Isabelle, infiniment


DERNIER RENDEZ-VOUS À L’OLYMPIA, tel est le nom du nouveau disque d’Isabelle Aubret, enregistré boulevard des Capucines à l'automne 2016. Trente-deux chansons composent ce petit coffret de deux CD enrichi d'un DVD grâce auquel on peut admirer le sens de la scène et l'élégance de cette magnifique interprète engagée d’amours et de combats rouge coquelicot dont elle ne s’est jamais défaite. Vêtue de blanc, puis de noir, Isabelle, 78 ans sous le soleil, chante comme une jeune femme avec tant de finesse, de force et de nuance que c’en devient bouleversant. Que propose-t-elle ici, après cinq décennies de carrière? Une dizaine de standards signés Ferrat (Potemkine, Je ne chante pas pour passer le temps, Ma France, La Montagne, C’est beau la vie…), sept pépites de Claude Lemesle, dont la chanson d’ouverture, sur le trac de l’artiste (L’Olympia), et le morceau de fin (Dans les plis rouges du rideau), quatre chefs-d’œuvres de Brel (La Fanette, bien sûr, mais également Amsterdam, La Quête et Le Plat pays), trois bijoux de Chelon (citons La Belle endormie, poignante, sur les attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo) et cette merveille de Debronckart, Je suis comédien, que chantait si bien Cora Vaucaire. Bref, un répertoire en or marqué d’innombrables poinçons auquel Isabelle Aubret parvient encore à donner l’éclat du neuf. Une leçon qu’il faudrait montrer aux apprenties vedettes qui défilent en rang d’oignons devant des jurés en perdition simulant – mais c’est pour cela qu’on les paie – l’émerveillement...

Baptiste Vignol

TRAVAUX SUR LA N89


Beau ce titre qui rappelle L’ÉTAT DES ROUTES, superbe album de Jacques Bertin sorti en 2013. Tout comme Bertin, Jean-Louis Murat ne chante pas tellement pour caresser qui l'écoute dans le sens du poil. Aussi propose-t-il ici, comme cadeau de Noël, un disque drôle parfois (pas facile de l'être en chanson, et Murat y parvient à deux ou trois reprises), apaisé, mais plein d'aquaplanages, dont certaines pistes (Alco, Travaux sur la N89, Garçon, Chanson de Sade), par endroits, quand elles ressemblent à des chansons, évoquent, comme des poignées de blé qu’on sème, le Murat des moissons divines qu'étaient CHEYENNE AUTUMN, LE MANTEAU DE PLUIE ou MADEMOISELLE PERSONNE. Une échappée mystérieuse, donc, insolite, entre monts à pic et lacs tortueux, où la voix et les rires de Morgane Imbeaud rayonnent avec splendeur en perçant les brumes flottantes. La pochette en virage du 33 tours (quel régal ce retour de mode) étant la plus stylée du chanteur depuis MUSTANGO. «Le temps emporte nos souvenirs super sapés / Je vis toujours le martyr amour aux mélodies que tu aimais» sont les ultimes vers du recueil. C’est Murat, pince-sans-rire, qui nous parle. Et s’adresse à ceux qui l’aimaient tant.

Baptiste Vignol


Un roi est mort


Étrange, aux antipodes, que de tomber en direct, à minuit passé, en rentrant d’un barbecue sous le ciel étoilé d'Auckland, sur les obsèques de Johnny Hallyday… Colossales. Démesurées. Impossible alors de ne pas rester scotché sur l'écran de l'ordinateur. Même quand on fait partie de ceux qui n’ont jamais été complètement touchés, emballés, transportés par cette infatigable idole que ses admirateurs appelleront toujours le Taulier. Mais cette France qui chante, d’une voix juste, devant un cercueil blanc… Pourquoi nier l'authentique qualité de certaines chansons de son répertoire (allez, Retiens la nuit, Que je t’aime, J’ai oublié de vivre, Elle m’oublie, Le chanteur abandonné, L’Envie, Mirador parmi d'autres, portées par d'infaillibles mélodies…), le charisme du personnage, la beauté de sa voix, sa puissance et sa rage? Comment échapper au charme ravageur de son sourire? À la pureté presqu’enfantine de son regard? Pourtant, aussi bizarre que cela puisse paraitre, cet alliage de biker divin ne garantissait pas à coup sûr l’émotion. Celle-là qui fait souffler le vent sous la peau. Voilà pourquoi, sans doute, l’œuvre et la mort de Johnny Hallyday auront laissé quelques cœurs de pierre sur le bas-côté… Mais cette foule qui chante, et pleure, par un pâle samedi de décembre, du plus profond de son cœur. Ces funérailles hallucinantes. Ce pays qui s’arrête. Et la dignité bouleversante de Laura Smet et David Hallyday, debout, main dans la main, attendant leur père, devant l'église de la Madeleine, face à des millions de Français. Sang pour sang.

Baptiste Vignol


«Saisi» par Renaud


1976. Gérard Davoust dirige les éditions Chappell lorsqu’intrigué par une chanson de Renaud, il demande à le rencontrer. Il deviendra son éditeur et se souvient ici de l'artiste débutant. Un entretien recueilli en septembre 2017 dans le cadre de la réalisation d'un passionnant dossier de soixante pages consacré à Renaud dans le n°25 de la revue Schnock sorti le 6 décembre 2017.


J’ai découvert Renaud en entendant « Laisse béton », en 1976. J’ai été saisi ! L’amateur de chanson a adoré, et l’éditeur a voulu en savoir plus. J’ai vu que Renaud était chez Polydor et j’ai demandé un rendez-vous. Ça a donné un déjeuner. Qui a duré très longtemps car on trouvait des choses à se dire sûrement… Je le sentais fragile, déjà, anxieux aussi. Pas que timide. Comme il acceptait de me confier les éditions de ses œuvres futures, nous avons conclu un accord financier et nous sommes retourné à mon bureau. Mais le temps avait filé et je me suis rendu compte au moment d’appeler la comptabilité qu’il n’y avait plus personne ! C’était un vendredi. Je lui ai donc dit qu’on lui enverrait le chèque le lundi. Je l’ai vu décontenancé et j’ai compris que ça avait pour lui, sans doute, une importance symbolique. Ce que je comprends très, très bien. Je lui ai dit : « Écoute, c’est pas grave, je vais te faire un chèque personnel. » « Non, non, c’est pas la peine ! » « Si, si, prends-le. » (Rires) Et on a fait chemin commun pendant plusieurs années, jusqu’à Morgane de toi…


— Aviez-vous pressenti le phénomène qu’il deviendrait ?


J’étais fasciné par son écriture. Il me faisait penser aux émotions que j’avais eu à 18 ans quand j’écoutais Léo Ferré. Il y avait un peu de cette parenté, avec son côté provocateur, mais c’était aussi et surtout nouveau! La description de la société que faisait Renaud m’impressionnait véritablement, il décrivait si bien les différents personnages qui habitaient la banlieue, la petite médiocrité humaine… J’adorais son écriture! J’y croyais vraiment. Car il avait un talent hors norme. Il a fallu que j’attende vingt pour avoir la chance de rencontrer, en 1996, un autre phénomène en la personne de Lynda Lemay. Pour moi, Renaud ne pouvait pas ne pas réussir, je n’avais aucun doute. C’est lui qui en avait !


— Fallait-il, en tant qu’éditeur, que vous le poussiez à l’écriture ?


Non. Jamais. Mais il écrivait avec l’angoisse de toujours penser qu’il ne « trouverait » pas la prochaine fois. Je me souviens qu’à Bobino, je lui avais dit : «Tu te rends compte, on est à Bobino. Bientôt tu seras à l’Olympia !» Je revois Renaud me dire : «Ouais. Mais qu’est-ce que je vais écrire demain ?» Son angoisse était là. Alors qu’en réalité, on ne peut pas lui reprocher de ne pas avoir écrit.

 
 (Homme de l'ombre, Gérard Davoust se trouve ici derrière Charles Trenet et Renaud)

— L’accompagniez-vous en studio ?


Non. Avec des artistes comme Renaud, c’est inutile. Mais quand il avait fini d’enregistrer ses chansons, il venait au bureau et nous les écoutions ensemble en attendant mes commentaires, qui étaient toujours élogieux... C'était un bonheur! En revanche, il fallait l’accompagner dans ses tournées, ses déplacements. Il avait besoin de quelqu’un auprès de lui, qui le rassure. Je l’ai donc beaucoup accompagné, sur des galas. Sur scène, très vite, je l’ai trouvé formidable. En banlieue, au début, il chantait dans de petits lieux et les mômes de la première vague le surnommaient «Renaud 3», «Renaud 5» ! (Rires) À l’époque, il avait des musiciens un peu moyens, il n’avait pas la totale maitrise de la scène, mais il avait un sens inné, une capacité formidable à parler au public, à improviser, avec un naturel incroyable. Un débutant, d’habitude, ça chante difficilement et ça parle encore moins. Lui, il pouvait parler aux gens en le faisant avec une justesse folle. Ça lui était naturel. Il était sur scène comme dans la vie alors que c’est quelqu’un d’extrêmement inquiet, d’anxieux, je le répète. Ses chansons étaient formidables et quand il parlait entre les chansons, ça l’était tout autant. C’était un vrai comédien. D’ailleurs, j’ouvre une parenthèse, au cinéma, dans « Germinal », il était très bon. Mais pour revenir à son sens de la scène, je n’y étais pour rien. Nous ne sommes que des accompagnateurs, des rampes sur lesquelles les artistes de cette valeur peuvent parfois s’accrocher en sortant de scène, quand ils croient qu’ils n’ont pas été bons alors qu’ils l’étaient. Ça arrive souvent. (Rires)


— Après Bobino, viendra donc l’Olympia.


Avec toute la fierté d’y être. Parce que quand même, avec le recul, on oublie ces choses-là, mais ça n’allait pas de soi au début ! Pas du tout même ! Les radios étaient hésitantes et les télés n’en voulaient pas. Pour sa maison de disque, Renaud n’était qu’un débutant parmi d’autres. Je me souviens de la réaction d’un patron de chaine avec qui j’avais, du moins le pensais-je, sympathisé, lorsque j’étais allé le trouver pour lui faire écouter Le retour de Gérard Lambert : «Si c’est ça la nouvelle chanson française, je comprends que les jeunes n’écoutent que de l’anglais. Moi vivant, il ne passera jamais sur ma chaine.» Il a été viré peu de temps après, sans que je n’y sois pour rien ! (Rires) Mais il avait fallu que je me batte pour obtenir sa première grosse télé en soirée, chez Guy Lux. Renaud lui en a été toujours reconnaissant. Je me souviens, alors que Guy Lux avait quitté la télé, poussé dehors, et que le métier lui avait organisé une réception, où tout le monde était là, il me semble que Renaud était venu avec Coluche, je me souviens l’avoir entendu dire à quelqu’un d’un peu fielleux qui s’étonnait de le voir là : «C’est le premier qui a bien voulu me prendre !» Il faut se souvenir que Renaud, au début, était un œuf tellement nouveau qu’il choquait, tout autant que Brassens avait pu choquer à son époque, avant de devenir un monument national. Et Renaud lui aussi est devenu un monument national.


— Vous parlait-il de Brassens ?


Il l’aimait beaucoup. Et je dirais qu’il aimait « surtout » Brassens ! Ça l’amusait de savoir que je côtoyais Georges… D’ailleurs, j’avais offert à Georges les disques de Renaud, qu’il connaissait avant que je lui en parle.

(Renaud assis derrière Brassens sur un plateau de télévision en 1978)

— Quel était l’entourage de Renaud à l’époque ?


Il y avait sa femme, bien sûr, ses frères, un peu, mais surtout ses copains du Splendid, la bande à Coluche. Il était très copain avec Martin Lamotte. On le voyait souvent. C’était plutôt sain, son entourage.


— Pour quelles raisons vous êtes-vous séparés ?


Compte tenu du talent de Renaud, je lui avais laissé la possibilité, à sa volonté, au moment où il le voudrait, de devenir co-éditeur. Ça s’est passé rapidement. Vous savez, un éditeur a une chanson, paroles et musique ; il faut ensuite, le plus souvent, qu’il trouve un interprète. Mais si l’auteur, ou le compositeur, ou l’auteur-compositeur est interprète, il a déjà fait 50% du travail de l’éditeur. Donc c’est normal qu’on partage. J’ai toujours vu les choses comme ça. Nous avons donc travaillé ensemble longtemps et un jour Bertrand de Labbey, qui était devenu son agent, m’a dit : «N’y voyez pas de… mais maintenant c’est moi qui...» Etc. Et nous nous sommes perdus de vue. Sans fâcherie aucune. Nous avions fini par avoir des rapports... «proches», je dirais. Quand il a eu Lola, sa femme avait la même voiture que mon épouse. J’avais eu un fils avant que Renaud et Dominique n’aient une fille. Un samedi matin, j’avais enlevé le siège dont mon fils n’avait plus besoin dans la voiture de ma femme pour le monter dans celle de l’épouse de Renaud ! (Rires) Ça me revient, là.


— David Séchan, qui s’occupera quelques années plus tard des éditions de son frère jumeau, m’a dit : «Renaud a beaucoup de respect pour Gérard Davoust qui a été un très bon éditeur, scrupuleusement honnête.»


Oui, parce que (rires)… Ce partage dont je vous parlais à l’instant, je l’avais proposé verbalement à Renaud. Je fonctionne à la parole, et à l’habitude. Un jour, je vais le rejoindre en tournée, et je vois qu’il me fait la gueule. Je lui dit : «Qu’est-ce qu’il y a ?» Il me dit en bougonnant : «De Labbey m’a dit que c’était pas écrit dans le contrat…» Je lui réponds : «Je ne t’ai jamais dit que je l’écrivais ! Mais quand je dis quelque chose, je m’y tiens. Le jour où tu souhaiteras monter une société et qu’on te rétrocède la moitié de tes œuvres, ça se passera, et je n’ai pas besoin de l’avoir écrit ni qu’on t’en dise quoi que ce soit. Si c’est aujourd’hui, c’est aujourd’hui.» (Rires) Ça l’avait stupéfié ! Et en effet, le moment venu, ça s’est passé comme je le lui avais dit.


— David Séchan ajoutant : «Par ailleurs, Gérard a été un peu mon mentor quand j’ai démarré dans l’édition et j’entretiens avec lui des rapports très amicaux.» Voilà. Je fais passer me message.


C’est gentil comme tout de la part de David. Ensuite, avec Renaud, si nos chemins se sont séparés, ils se rejoignaient parfois, tard dans la nuit, à la Closerie des Lilas puisque Renaud avait noué une amitié avec quelqu’un que j’aimais infiniment, Étienne Roda-Gil – nous avons fait parmi tant d’autres chansons « Le Lac majeur » avec Mort Shuman…


— Si l’éditeur que vous êtes devait résumer Renaud en quelques mots.


C’est d’abord un Auteur, et c’est l’exact interprète de ce qu’il écrit. Cela forme l’harmonie et la magie indissociables qui fait que le succès est inévitable. J’ai toujours regretté qu’il n’aime pas son œuvre autant que je l’aime… En terme de qualité, j’espère bien qu’il est convaincu de l’immense auteur qu’il est, l’égal des grands qu’il a admiré, et dont il est devenu le pair. Mais en terme de pérennité, de constance, je pense qu’il avait un certain manque de confiance dans sa capacité. Renaud a toujours été un homme, quelque part, torturé.

(Entretien Baptiste Vignol)
 

Sardou, tel quel


« Pour moi elle a toujours vingt ans / Le corps bronzé et les seins blancs… » Sardou fait du Sardou. De sa voix grave, assurée. Que lui demander d’autre? C’est carré, solide. Et ça se niche dans l'oreille. Du travail de pro. Chose étonnante: l’interprète-phare chante ici des chansons dont il n’a presque rien écrit. Mais il faut lire les crédits du livret pour s’en apercevoir. Car les paroliers retenus pour ce disque lui ont taillés des textes sur-mesure que Pierre Billon, qui réalise l’album, a su mettre en musique, comme il le faisait dans les années 70, avant qu’il ne se consacre à Johnny Hallyday dont il deviendrait le directeur artistique. Sinon, cinq chansons du CD sont signées Claude Lemesle, qui rencontra Sardou en 1973, un soir, dans un club de la rue Vavin, à Paris, alors que Billon partageait la table du chanteur. C’est donc un disque de retrouvailles. De 1974 à 1977, Lemesle et Sardou conçurent J’ai deux mille ans, Je veux l’épouser pour un soir (n°1 du hit-parade en juin 1974), Une fille aux yeux clairs (n°1 en décembre 1974), Un roi barbare (en 1976) et On a déjà donné. À la question: « Pourquoi n’avoir écrit que cinq chansons pour Michel Sardou? », Lemesle répondait en 2016 : « On a été proches pendant deux ans, et puis on s’est perdus de vue, je ne sais pas trop pourquoi. Je pense que je ne lui apportais pas suffisamment. Il attendait sûrement mieux de moi. » Quatre décennies ou presque après leur séparation, l’auteur se rattrape avec cinq titres supplémentaires. Dont ce clin d'œil à Yesterday, le standard des Beatles, Pour moi elle a toujours vingt ans, le corps bronzé et les seins blancs… Ou l’étouffante Colline de la soif, peinture apocalyptique sur le réchauffement climatique (« Ils avancent écrasés d’azur / L’air est plus épais qu’un mur… »). En plus d’une chanson inattendue consacrée au pape François (San Lorenzo, de Gérard Duguet-Grasser – qui d’autre que Sardou pour évoquer les amours de jeunesse du très saint Père?) ou d'un plaidoyer pour l’euthanasie (Qui m’aime me tue, de Fred Blondin), Sardou, en se glissant dans la peau d’un acteur de troisième zone, d’une vague doublure-lumière, rend un hommage au 7ème Art (Le Figurant, de Benoit Carré) conçu comme un générique de stars (Bébel, Gabin, Bourvil, Montand, Serrault, Lindon…) au fil duquel le nom d'Alain Delon, pourtant proche de Sardou (ils furent ensemble hommes de cheval), brille par son absence. Bizarre. Un peu comme si l’on enregistrait, sur le même angle, en parlant d’un choriste, une ode aux as de la variété française sans mentionner l’indémodable chanteur des Lacs du Connemara, des Bals populaires, de Je vais t’aimer, du France, de La Maladie d’amour, d’Être une femme et d’En chantant. Le genre d'étourderie grossière à laquelle, c’est certain, Claude Lemesle aurait échappé.

Baptiste Vignol

Ce top qui en dit long

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Passé de mode, jamais Daho n’aura donc réussi ces quinze dernières années à coups de productions pompeuses et de chansons en toc à reconquérir la jeunesse. Malgré une campagne asphyxiante («le pape de la pop», «le prince», «le patron», tu parles...), BLITZ ne se sera écoulé qu’à 13 000 exemplaires la semaine de sa sortie. Bye bye Étienne. Tombé dans le rance. À noter aussi l’entrée en dixième place du top des ventes du chanteur de charme Frank Michael, sans aucune promo, devant Charlotte Gainsbourg (14ème), comme toujours encensée, et le duo Brigitte (16ème), dont les Parisiens chics font des merveilles. Cette différence entre les goûts du grand public et la leçon qu’infligent trois ou quatre pontifes grisonnants...

Baptiste Vignol

Ça, c'est «Arba»


C’est un voyage d’une heure et quinze minutes qui file à la vitesse d’une très bonne chanson de Barbara – c’est dire, une performance inouïe d’audace et de dextérité, un hommage inattendu, oblique, qui déshabille la longue dame brune par son versant musical, c’est un spectacle d’une simplicité admirable, évidente, qu’éclairent des projections justes et discrètes, une joute instrumentale entre deux êtres-piano, amoureuse, tendue, ludique et légère aussi, majestueuse comme une plume de condor, c’est une création pure, aérienne, sans ego trip ni revendication, c’est une pièce puzzle, un numéro d’une folle imagination, un duel au soleil noir des obsessions barbaréennes, c’est la rencontre complice et flamboyante de deux artistes authentiques, Jeanne Cherhal et Bachar Mar-Khalifé, dont l’unique préoccupation fut de servir une œuvre magnifique en s'en montrant digne. Mission accomplie. (Dernières représentations à la Philharmonie de Paris, les 24 et 25 novembre 2017.)

Baptiste Vignol

Daho démate


Comment avoir pu écrire (co-signer en réalité) de merveilleuses chansonnettes comme Tombé pour la France, Duel au soleil, Week-end à Rome, Épaule Tattoo, Des Heures hindoues, Paris le Flore, L’Enfer enfin, Ouverture, La Baie... et proposer après trente-cinq ans de carrière un disque aussi vain que BLITZ, informe, pénible et plein de fatigues (ne nous attardons pas sur la pochette porno-crade, risible et glauque)? Ici, l’idole des sexas semble se débattre dans l’ombre inerte d'un ex-dandy sentimental dont la voix suave savait, jadis, sourires en coin, à coups de refrains lumineux, charmer la France des discothèques. Mais la sève, en s’écoulant, emporte souvent avec elle le feu des enfants terribles. Textes vides et plats, musiques absentes, ou étouffées, voix molle… Faut-il avoir du ventre et les dents qui se déchaussent pour trouver cette chose-là sexy? Chronique d’un bide annoncé. 

Baptiste Vignol


Hexagone


Déjà le cinquième numéro d’Hexagone et ce trimestriel s’impose comme une revue aussi indispensable qu’elle est élégante et précieuse. Son rédacteur en chef, David Desreumeaux, accomplit un travail ahurissant d’analyse, d’entretiens, de critique, hors frontières et convenances, qu’une maquette soignée rend tout de go séduisant. Hexagone donc, comme le titre d’un brulot fameux, pour donner un portrait fidèle de ce qu’est la chanson française à l’heure où certains trouvent encore très chic de la réduire à Julien Doré, Étienne Daho ou Bertrand Cantat. Les amoureux de la chose chantée possèdent enfin une revue de fond tenue par des gens passionnés qui connaissent leur sujet jusqu’au cœur des couplets. Se souvenir de Véronique Pestel et rappeler qu’elle est de celles qui trouvent en francophonie depuis vingt-cinq ans un public fidèle et attentif à la richesse d’une tradition qui n’a de leçon à recevoir de personne. Tel est le champ d’Hexagone qui consacre à la chanteuse rousse jadis honorée par un Grand Prix de l'Académie Charles Cros un passionnant entretien illustré par de fort jolies photos. Mais l’on trouvera également au fil de ces 170 pages des articles consacrés à Carmen Maria Vega, BabX, Francesca Solleville, Askehoug, Jacques Canetti, Amélie-les-Crayons, Gérald Genty, Jacques Bertin… Un certain écho de la chanson qui ne mise pas tout sur la qualité de son brushing et cet air forcément maussade qui la pousse dans les télé-crochets à grimacer des refrains comme si elle avait la colique.

Baptiste Vignol


Le fleuve Solaar


Une heure avec Solaar (et deux minutes en rab). Après dix ans de silence. Claude MC collectionne les standards depuis ses premiers raps, en 1990 : Bouge de là, La Concubine de l’hémoglobine, Qui sème le vent récolte le tempo, Caroline, Nouveau western, Victime de la mode, Les temps changent, Solaar pleure… Assez pour nourrir sa légende. Avec ce huitième album, le poète qui ne s'émousse pas vient d'ajouter un carré d'as au fil d’une œuvre mastodontesque: Les Mirabelles, où Solaar anthropomorphise un village de la Marne en 1914; J.A.Z.Z., avec la chanteuse Maureen Angot dont la voix colle, oui, comme un « gum-chewi »; l’irradiant Aiwa, tube de « crème Solaar » aux courbes élyséennes (d’où l’emploi de l’adjectif « anacréontique » - une première dans la chanson française ?- pour suggérer le spectacle érotique qu’offrent les beach volleyeuses sur le sable blond de Rio); et Géopoétique, divagation royale rappellant ô combien Solaar demeure le king de la rime et de l’image inattendue (« On dit qu’en Colombie / Les hiboux deviennent chouettes dès lors qu’ils croisent une colombe bi »). Les ânes trouveront à redire.

Baptiste Vignol 


Julien Clerc Etc.


Le vingt-quatrième album de Julien Clerc s’intitule À NOS AMOURS, d’après un texte de Vincent Ravalec, l’un des plus fades du recueil, dont le titre rappelle forcément celui d'un disque de Kent sorti chez Barclay en 1990 qui contenait J’aime un pays, son premier succès populaire dans lequel il fustigeait, l’air de rien, la figure de Le Pen. Bizarre d’ailleurs que jamais, sauf erreur, Julien Clerc n’ait fait appel à l’ancien chanteur de Starshooter pour quelques paroles ciselées. Passons. À NOS AMOURS donc, joli CD plein de fougue, rondement enregistré, où domine Ma Colère, sur des mots de Maxime Le Forestier. Du grand Clerc, de toujours, après cinquante de carrière: « Roulée en boule, ma colère […] / Comme une chienne couchée par terre / Dormait / Un coup d’épingle dans l’orgueil / Un mot qu’il ne fallait pas dire / Ont suffi à lui faire ouvrir / Un œil. » Et l’on se plonge alors dans nos années lycée en songeant à ce qu’écrivait Chateaubriand dans le Tome 1 de ses «Mémoires»: « Je n’ai jamais vu un pareil regard; quand la colère y montait, la prunelle étincelante semblait se détacher et venir vous frapper comme une balle. » Pour l’anecdote, cette chanson règle un différent professionnel qui finit par empoisonner les relations qu’entretenaient Julien Clerc et Maxime Le Forestier avec leur ancien impresario, Bertrand de Labbey, qui s’occupait du premier depuis ses débuts en 1968 lorsque le futur créateur de l'agence VMA travaillait auprès de Gilbert Bécaud pour lequel il gérait les éditions Rideau rouge. D’où, probablement, le dernier mot du morceau: « Rideau! » La chanson La Plata composée sur un poème de Henry Jean-Marie Levet est une autre réussite, sur un dandy globe-trotter. Comme est attachante Jusqu’à la fin du monde parolée par Didier Barbelivien, qui aurait à coup sûr fait tilt, jadis. Opportune romance troussée par d'inlassables songwriters. Avec Carla Bruni, en revanche, Julien Clerc tourne en rond. C’est propre, lisse, prévisible, comme un top model. Quant à La mère évanouie de Vianney, elle ressemble à une vieille chanson secondaire de Gérard Berliner – paix à son âme.

Baptiste Vignol

Comme un gros plouf


Dommage d’être un compositeur aussi doué doté d’une belle voix claire et sûre et débiter des fadaises qui vous font passer au final pour un Michel Berger de poche. Entre rimes et jeux de mots poussifs («On a tous au fond du mental / Toutes ces choses fondamentales»...), thèmes éculés, textes inaboutis, fautes de goût et production pompière, les treize chansons vieillottes de LIBERTÉ CHÉRIE font ploum plouf tralala. Pourtant, quand on a la popularité du bassiste gaucher, trouver des paroliers qui visent juste ne devrait poser aucune difficulté ! Rappelons simplement que l'immense mérite de Julien Clerc fut de savoir s'entourer d'auteurs d'exception (Roda-Gil, Vallet, Dabadie, Le Forestier, Plamondon, McNeil, Hardy) dignes de son talent. Voilà qui ne semble pas être une préoccupation pour Calogero.

Baptiste Vignol

Petite Angèle


Se souvenir de Marka, chanteur belge qui connut en France un début de notoriété à la fin des années 90 grâce à deux albums (MERCI D'AVANCE, L'IDIOMATIC) tellement plus fins et mieux écrits que ce que proposait alors un autre débutant, Bénabar, lequel, bizarrement, malgré ses chansons muettes, sourdes, engourdies, sans verbe ni rien fut à l’époque sacré roi de la «nouvelle chanson française ». Hum. S’en souvenir aussi… Marka, donc, n'a pas fait que de chouettes chansons, il a aussi, avec la comédienne Laurence Bibot, des enfants pleins d'adresse. Si leur fils, Roméo Elvis, rappe – et c’est d'enfer, parait-il –, la cadette, Angèle, 21 ans (pour qui Marka avait écrit Angèle sur L'IDIOMATIC), surgit comme une bombe avec un tout premier single, La loi de Murphy, d’après la théorie de l’ingénieur américain selon lequel, en somme, le pire est toujours certain. On ne pourra qu’être charmé par le visage blond de la Bruxelloise (ces lèvres roses dans lesquelles tout tendron voudra bientôt mordre...) que sa voix de velours épais distingue illico. Quant au morceau, entre hip-hop et chanson bilingue, il décrit par le menu le type même d'une bonne «journée de merde», quand tout foire et va de travers. À chaque saison ses nouveautés. Si Fishback et Juliette Armanet, les dernières arrivées dans notre variété (mot subitement redevenu à la mode), sont hyper référencées (Sanson, Berger, les eighties), ce que semble vouloir proposer Angèle est tout neuf sous nos cieux. Cool, populaire et moderne, La loi de Murphy se clôt aussi sur une accablante réalité qui mine chaque jour des millions de citoyens « légers d’argent » comme le chantait Brassens, lorsque l’écran du distributeur te crache à la gueule: « Solde insuffisant ». Ce clin-d'œil fraternel pourrait bien lui ouvrir toutes les portes. De la chanson intelligente qui jamais ne se la pète.

Baptiste Vignol

Ignomineux



Regarde le sang couler sur la couve des Inrocks. Magazine de merde.

Baptiste Vignol


Bien avant l'heure des adieux


Sorti en février 2017, ce disque, d’une lucidité blanche, n’a pas suscité, malgré sa durable profondeur, l'attention qu'il méritait. Que faut-il donc pour qu’un album vif et généreux recueille le succès? Peut-être que son interprète soit (encore) assez à la mode pour obtenir une invitation chez Ruquier. Sur le plateau duquel défilent aussi des chanteurs de charme déclinants, qui attendent sagement, et en silence, devant une femme en pleurs rouée de reproches assassins, leur tour de servir, et en serrant les fesses, une soupe tiédasse aux téléspectateurs. « Faire un disque, c’est chercher une fraternité entre les gens » déclarait Raphaël dans L’Express le 27 septembre 2017. Et le vendre, c’est ne penser qu’à sa gueule, mec. Mais ce constat consternant n'est que le reflet d’une société définitivement individualiste. Ce que Kent dépeint parfaitement, et à pleine gorge, dans Si c’était à refaireL’amour est mort à la télévision / […] Alors on lui préfère les injures, les parjures, / Les blessures, les ruptures, / Les souillures et les caricatures…»). Si la chanson Éparpillé est un bel autoportrait («Des bouts de moi sont égarés / Dans des coins de vie détachés»), Un revenant, admirable description d’un homme ayant survécu à la barbarie, subjugue par sa finesse («La vie qui penche / Et tombe sur le trottoir / L’étonnement dans un dernier regard…»). Quant à La grande illusion, qui donne son titre au CD, elle frappe par son réalisme qui verse à cru sa morne clarté («Et puis nous irons chez toi faire l’amour / Au pied du lit dans le miroir / La cruauté de la lumière du jour / Nous jouera un porno blafard»)… Bref, dix chansons qui sonnent, délivrées d’une voix sans faille, que la réalisation de David Sztanke, alias Tahiti Boy, rend souvent épatantes.

Baptiste Vignol


L'art du retour de service


Hier 28 septembre, l’on proposait en exclu sur Inter la nouvelle chanson, le nouveau morceau, la nouvelle œuvre d’un poète inusable: MC Solaar. Quel bol d’air. Et quel ravissement. La rime est de retour, parfaite, carrée, pointue, pleine d’humour, de fiel et de sagacité. Après le très prometteur Sonotone, dont le clip chauffe sur la Toile, Géopoétique rend baba. Et démontre à quel point il y avait, il y a et sans doute y aura-t-il pour des siècles encore Solaar et les autres. Parmi les grands come-back, le natif de Dakar, avec son huitième album, dont la sortie est programmée début novembre, semble s’inscrire, après une décennie d’absence, dans une lignée miraculeuse, celle des cracks, des pur-sangs, des as de l’esquive et du crochet foudroyant. Car la légèreté de Solaar possède l’irrésistible impact qu’affichait encore, en 1986, Ray Sugar Leonard après quelques années de retraite, quand ses «semblables», anciens ou récents, avancent le pas lourd, et l'air renfrogné, tel Marvin Hagler. Toute la différence.

Baptiste Vignol

Une nostalgie plaquée or


Gros papier cette semaine dans Match (n°3565) consacré à la tournée triomphale de l'orchestre Les Insus qui vient de se conclure au Stade de France. Son auteur, Benjamin Locoge, juge la chose d’un œil lucide, titrant son enquête: « Un retour payant ». Le show business étant l'industrie du mensonge, Locoge dépeint froidement le jackpot orchestré par trois ex-Téléphone (Aubert, Bertignac et Kolinka) et leur manager de l'époque (Ravard), qui ont exclu de leur retour, avec l’élégance dont sont parfois capables les hommes, Corine Marienneau, quatrième pilier du plus grand groupe de rock français. Pour expliquer son absence, Bertignac, pas honteux pour un sou, a mainte fois raconté qu’il n’a pas croisée la bassiste «depuis trente ans», oubliant, ce doit être l’âge, avoir réalisé et composé l’essentiel de son album solo, CORINE, en 2002… Locoge revient aussi sur les manières de Ravard, les déplacements en jet privé, les loges à part et surprotégées dans les festivals, les fureurs d’Aubert, les caprices de stars et l’amitié qui n’est plus: « les guerres d’antan sont sur le point de resurgir… », « en privé, Bertignac confie volontiers être toujours surpris par le côté petit chef d’Aubert »… Amassant au minimum 300 000 euros par concert (il y en a eu 81 entre avril 2016 et septembre 2017), les trois musiciens et leur manager auraient, selon un proche, « désormais de quoi faire vivre plusieurs générations. Pour Richard Kolinka et pour François Ravard, c’est inespéré. » Le disque live de leur tournée vient tout juste de sortir. S’écoulant à seulement 25.000 exemplaires la première semaine, il s’est fait écrabouiller par le retour d’Indochine dont le treizième album studio, commercialisé en même temps que celui de leurs anciens concurrents, s’est vendu à 75.000 unités. Téléphone est mort pour toujours, assassiné de l’intérieur.

Baptiste Vignol

Idolâtrie

Ceci n'est pas une pipe!


Pour les Inrocks, chaque nouvel album de sa majesté est «une pierre majeure dans l'histoire de la chanson d'ici». C'est drôle. D'autant plus que CC, l'idolâtre aux salamalecs, sort en novembre chez Flammarion sa deuxième biographie de l'idole. Une mécanique bien huilée. Et ça fait des grands flchss, comme chantait Brel dans Ces gens-là.

Baptiste Vignol


Souchon les aura tués


30 août 2017. Dix ans que ce blog palpite, jour pour jour. La parution récente d’un hors-série des Inrockuptibles consacré aux « 100 meilleurs albums français » fournit l'opportunité de marquer cet anniversaire. Car la musique made in France (chanson, rap, rock, électro, pop et tout ça) vue par les Inrocks, ça doit pouvoir susciter quelques lignes tant le magazine cultive pour la variété française un mépris tenace qu’il tempère à coups de postures démagogiques et d'élans fleurant bon le snobisme absolu d’un certain « épicentre parisien » dont parlait Étienne Roda-Gil. La rédaction des Inrocks vient donc ainsi de consacrer comme disque roi de son « top ultime » MELODY NELSON du dieu Gainsbourg. Ce 33 tours, parce qu’il fut révolutionnaire, en silence – son succès viendra beaucoup plus tard, fait en effet partie des disques qu’on peut sans rougir hisser au sommet des productions du pays. Son dauphin étant HOMEWORK de Daft Punk. On comprend dès lors que le cadre en question dépasse la chanson. Alain Bashung, avec FANTAISIE MILITAIRE, complétant le podium, suivi par MOON SAFARI du groupe Air. Admettons. Mais c’est à partir de la cinquième place que tout part en saucisses avec l’hermétique SEPPUKU de Taxi Girl. On pressent alors à quel point cette anthologie va refléter l’époque dans un mélange de bon goût évident (MELODY NELSON et FANTAISIE MILITAIRE sont des disques merveilleux), d'habileté et d’absurde propagande, les rédacteurs de l’ancien mensuel dans le vent plaçant ici leurs chouchous historiques. Vient ensuite THE NO COMPRENDO (6ème) des Rita Mitsouko, duo fort respectable dont l’influence est, pardon, déjà oubliée par rapport à celles, autrement plus riches et vastes, de Brel, d’Aznavour (dont aucun disque ne figure ici!), de Polnareff ou de Françoise Hardy, par exemple. Une question s'impose: où se trouvent donc Trenet, et Souchon, et Ferré, alors qu’arrive déjà le septième rang qu'occupe Étienne Daho avec le sublime POP SATORI (vignette signée par l’archi-fan Christophe Conte en qui l’ex-Rennais a trouvé le plus soumis des disciples)? Pas en huitième position en tout cas puisque c’est le groupe de Bertrand « boum boum » Cantat qui s’y trouve avec TOSTAKIun album au tempérament volcanique » signale Stéphane Deschamps). 

Christophe Conte dont la silhouette est comme chacun sait très «satori pop» critique aussi les chanteurs sur l'âge et leur physique.

Surgit après, 9ème, PARIS SOUS LES BOMBES du Suprême NTM, le chanteur Katerine refermant le top 10 avec ROBOTS APRÈS TOUT. Et puis déboule un 33 tours sorti parait-il en 1982, TOO MUCH CLASS POUR THE NEIGHBOURHOOD, par un « groupe de Rouen » explique Serge Kaganski: Dogs. Quand le microcosme se paluche... Qui pourra croire une seconde que l’œuvre de ces glorieux Normands dépasse celles de Georges Moustaki, d’Édith Piaf, de Pierre Vassiliu, de Robert Charlebois, de Gilbert Bécaud, d'Henri Salvador, de Claude Nougaro, qui ne comptent aucun titre dans le top? Personne, ni même Benjamin Biolay dont LA SUPERBE se classe en douzième ligne, avant, en vrac, COMME À LA RADIO (13ème) de Brigitte Fontaine, WOLFGANG AMADEUS PHOENIX (14ème) des Versaillais de Phoenix (« partis à la conquête du monde » souligne Pierre Siankowski) et PSYCHO TROPICAL BERLIN (15ème) de La Femme qui devancent (d’une courte tête?) LOVE ME, PLEASE LOVE ME de Michel Polnareff, ce 30 cm qui contenait également ces mouches que sont L’amour avec toi, La poupée qui fait non et Sous quelle étoile suis-je né?… Faut-il poursuivre dans le commentaire? Car c’est le règne infâme et fat du gros n’importe quoi qui se propage. Allez, pour le plaisir: Lizzy Mercier Descloux (17ème avec PRESS COLOR) et Justice (18ème avec ) précèdent l’album bleu de Jacques Brel... Sans dèc. Tout comme Dashiell Hedayat, 41ème, et dont on apprend qu'«il s'est défenestré à Paris le 17 juillet 2003», distance Boby Lapointe (45ème). Carrément. Si côté rap, Booba (TEMPS MORT, 21ème) relègue IAM (L’ÉCOLE DU MICRO D’ARGENT, 42ème) et MC Solaar (PROSE COMBAT, 46ème), côté rock, Marquis de Sade (RUE DE SIAM, 22ème) balaie deux Jacques d'un coup, Dutronc (celui du vinyle des Play-boys, des Cactus, d’Et moi et moi et moi, 23ème) et Higelin (77ème avec BBH 75). Rayon dandy enfin, Daniel Darc (CRÈVE CŒUR, 25ème) enfonce Christophe (LE BEAU BIZARRE, 26ème) et Nino Ferrer (MÉTRONOMIE, 27ème). Rien que ça.
Les goûts ne se discutent pas parce qu'il serait impossible de débattre avec des critiques à bout de souffle sortant de leurs chapeaux d'obscurs groupes oubliés (Bérurier noir, 29ème; Marie et les garçons, 30ème; Diabologum, 31ème; Les Calamités, 67ème; Bijou, 86ème – mais pourquoi pas Starshooter?; Ludwig Von 88, 91ème; Ulan Bator, 99ème; X-Ray Pop, 100ème) dans le seul but d'imposer une mémoire «underground» qui n’intéresse personne mais qu’ils cultivent du bout des doigts afin de s'élever, pensent-ils, au-dessus de la mêlée. Pourtant, par-delà les goûts dont il se fait l'écho, un top n’a de légitimité que s’il est à la fois honnête et logique. Cette bouse-là ne l’est jamais. Comment classer Katerine et Biolay dix et douzième sans placer un disque de Charles Trenet, que tous deux vénèrent? Comment glisser un disque de Renaud (MARCHE À L’OMBRE, 71ème) en faisant comme si Brassens n’avait pas existé? Comment décréter que Florent Marchet, 33ème avec GARGILESSE, c’est plus important que Françoise Hardy, 35ème avec LA QUESTION? Comment honorer Julien Baer (51ème avec son splendide premier album) en ignorant Yves Simon? Comment prétendre que Christine and the Queens (58ème avec CHALEUR HUMAINE) surpasse autant Barbara (60ème avec LA LOUVE) que Véronique Sanson (72ème avec AMOUREUSE)? Comment affirmer que Lescop (96ème) a plus de talent que Julien Clerc, Mort Shuman, Alain Chamfort, Anne Sylvestre, Laurent Voulzy, David McNeil, Jacques Bertin, Michel Berger et Jean Ferrat réunis? Comment situer Vincent Delerm en 65ème position (QUINZE CHANSONS) sans proposer un seul disque d'Alain Souchon, alors que deux ou trois y avaient tranquillement leur place, et tout en haut de la pyramide? S’il est impensable pour les Inrocks de citer des artistes comme Francis Cabrel, Johnny Hallyday ou Jean-Jacques Goldman (l’honnêteté aurait pourtant voulu qu’ils y soient représentés), l’absence d’Alain Souchon discrédite à elle seule ce top croupissant, grotesque et prétentieux. 8,50€, c’est volé.

Baptiste Vignol


Chanteur obscur?


L'étrange famille des B.B. de la chanson française ne manque pas d'atouts: Betsch, Biolay, Belin, Bergman, Bénabar (oh! on peut bien rigoler...), BB Brunes et Burgalat. Bertrand de son prénom. Dont il est ici question. Pour être bref, on pourrait dire que ce B.B.-là est un Katerine qui n’aurait pas tourné casaque, s'enrégimentant dans les rangs des pitres de service. Sorti en mai, LES CHOSES QU’ON NE PEUT DIRE À PERSONNE, doit être son six ou septième album studio. Un disque longue durée, 67'48, composé de dix neuf titres, dont six splendides plages instrumentales (Tombeau pour David Bowie…) – les deux premières lançant l’échappée pour 6’50 d’ouverture sans blabla! Inimaginable ailleurs. Mais il faut signaler que l'homme aux lunettes seventies dirige son propre label, Tricatel, depuis 1995. Ces chansons neuves sont pour neuf d'entre elles « parolées » (comme dirait McNeil) par d’autres auteurs, compagnons de voyages et de poésie blanche, épineuse et lucide. Mais L’enfant sur la banquette arrière qu’il signe entièrement, et qu’on découvre comme on regarde un vieux chef-d'œuvre, est une merveille inextricable. « Je suis la mendiante à qui je n’ai rien donné, / Le dernier Noël de François Mitterrand, / Le chien à la fourrière qui se ronge les sangs / Pour celui ou celle qui l’a abandonné… » Aussi fascinante que Julie dans « Le docteur Jivago », que Sonia dans « Le professeur », qu'Ava dans «Mogambo», ces femmes impossibles… La force de Burgalat, c’est de nous emporter avec sa musique, comme dans un vol de nuit, vers divers paradis dont on aurait chassé les winners trop tatoués et les DJ de digestion. 15€, c'est donné.

Baptiste Vignol 

Génération Louane


Vingt ans à peine. Et déjà les six lettres de son prénom semblent pouvoir incarner la chanson populaire des trois ou quatre prochains quinquennats. Un premier album de diamant, un César au cinoche, des clips qui buzzent sans lasser… Louane, tombée du ciel sur un plateau de télévision, explose les scores des filles et des fils de qui ont, à peine lancés, la presse parisienne dans les poches. Sa chance? Son sourire naturel, derrière lequel elle s’excuserait presque d’être là. L’air de faire son âge aussi, sans jouer un personnage – les grandes interprètes sont celles qui se font remarquer en ne cherchant pas à l'être, du coup on ne voit qu’elles. Et cette voix fabuleuse, facile, chaude et sans manière, qui lui permet par exemple de reprendre « Mon enfance » de Barbara avec une impénétrabilité inouïe. Son dernier titre en date, premier single d’un nouvel album à venir, est l’un des vrais tubes de l’été. « On était beau, souvent / Quand on souriait pour rien / On s’aimait trop / Pour s’aimer bien… » Tous les ados s’y retrouvent et chanteront encore son refrain après les vacances d'été, quand les amours de plages auront jauni et tomberont comme des feuilles mortes. Car c’est une chanson réussie (écrite par Thomas Caruso et Aron Ottignon), qui d’un vers, un seul, signe sa profondeur, lorsque la narratrice, en trois mots, exprime plus que son désespoir, son mépris d’elle-même! «Sur toutes les routes je pense à toi / Si je m’écoute je pense à toi / L’ombre d’un doute, je pense à toi / JE ME DÉGOUTE»… Un succès qui chante juste. Comme l'étoile qui le porte.

Baptiste Vignol

Grande dame


Isabelle Aubret. Sa voix séraphique, comme l’écrit Alister pour parler, dans Schnock, de son interprétation de la chanson C’est ainsi que les choses arrivent, musique de Michel Colombier, texte de Charles Aznavour, dans le générique final d’Un flic de Jean-Pierre Melville. Voix d’ange ou de sirène, scandaleusement ignorée par les tenants du bon goût qui, n’ayant jamais écouté CASA FORTE, son 33 tours culte de 1971 dans lequel elle s’abandonnait au souffle de la bossa brésilienne, n’ont qu’Édith Piaf, Juliette Gréco et Nana Mouskouri à la bouche pour évoquer les immenses interprètes féminines de la chanson francophone. 

CASA FORTE

Et pourtant, Isabelle Aubret, quelle carrière! Trente et quelques disques pour servir avec amour et suavité Aragon, Ferrat, Brel, Mouloudji ou Michel Legrand... Son dernier album, ALLONS ENFANTS, date de septembre 2016. C’est un bijou. Taillé sur mesure par Claude Lemesle aux paroles, Jean-Pierre Bourtayre et Roland Vincent aux musiques (ces trois-là s’y connaissent en succès populaires, parfaits et indémodables), mais aussi par Michel Rivard, Georges Chelon et Jean-Max Rivière, l’homme qui écrivit La Madrague pour Bardot, Il suffirait de presque rien pour Reggiani, L’Amitié pour Françoise Hardy. Dix-huit chansons le composent, pleines de sens, de larmes et d’émotion, de nostalgie souriante et d’espérance folle: « Il faut vivre d’amour, d’amitié, de défaites, / Donner à perte d’âme, éclater de passion / Pour que l’on puisse écrire à la fin de la fête / Quelque chose a changé pendant que nous passions »… Mais ce qui marque d'abord, c’est la voix claire d’Isabelle, son sourire qu’on devine et ses pensées qui s'entendent derrière chaque phrase de chaque chanson. La marque des très grand(e)s.

Baptiste Vignol