'14). Trente-trois ans après Ma gonzesse de Renaud («Ma gonzesse, celle que j'suis avec / Ma princesse, celle que j'suis son mec oh oh oh»), Séverin remet au goût du jour la pure et franche déclaration («Plus je m'imagine et plus / Je m'imagine plus sans toi») truffée de détails attachants («Aujourd'hui je connais par cœur / Ses gestes, ses manières, ses humeurs / Même les contours embarrassants / De son tatouage, ses seize ans». Aubade écrite en un heure paraît-il. Charmant.
8.Les sirènes (4'10). Voilà une peinture glaçante du monde de l'entreprise dans laquelle se reconnaîtraient, s'ils avaient encore simplement le temps d'écouter un peu de chanson française, les milliers de noyés qui chaque jour s'échouent station «Esplénade de La Défense».
9.En noir et blanc (2'59) sonne le grand retour des synthétiseurs dans la variété. En 1981, Lio et Jacques Duvall auraient probablement fait de cette chanson de rupture un hit européen, façon Amoureux solitaires. Qu'en sera-t-il avec Séverin? Sinon, serait-ce Kiwi Da Gama la choriste qui danse et porte des gants blancs dans le clip?


10.Le dernier tube (5'06). Partir avant d'avoir été pourrait être la morale de cet épilogue, conclusion d'un disque qui marquera la décennie. Un chanteur vient de naître.
Question collaborations, cet auteur-compositeur surdoué multi-instrumentiste et producteur, qu'on sait avoir tenu en lisière certains titres de Camélia Jordana, Liza Manili, Rose..., pourrait même, en empiétant sur son territoire, enquiquiner son altesse Benjamin Biolay. À suivre.

Baptiste Vignol

Les chansons de Thierry Stremler

Son quatrième album-studio, RIO, est sorti en novembre 2011. Des chansons d'amour douces amères, en alternance avec des morceaux pop et légers. Comme un rayon de soleil qui fuserait du ciel  couleur papier calque qui chapeaute Paris en hiver. Mais un bouquet passé inaperçu. Désespérant. Thierry Stremler répond ici à quelques questions naïves nées pendant l'écoute de ce disque. On y apprendra notamment qu'il aurait pu être le chanteur préféré de Jean-Claude Bourret...


«Écoute bien mon cœur qui bat / Il bat pour toi». C'est sur ces mots que s'ouvre RIO, votre nouvel album. Pourquoi l'avoir baptisé ainsi?
Thierry Stremler - Tout simplement parce que j'ai fait la plupart des chansons à Rio... J'avais loué une chambre dans un appartement pendant un mois, dans le but d'écrire un album, et c'est bien ce qui est arrivé...

Vous étiez dans quel quartier? À quelle période de l'année? 
- J'étais à Santa Tereza, sur une montagne, à la limite du quartier de Laranjeras, entre mi-novembre et mi-décembre. Rio a vraiment influencé tout ce que j'ai écrit là-bas. C'est une ambiance générale, une culture, une nonchalance, un rapport à la musique et à la danse très fort... J'écrivais et composais la journée, et le soir, je sortais, et la musique était tout le temps présente...  Finalement jour et nuit...   J'en parle dans Écoute bien mon cœur qui bat. Le site naturel est aussi très beau et invite à la poésie...

Pas trop ému par les beach-socceuses qui taquinent le ballon sur Ipanema? Il y avait de quoi écrire une chanson.
- Ah, je ne crois pas les avoir vues, flûte...


En revanche, vous en pincez pour les serveuses ! «J'aime les serveuses / Ce fantasme est en moi.» (Les serveuses) Deuxième chanson du disque. Une chanson gag, plus légère, façon Dutronc période Lanzmann. Davantage dans le style de ce que l'on trouvait sur TOUT EST RELATIF (2000), votre premier CD produit par Thierry Ardisson, non? Des nouvelles de Thierry? 
- Non, ce disque n'a pas été produit par Ardisson, que je n'ai jamais rencontré, mais par le label Solid dirigé par Étienne de Crecy. Oui, le style peut rappeler TOUT EST RELATIF, c'est vrai.

Ça alors. J'étais convaincu que vous aviez été produit par Ardissong. Avec qui puis-je confondre?...
- Ça me dit vaguement quelque chose...  Mais je ne sais pas de qui il pourrait s'agir.

Pour le refrain des Serveuses, avez-vous fait appel à Michel Polnareff?... Michel Polnareff dont on dit qu'il rechercherait des auteurs. Après Rio, voleriez-vous sur Los Angeles si l'Amiral vous y invitait? 
- Non, c'est moi qui chante ! (rires) Bien sûr, j'irais à L.A. si l'occasion se présentait... Je suis fan de Polnareff, même si je suis loin de connaître toute sa discographie...

Nous allons demander aux moussaillons de faire remonter l'info!... «"Tu n’avais que de l’amour à m’offrir" / C’était bien la phrase qu’il te fallait écrire / Pour que je te fasse cette chanson» (Tu n'avais que de l'amour à m'offrir) Troisième titre, mais déjà la deuxième chanson d'amour, triste et belle. Une chanson digne de Françoise Hardy. Françoise Hardy, pour qui vous avez composé. Pourquoi ne pas lui avoir offerte? 
- C'est une chanson qui me concerne trop personnellement, c'est une histoire vraie ! Bien qu'un peu romancée, quand même... Je viens d'ailleurs de composer trois nouvelles chansons pour Françoise Hardy qui sortiront en novembre...

Comment vous êtes-vous rencontrés, Françoise Hardy et vous? Est-elle difficile, pointilleuse plutôt, dans le choix de ses collaborations?
- Je suis ami avec son fils depuis longtemps, j'ai donc été amené à la rencontrer quelque fois dans les années 90. Mais la vraie rencontre a eu lieu après qu'elle ait réagi à des chansons que je lui avais envoyées au début de l'été 2003... Oui, elle est très difficile, les choses doivent obéir à une logique et des critères qui lui sont extrêmement personnels, donc parfois difficiles à comprendre pour les autres... C'est donc intéressant de trouver une zone où les subjectivités se rejoignent. Ça se fait naturellement avec moi, quand on travaille ensemble.


«Qui sont les porno stars ?/ Ce sont les nouvelles stars» (Porno star). Et hop, un peu de up tempo. Seul morceau daté du CD, puisque les nouvelles stars sont désormais les nageurs de compétition. Camille Lacourt, Fabien Gilot, Florent Manaudou, invités sur le plateau du Grand Journal (Canal +) pendant le festival de Cannes ! Comme eux, êtes-vous tatoués?
- Non ! Mais le X n'est pas mort...  Bien au contraire, il ne cesse de se banaliser et est de plus en plus à la portée de n'importe qui possédant un smart phone...

«Inconsolable, irréparable / J’ai la vue sur le pain de sucre» (La vue sur le pain de sucre) Bien trouvée l'image du barbe à papa («Les nuages se collent au pain de sucre, etc») La photo intérieure qui illustre votre CD a-t-elle été prise de l'appartement que vous occupiez à Rio?
- Oui, c'est exactement ça !

«Économie», une chanson où le mot économie est mis en perspective à une trentaine de reprises. Que pensez-vous de l'approche néo-keynésienne somme toute assez classique défendue par François Hollande?
- Joker, j'ai le droit ?


«Nous n’étions pour être honnête / Pas de la même planète / Mais que veut la femme ?» (Que veut la femme?) Une autre perle de lenteur. Tant de chansons parlent des rapports de Vénus et Mars depuis John Gray... Pourquoi ne pas proposer de livret à votre CD?
- Uniquement pour des raisons financières... Pas de maison de disque, donc très peu d'argent.

Mais des featuring et des participations haut-de-gamme : Cyril Atef, Jeanne Cherhal, Fixi, Seb Martel... Comment se fait-ce, d'après vous, au-delà de la crise du disque, qu'un artiste aussi estimé que vous par ses collègues n'ait pas de label? Vous êtes fâché avec tous les D.A. de la place ou quoi?
- Non, pas du tout. Simplement, on vit dans une époque «courtermiste» et quelqu'un qui, après avoir sorti trois ou quatre disques, n'est pas devenu une vedette, n'a déjà plus sa chance... Autrefois, il y a quinze, vingt, trente ans, les maisons de disque gardaient des gens qui ne marchaient pas pendant des années, leur faisaient faire jusqu'à cinq ou six disques avant de les virer. Aujourd'hui, c'est un ou deux et puis au revoir ! Comme toujours, les médias suivent la tendance...   Et c'est donc la surenchère à la nouveauté.


En parlant «collaborations», Mathieu Boogaerts, Albin de la Simone, -M- ont également travaillé avec vous. Vous êtes aussi l'un des rares chanteurs pour qui Jean-Louis Murat ait écrit une chanson, Le plus grand amour. C'était sur votre troisième disque, JE SUIS VOTRE HOMME en 2007. Comment cela s'était déroulé avec Murat?
- Je suis devenu fan de Murat à l'époque de l'album MUSTANGO. Plusieurs années après, alors que j'étais dans un train (pendant la tournée du spectacle «Fantômas revient»,) je l'ai rencontré au wagon bar. Nous avons un peu discuté, et quelques mois plus tard, je lui ai écrit pour lui demander un texte sur une musique restée jusque là sans paroles... Il a tout de suite accepté, tout s'est déroulé naturellement.

«L’été est bien avancé / Quand une lueur apparaît / Un espoir presque oublié / Soudain l’amour» (Et pourquoi pas?) Morceau lumineux, single en puissance, avec sa flûte traversière tendue comme le fil du téléphérique qui monte au Corcovado. Que sont les disques Daunay, votre label? Qui s'occupe de votre promo? C'est scandaleux que ce morceau n'ait pas cartonné! 
- Disques Daunay est une association, un tout petit label sans grands moyens... Concernant Et pourquoi pas ?, je n'ai malheureusement aucune explication, et j'ai bien peur de ne jamais en avoir !

Il existe un clip (à voir ici) réalisé par Ken Higelin, dont la morale pourrait être «Fais-la rire». Hervé Vilard chantait ça, et portait aussi des vestes blanches... Qui est la bombe sud-américaine qu'on voit dans cette vidéo?
- Zita Hanrot, une jeune actrice qui était serveuse quand je l'ai rencontrée !

Ah! Les serveuses... Dans le titre suivant, vous dites «Tu imagines même pas, j’ai raté le coche / Il est passé par là, mais j’ai raté le coche» (J'ai raté le coche) Auriez-vous donc le sentiment d'avoir raté le coche au milieu des années zéro? 
- Non, je parle d'une fille, d'un amour que je pense avoir raté parce que je ne me suis pas rendu à l'invitation qu'on m'avait faite...

En revanche, «Un jour à Saint-Brieuc / Dans une papeterie / [vous] accostez Lucie, / Une fille des plus jolies: / "Bonjour mademoiselle / Je joue ce soir à la Passerelle"» (La chanson de Lucie). Pour info, la Passerelle se trouve Place de la Résistance à Saint-Brieuc. Chanson autobiographique? Vous pouvez répondre: «Cela ne vous regarde pas!»
- Totalement autobiographique, tout est vrai.


Comme quoi les chansons miroir sont souvent les plus réussies. Lucie a bien de la chance d'avoir une chanson pareille... Et qu'en est-il, enfin, de ce morceau caché loin, très loin après La chanson de Lucie?
- J'ai eu une période où j'étais un peu obsédé par les OVNI, «la mythologie ufologique», etc... J'ai même fini par voir un truc très étrange dans le ciel, un jour... Cette chanson est l'histoire d'un homme qui a vu un ovni et rencontré des extraterrestres, mais qui décide de tout oublier pour ne pas devenir fou ! Et être pris pour un fou... Il essaie de se convaincre et de convaincre sa copine que c'est un délire, alors qu'il sait très bien que ce n'est pas le cas.

(entretien Baptiste Vignol)
(Photos Thierry Stremler de Thibault Montamat)