Le Québec, en noir et blanc



Inspiré d'un succès de 1968 chanté par Johnny Farago, J'ai ta photo dans ma chambre, «Ta photo dans ma chambre» est le titre d'un chouette ouvrage illustré de clichés oubliés dans les archives du journal La Presse au Québec et commentés par ces deux passionnés que sont, là-bas, l'animatrice-productrice Monique Giroux et le chroniqueur-fondateur du label Mucho Gusto spécialisé dans la réédition de disques pop méconnus, Jean-Christophe Laurence. Sous titré «Trésors retrouvés de la chanson», ce petit livre paru en septembre 2016 constitue la passerelle idéale pour qui voudrait se familiariser avec l'histoire fabuleuse de la chanson québécoise qui, rappelons-le, depuis Félix Leclerc, en 1950, n'a cessé de montrer la voie. Qu'on songe simplement aujourd'hui, pour parler des plus jeunes, au travail des Sœurs Boulay, de Peter Peter, d'Avec pas d'casque, de Klo Pelgag, de Philippe B., parmi tant d'autres Américains francophones qui déboulent sans crier gare, portés par leur langue et dont chaque nouvelle production aère notre patrimoine musical. Les textes vifs et légers de Monique Giroux tout comme les témoignages des artistes «modèles» recueillis par Jean-Christophe Laurence constituent un catalogue captivant dans lequel on se plonge le sourire aux lèvres. Ainsi nous y retrouverons Michèle Richard chez elle en odalisque sous une peinture d'elle-même en 1969; 


les rockeurs d'Offenbach faisant la gueule assis par terre dans l'Oratoire Saint-Joseph parce qu'ils viennent d'apprendre que le système de son, «trop dispendieux», qu'ils espéraient pour jouer leur fameuse Messe des morts n'a pas pu être loué; Renée Martel dans son salon en 1968, alors qu'elle n'avait que vingt-et-un ans, avec, posés sur une étagère, son trophée de la Révélation féminine de l'année et les disques d'or de Liverpool, de Je vais à Londres et de Viens changer ma vie («Dans ce temps-là, un disque d'or représentait cent mille 45 tours vendus», rappelle-t-elle). Félix Leclerc aussi, «Félix», en maillot de bain dans son jardin, pendant l'été 73, tenant par la main sa fille Nathalie; Pauline Julien, superbe, fermant les yeux devant un policier qui la shoote lors d'une manifestation en 1969. 


Gilles Vigneault, bien sûr, qu'un sourire illumine, écoutant, en 1966, le 33 tours MON PAYS; Céline Gomez, toute en cheveux, dont la poitrine galactique vous pousse à rebondir sur les enregistrements qu'elle proposait en 1970!


Mouffe et Robert Charlebois, amoureux dans leurs fourrures en 1974. L'immense Jean-Pierre Ferland en train de se raser. Diane Dufresne répétant près d'un dalmatien… Et cetera. Mais ce livre montre aussi, sous un jour ignoré, quelques vedettes de France venues visiter la Belle Province. Marie Laforêt, sublissime, en 1968, à bicyclette dans les vieux quartiers de l'Est de Montréal, Charles Trenet sur un cheval en 1946 lors d'un concours de rodéo, mais encore Barbara, accompagnée de Serge Reggiani et de Georges Moustaki. Si Johnny Hallyday, à la douane de l'aéroport de Dorval, se fait vacciner contre la variole en 1966, Gilbert Bécaud, déjà star en 1955, ne semble pas se fendre la poire en parlant avec Jean Drapeau, alors maire de la ville... On y déniche également l'irrésistible Françoise Hardy. Coiffée d'une casquette, elle pose, en 1969, assise sur la cuisse d'un joueur de base-ball. Tiens, Michel Berger et Luc Plamondon, qui venaient de créer Starmania, étaient aussi chevelus l'un que l'autre! Quant à Charles Aznavour, s'il était devenu le chanteur français le plus connu à l'étranger, il prenait encore, en 1968, le métro. Ce sont aussi ces détails-là, insignifiants, qui font le chic d'un bouquin qui se feuillette comme on découvre un vieil album de famille. Chapeau les photographes.

Baptiste Vignol


Entre fatalité, blues et musette


Cela fera quarante ans l'année prochaine qu'elle fut la «révélation 1978» du Printemps de Bourges après quoi Daniel Colling, qui créa ce festival, lui fit enregistrer son premier 33 tours. LE KIOSQUE décrochera le Grand Prix de l'Académie Charles Cros en 1980. Une douzaine de disques plus tard, et deux Grand Prix supplémentaires, Michèle Bernard a sorti un nouvel album en septembre 2016: TOUT' MANIÈRES... Vêtue sur la pochette d'une veste en forme d'accordéon, son instrument fétiche (comme le piano pour Véronique Sanson ou la guitare pour Carla Bruni, bien), la Lyonnaise propose comme à son habitude une moisson d'airs forains au fil desquels elle croque, avec une fausse naïveté, mais une vraie colère, les petites choses de la vie pour en dénoncer ses travers – ou pour glorifier sa beauté. L'amour de son prochain (Tout' manières), celui de la planète (Rivière), les amis disparus (Montée des Anges), la vacuité pathétique d'Internet quand il s'agit d'effleurer le malheur du doigt (Je clique), l'uniformisation des identités culturelles et le désengagement (Tu t'rappelles “Les petites boites”) – bel hommage à Graeme Allwright. Anne Sylvestre, dont on pourrait dire que Michèle est une sœur, lui donne également la réplique dans Madame Anne sur leur métier de chanteuse («Des fois j'en peux plus, j'en ai ma claque / De trainer mon biniou / Qu'est lourd comme un sac de cailloux…»). Mais un titre se démarque, Savons d'Alep (Pavane pour une Syrie défunte), qui synthétise l'art de Michèle Bernard, tellement plus musical qu'il n'y paraît sur des mots toujours choisis: «Savons d'Alep / Peau douce des hammams / Petits pavés séché dans ma main qui se serre / Laveras-tu ma honte et ma pauvre colère / La feras-tu s'enfuir avec l'eau de mon bain ?» TOUT' MANIÈRES... sonne le retour discographique d'une magnifique chanteuse française.

Baptiste Vignol


Net est Turboust



Disons les choses comme elles sont: le cinquième et plus récent album d'Arnold Turboust, sorti en octobre 2016, expose, et sans ostentation, tout ce qui, depuis vingt ans, manque aux chansons d'Étienne Daho. Ce dernier, en effet, ayant bizarrement décidé, après EDEN, en 1996, de poursuivre sa route sans son génial compositeur auquel il doit pourtant ses plus fameux éclats : Tombé pour la France, Pop satori, Épaule Tatoo, Quelqu'un qui m'ressemble, Les pluies chaudes de l'été, L'Enfer enfin, parmi d'autres joyaux. Le timbre et l'univers ambigu de Daho, la force immédiate de ses textes n'auront jamais trouvé mieux pour les sublimer que la clarté lunaire des musiques pop et légères de son cadet bouclé du Calvados. Écoutez Souffler n'est pas jouer, Que la fête commence, Ma danseuse, Tout est dans le flou, Bubble gum ou bien encore En king size. Ces chansons-là sonnent et résonnent comme du Daho d'avant, quand le Rennais, royal, était une machine à flirts, à tubes et faisait danser la jeunesse. Qu'exiger d'autre d'une chanson qu'elle vous tombe dans l'oreille? Avec un style aussi pur qu'il est raffiné, Arnold Turboust n'a, malgré les années qui passent, rien perdu de son pouvoir fécond.

Baptiste Vignol