N°1 du Top album

Sur l'île de La Réunion, à 11.000 km de Paris, se planque un esprit vif. S'il «réseautait» un peu, François Gaertner, trente ans, les yeux noisette, pourrait faire marrer des millions d'auditeurs sur une radio nationale. Mais le sniper a choisi de sévir au soleil pour un gratuit culturel, L'Azenda. Douceur de vivre. Son dernier article, rédigé en dix minutes chrono, bouclage oblige, dépeint la France de Zaz. Qui fait meuh.

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Délicieux Duteil


Avant de découvrir RANDOM ACCESS MEMORIES, le nouveau Daft Punk, pourquoi ne pas écouter le dernier Duteil? Son quatorzième album, FLAGRANT DÉLICE, est sorti fin 2012, ce qui n'enlève rien à la fraîcheur de cette voix familière, douce comme le bois de la rampe d'un escalier centenaire. Quarante ans de carrière, et Duteil n'en a pas encore fini. «La chanson sert à remonter le temps, comme le cinéma et la photographie, notait Patrick Besson dans un vieil édito. La littérature, la musique et la peinture l'abolissent, lui étant supérieures.» Sûrement. Mais les chansons de Duteil enseignent par exemple comment apprécier la fuite du temps puisque «le présent ne fait que passer» (Flagrant délice). Et si la clé était ailleurs? demande-t-il dans une énième déclaration inspirée par Noëlle - la quantième depuis 1975, année de leurs épousailles? Duteil à la guitare. C'est là qu'il est le meilleur. La justesse du timbre, qui ne bouge pas, resté le même que sur Virages, l'une des plus jolies chansons sorties sur 33 tours en 1974. Qu'il décline sa passion pour la photographie («Quand je zoome sur ton visage dans le viseur de mon Nikon», Flagrant délice), le regret de n'avoir pu donner la vie (Naître), la maladie dans Le souffle courtTu es pareille aux éoliennes / Immobile au milieu du champ / Tu cherches l'air et l'oxygène / Et tu te bats conte le temps»), le stress (Le temps presse) façon Béart, sa dépendance aux textos («Tu dis: Je "T" apostrophe "M" / Et je sais que l'on est en vie», Je t'mms) ou son admiration pour Folon (Le trésor de l'arc-en-ciel), Duteil, c'est son talent, se confie, comme s'il ne chantait que pour celui qui l'écoute. Et comme souvent sur ses disques, un morceau fait la loi, imposant le respect. FLAGRANT DÉLICE en compte deux. La chanson des Justes d'abord, dont la trame se tisse en 1942 dans les halls d'immeubles silencieux des quartiers de France. Avec parfois, rarement, une «porte entrebaillée dans l'escalier / Sur le dernier refuge inespéré.» Violon. Puis Secrets de famille, parfaite dans son architecture, où l'on entend les doigts du chanteur glisser sur les cordes de sa guitare... L'histoire banale mais formidablement narrée d'un menuisier qui «travaillait à l'ancienne / Sculptait le fil du bois dans un geste parfait / En caressant le buis, le merisier, le chêne / Il en savait les veines et les moindres secrets», et d'une couturière qui «dessinait des robes à la mode à Paris». Pas question d'en dire davantage, si ce n'est cette conclusion: «On serait bien surpris en croisant leurs regards / Sur les photos sépias qu'on retrouve aujourd'hui / D'avoir cru nos aînés tranquilles et sans histoires / Alors que la souffrance aura brisé leur vie / Et miné le destin de ceux qui ont suivi.» Qui écrit encore ainsi? Le dernier Duteil est fort beau. Il faudrait que cela se sache.

Baptiste Vignol

Ripe de là!


Georges Moustaki ne manquait pas de détachement. Sans doute a-t-il souri s'il a eu vent du tweet obscène de Pascal Nègre. Qu'un charognard dirige, et depuis 1998, Universal Music France explique en partie la mort du disque... «La seule ombre qu'on ait, c'est l'ombre du vautour / Qui traverse le ciel cherchant sa proie immonde...» Du chiffre et de la rentabilité, d'abord, toujours, au détriment de l'émotion qui seule bâtit des œuvres. Mais plus que l'aspect définitivement mercantile de Pascal Nègre, c'est le dernier mot de son tweet auto-promotionnel qui tue. RIP (voulait-il taper RIB?), pour «Rest in peace». Quand on prétend saluer un poète qui porta si haut la langue française à travers le monde. Il est vrai que depuis quelques années, cette abréviation pollue la toile de son sentimentalisme bon marché. Pourtant, «Tristesse» ou «Peine» seraient appropriés, tout comme «Qu'il repose en paix» puisque c'est de cette formule qu'il s'agit. Les Français ont un tel problème avec le religieux qu'ils pensent plus chic d'abréger leurs condoléances à l'américaine, alors que ce mot vient d'abord du latin «Requiescat in pace». Et ça, Nègre l'ignore, autant qu'il méprise les artistes, dont il n'oublie jamais de tirer bénéfice.

Baptiste Vignol

Sous les étoiles, Le Vaillant


Dites, n'y a-t-il pas plus urgent que de remercier Serge Le Vaillant, l'un des grands intervieweurs du pays? Franchement. Depuis des lustres, Serge accompagne nos nuits intérieures, conviant sous les étoiles exactement, avec une curiosité jamais interlope, des figures de la Chanson, du Jazz, de la Littérature et des Arts dessinés, mais aussi des créateurs en germe auxquels il est souvent le seul à ouvrir son micro. Son rendez-vous nocturne, quotidien depuis 1997, s'était déjà vu relégué en septembre 2012 aux nuitées de fin de semaine, celles des vendredi et samedi, pour, «économie» oblige - mais de quelles économies parle-t-on ?-, ne proposer aux insomnieux, noctambules et autres nuitards que de la froide rediffusion. Radio France, oui. Fermée la nuit! On dit aujourd'hui qu'il serait viré de l'antenne. Ok. Mais pour le remplacer par qui, par quoi, nuitamment? «Sous les étoiles exactement» n'est pas «Chabada». Cette émission a tissé sa toile sous la lune, à force de découvertes (Camille, Loïc Lantoine, Emily Loiseau, Alexis HK, Keren Ann, Albin de la Simone, La Grande Sophie, Vincent Baguian, Jeanne Cherhal... y ont débuté) et d'entretiens menés de voix de maître. À la volée et au hasard, que d'heures à écouter Charles Aznavour, Irène Papas, Claude Nougaro, Christian Cabrol, Renaud, Ennio Morricone, Jean d'Ormesson, Michel Legrand, Jean-Louis Murat, Henri Troyat, Bernard Clavel, Dominique A, Jean-Louis Trintignant, Danyel Waro... Ils sont l'honneur de Le Vaillant. «J'ai eu beaucoup de plaisir à ce que vous m'interviewez, lui dit une nuit et en direct Annie Girardot. Je pense que c'est rare, j'ai rarement eu une personne comme vous qui m'interviewe avec autant de talent et autant de gentillesse, plus que de la gentillesse, beaucoup de tendresse.» Supprimer «Sous les étoiles» de l'antenne, ce serait arracher d'Inter ce qui en fait encore une station différente, capable d'offrir des plages de silences lumineux, d'intermèdes et de réflexions.

Baptiste Vignol

Tout Schott dehors


«Et le vent berçait les nénuphars blêmes; / Les grands nénuphars, entre les roseaux, / Tristement luisaient sur les calmes eaux...» Pierre Schott a-t-il lu les Poèmes Saturniens de Verlaine? À l'instar du poète né à Metz, l'Alsacien guitariste consacre des chansons brumeuses à la beauté des sages paysages où s'inscrit son quotidien. LE GARDIEN DE NÉNUPHAR est son sixième album, alors qu'il avait officialisé ses adieux discographiques avec LA FIANCÉE DU SILENCE en 2010. Bonne idée d'en être revenu. Chaque échappée musicale de Pierre Schott lui vaut une chronique de Bayon. La dernière, titrée «One Schott» (Libération du 15 mai 2013), est accompagnée d'un entretien. Pleine page. Autant d'égard suffira-t-il pour fouetter la curiosité sophistiquée de Pascale Clark? Puisqu'il ne manque aux chansons primitives de Pierre Schott qu'un peu de résonance... La mélancolie de ce chevalier têtu, c'est le blues, qu'il partage avec Cabrel, Christophe, Manset ou Murat. Même retenue, identiques inquiétudes, élégance d'autrefois... Ce CD d'artisan, qu'on peut se procurer en le commandant à l'artiste via son site, abrite neuf chansons-fleuve, vagabondes et contemplatives, immédiatement familières, caressées d'ombres et de lumière pâlie. Elles peignent avec candeur la mélancolie des soleils couchants, la fuite d'un train Corail, les hanches nues d'une baigneuse, l'écroulement d'un monde dont on peut encore soutirer quelques plaisirs épidermiques: «Parfois la vie peut être douce». Tristesse, vraiment, pour les âmes mélomanes dont les promenades sont passées sans percevoir les notes des ballades de Pierre Schott.

Baptiste Vignol


Revoir Trenet

(Charles Trenet, les programmateurs Dominique Lozach, Baptiste Vignol, Didier Ouvrard 
et Gérard Marchadier)

Ils ont loupé le roi soleil ceux qui n'ont point eu la chance de voir Trenet sur scène!
En 1999, pour fêter les quatre-vingt-cinq ans de l'artiste, Pascal Sevran qui connaissait mon admiration pour le Fou chantant m'avait confié la programmation de deux émissions qui lui seraient dédiées. J'avais eu l'heur de croiser la star - car c'en était une - dans les loges du Palais des Congrès, ayant osé à plusieurs reprises, avec quelques amis, au début des années 90, profiter de l'entracte pour nous faufiler incognito dans la salle de la Porte Maillot et nous étourdir de la deuxième partie de son spectacle. Le chanteur y reprenait les succès qui lui avaient donné une aura planétaire. Nous étions étudiants alors et nous étant glissés jusque sous le micro, nous hurlions de cœur et sans vergogne «Une autre, une autre!». Folle témérité car comme je l'apprendrais plus tard, Trenet facturait ses rappels. Un soir cependant, criant plus fort que les autres, il nous prit d'exiger «Le débit de l'eau!» qui ne figurait pas à son programme. Le lendemain: «On me l'a réclamée hier soir, c'est une très vieille chanson: "Le débit de l'eau, le débit de lait"». Magie du souvenir...
Revenons à 1999, c'était plus sérieux car il s'agissait de travailler avec l'artiste, d'échanger, de répondre aux questions d'un homme incontrôlable, pointilleux jusqu'à la maniaquerie et qui ne faisait grâce de rien. Florilège.
Première prise de contact, quelques mois auparavant: Pascal Sevran aux manettes avait laissé le micro du téléphone ouvert.
-Allo, Charles? C'est Pascal, Pascal Sevran.
-Mon bon Pascal! Que deviens-tu?
-Et toi, ça va, Charles?
-Oh, nous roulons en voiture, avec Georges (son bienveillant secrétaire). Nous roulons dans la Rolls blanche, tu te souviens, l'été 71?
-(Éclat de rire, mystérieux) Dis, Charles, si l'on fêtait ton prochain anniversaire dans mon émission, avec une belle jeunesse autour de toi? Tu viendrais chanter quelques chansons.
-Oh... (étonné). Oui, pourquoi pas. Ça dépend du cachet d'aspirine.
-Du cachet d'aspirine?
-Combien de chansons voudrais-tu que je chante?
-Cinq. Cinq ou six.
-Ça fera 100.000 francs pour cinq.
-(Sans le moindre étonnement) Très bien, Charles.
-En liquide.
-Évidemment Charles.
-Je ne me lave les mains qu'avec de l'argent liquide.
-Tu as bien raison! Bon, mon assistant t'appellera pour le choix des chansons.
-Oui, qu'il appelle Georges.
«Il en fera six», précisa Sevran, sûr de lui, après avoir raccroché le combiné.

L'arrivée du cortège ensuite, trois automobiles de luxe déboulant aux studios de Saint-Ouen, Trenet, quasi allongé sur le siège avant du passager d'une voiture de sport dont il s'extirpa, d'énormes lunettes de soleil sur les yeux, avec l'aide d'un accompagnateur. Le mener jusqu'à sa loge où il s'enferma pour se changer, se maquiller (Trenet se maquillait lui-même), tandis que j'étais redescendu sur le plateau pour régler avec le réalisateur Gérard Marchadier, dit Tintin, les derniers détails du tournage. Vingt minutes plus tard, Sevran me faisait demander; il fallait le rejoindre dans la loge du chanteur pour choisir avec lui une sixième chanson. J'entrai, Trenet et Sevran finissaient de compter une par une les deux cent coupures de 500 francs du fameux cachet d'aspirine. «Tout est là», s'enthousiasma Trenet en remettant la liasse dans l'enveloppe kraft qu'il plaça dans la poche intérieure gauche de sa veste de costume. On pouvait donc porter sur soi 100.000 francs sans que cela ne se voie!
-Dis, Baba (Sevran m'appelait Baba, souscrivant à la mode des hypocoristiques à tout crin), quelle chanson pourrait interpréter Charles?
-Oh, moi, j'adorerais que vous chantiez Johnny, tu me manques!
-Johnny tu me manques? Il en a des idées, ton séminariste. Je suis d'accord, mais il faudra que je la chante en gardant mes lunettes de soleil.
-Tes lunettes de soleil?
-Oui, Pascal, car cela ne se voit pas sur scène, mais tes téléspectateurs, eux, le verront, quand je chante cette chanson: je pleure.
(Silence)
-À moins que je ne la chante en play-back? J'imaginerai une petite mise en scène qui me fera penser à autre chose.
-Très bien, Charles. Va pour Johnny tu me manques alors!

Pour descendre des loges jusqu'au studio qui se situait au rez-de-chaussée, on pouvait prendre un ascenseur. Trenet adorait se promener en ascenseur. «Nous nous promènerons» dit-il en entrant dans la cabine. Nous étions une demi-douzaine à nous serrer autour de lui. Du deuxième étage, il voulut monter au quatrième où la porte s'entrouvrit devant des employés à qui il fallut dire «Prenez le prochain, Monsieur Trenet se promène», et nous descendîmes au deuxième sous-sol avant d'aller faire un tour au troisième pour enfin arriver à bon port. La tête des gens devant cet ascenseur bondé avec au milieu de ses occupants immobiles, Charles Trenet maquillé, son chapeau de feutre sur la tête, roulant des yeux comme une marionnette.

Trenet avait exigé que l'on ne fume point sur le plateau en sa présence. Néanmoins, il sortit un cigare qu'il n'alluma pas. Les lumières donnaient, les techniciens s'affairaient, Tintin dirigeait la mise en place des caméras et l'on enregistra ainsi les cinq premiers titres parmi lesquels Revoir Paris, Y a d'la joie, Je chante, etc.
Entre deux prises, Trenet, s'efforçant de tuer le temps, jacassait en allemand, en anglais, et même en latin, racontant également quelques histoires, parmi lesquelles ses matinées de peinture à Bougival.
-À Bougival?, s'étonna Sevran qui prit la discussion en cours.
-Oui, la lumière y est magnifique. Les impressionnistes aimaient beaucoup cet endroit.
Lors d'une autre coupure, remarquant le tatouage maori sur le bras musclé d'un jeune accordéoniste, Trenet me demanda qu'on lui présente le musicien - un habitué des lieux. Trenet voulut alors lui montrer l'ancre marine qu'il avait tatouée sur son biceps. Pour ce faire, il retira sa veste qu'il tendit machinalement à un assistant, remonta la manche de sa chemisette et soudain s'affola: «Où est ma veste? Faites-y attention, elle ne manque pas de cachet!» Trenet avait gardé sur lui l'enveloppe aux deux cent billets. Un œil averti aurait pu remarquer un cœur quelque peu protubérant...
Après avoir chanté Y a d'la joie, Trenet désira marquer une petite pause, assis, sur son fauteuil. Sevran finit par lui dire: «Charles, il en reste deux à faire, on va continuer.» «Boh, non! Je n'en ai plus très envie.» Inquiétude sur le plateau. Trenet était tout à fait capable de partir, quitte à rendre quelques biftons. Sevran nous avait fait signe de faire comme si de rien n'était. Il laissa passer un moment puis, alors que tout était en place, le présentateur répéta: «Allez, Charles. Faut qu'on y retourne.» «Et si on terminait demain?» demanda sérieusement Trenet. «Demain? Impossible, Charles, demain c'est samedi, personne ne travaille.» Et d'un ton presque sévère commanda: «Allez, Charles, on n'attend que toi.» Trenet se leva, s'encouragea d'un «Allez, essayons!», sortit un peigne édenté qu'il avait dans la poche arrière de son pantalon, cracha dessus et se recoiffa. En rangeant l'instrument, il dit à Sevran: «Ce ne sont pas les essais de mon peigne, mais les pensées de Pascal...». Trenet ne manquait jamais l'opportunité d'un calembour, fut-il douteux...

Vint enfin le moment d'interpréter Johnny, tu me manques qu'on trouve sur le disque FAIS TA VIE (1993). Pour ne pas avoir à cacher une émotion derrière ses lunettes de soleil, Trenet fit rapprocher les deux Steinway, «queue contre queue», ce qui l'amusait beaucoup. Il demanda qu'on dépose à côté de son feutre, un vase rempli d'eau dans lequel il fallait plonger une rose en plastique. Par miracle, on en avait déniché une dans l'atelier d'un studio voisin. Trenet se plaça derrière les pianos accolés, exigeant soudainement que l'on enregistrât la prise. Play back. Sur le pont, il attrapa son chapeau, s'en coiffa, puis retira la rose du vase, la porta à ses lèvres, chantant dedans le dernier couplet comme s'il s'agissait d'un micro. «Je crois qu'elle est bonne» dit-il à la fin du morceau. Elle était parfaite.

Pour clore la deuxième émission, Pascal Sevran fit porter sur le plateau un énorme gâteau d'anniversaire sur lequel trônaient deux bougies, un 8 et un 5. À l'antenne, après que l'animateur l'ait invité à les souffler, Trenet lui répondit sur un ton apeuré: «Oh non, je ne peux pas!» «Pourquoi?» Se référant secrètement à la conversation sur la lumière de Bougival deux heures plus tôt, le Maître expliqua, cultivant son sens de l'énigme: «Mais parce que je sais ce que ces bougies valent!» Private joke. C'était aussi ça, Charles Trenet.

Baptiste Vignol

Douces chansons d'Alex Beaupain

Faut-il crier «Remboursez!» sous les fenêtres de Valérie Lehoux pour publicité mensongère? Son enthousiasme portant la marque de la sincérité suggère toutefois la clémence. Pourtant, quel emballement. Dans le n°79 de son émission «Les Sonos tonnent» que les zinzins de la zizique écoutent sur Télérama.fr, la journaliste assurait, pleine d'émotion, qu'APRÈS MOI LE DÉLUGE contenait des chansons dont l'écriture la bouleversait davantage que celle de Biolay. Le critère. Alex Beaupain, «l'un des auteurs-compositeurs-interprètes les plus bouleversants de la chanson d'aujourd'hui, [...] ses chansons sont toutes merveilleuses...» Etc. Assez prometteur pour acheter les yeux fermés le quatrième volet de ses aventures musicales - qui forment donc désormais une tétralogie. Mais lorsqu'on dépense 15€ pour un CD, à l'heure où l'on pourrait le télécharger à la diable, on en veut pour sa monnaie. Loin d'être raté, ce disque n'est pas la perle annoncée. Depuis quelques temps, c'est bizarre, la critique chansonnière fait dans le dithyrambe. Citons pour exemples les dernières bien qu'inodores productions de Raphaël (SUPER WELTER - on a même tenté de nous expliquer que grâce à cet album, Raphaël était devenu «le plus grand rockeur français»!), d'-M- (ÎL) et de Benjamin Biolay (LA VENGEANCE). Quelle digue élever contre ces déluges de louanges qui vont finir par inonder toute objectivité? Revue de titres, à sec.


01.Je peux aimer pour deux (4'25). Chanson de soumission. Par Étienne Daho, elle se gonflerait comme une voile.
02.Après moi le déluge (3'17). Une parole attribuée par les uns à Mme de Pompadour, par d'autres à Mme du Barry devant les troubles politiques qui devaient aboutir à la Révolution. Chanson sur l'aveuglement amoureux. Le texte bien fichu («Je t'attends, tu t'étends / Sur un autre sujet / Que moi...») d'un garçon pour un autre («Je sais c'est moi qui t'ai quitté / Mais toi, qui t'es?» car si la personne quittée était une fille, il faudrait écrire «c'est moi qui t'ai quittée», en vertu de la règle de Clément Marot) sur un air sautillant de Nicolas Subrechicot. Ceux qui n'auraient pas souvenance d'avoir déjà croisé ce nom-là apprendront que Nicolas fut le claviériste de Chimène Badi.
03.Pacotille (3'40). Chanson méchante et chic, façon Labro/Gainsbourg. Probablement inspirée par une personne du genre féminin («Je t'ai prise comme on prend la Bastille, sans culotte...»). Sinon, cette interjection d'origine maghrebine qu'on avait perdue d'oreille depuis «Après c'est toute une histoire / Pour s'rendormir ouallou!» de Renaud (Banlieue rouge, 1981). Elle réapparaît, sous d'autres graphies, ici («Pacotille / Zéro carat, Walou») comme chez Clarika (Oualou, 2013) et Thomas Pitiot (Walou, 2013).
04.Ça m'amuse plus (4.32). Chanson dont le titre relève d'une locution adverbiale incomplète et plus précisément d'une incorrection, autrement dit d'une faute de syntaxe, et qui a pour thème la lassitude, en amour notamment. S'écoute agréablement.
05.Vite (3'38). Chanson sur l'impatience et le silence, sur la difficulté de tomber le masque. Astucieux, Nicolas Subrechicot l'a déposée sur un air élastique qui aurait si bien convenu à Michel Delpech.
06.Contre le vent (3'16). Chanson sur l'usure en amour, mise en musique par La Grande Sophie. Au final, le morceau sonne comme un titre de La Grande Sophie. Du caractère supérieur de la mélodie.
07.En quarantaine (2'54). Chanson sur les désillusions des enfants nés sous Pompidou et Giscard. Alex Beaupain a vu le jour en 1974 à Besançon, une ville dont Peter Kröner, autre chanteur délicat, avait fait en 1998 le cadre d'une chanson (Caméléon) sur OÙ LES FILLES VONT.


08.Coule (3'00). Chanson sur le malheur, composée par Julien Clerc. Même remarque que pour le titre 6 à ceci près que la partition de Juju est tellement bateau qu'elle noie le propos.
09.Grands soirs (5'03). Chanson d'épiderme et de nostalgie. «Tes grains de beauté dans le dos / Je les ai comptés un par un...» Que reste-t-il de nos amours?
10.Profondément superficiel (3'22). Chanson d'autodérision («C'est peut-être moi le moineau sans cervelle...») que Marc Lavoine aurait su populariser («Plus le temps va, plus je me creuse / Des sillons sur le visage...»).
11.Je suis un souvenir. Une chanson-bilan qui selon le club des «Sonos tonnent» ferait déjà partie des plus belles du patrimoine francophone. Sa musique, transparente, n'en laissera pas de grand, souvenir. Et puis six minutes quatorze, c'est long.
12.Baiser tout le temps. Chanson dont Françoise Hardy aurait fait un incendie il y a quarante ans. Paroles : Christophe Honoré / Musique : Alex Beaupain qui, s'il n'avait pas fait chanteur, serait devenu l'auteur-compositeur réputé des années 2000/2010.
À trop crier au génie, on provoque des déceptions. Et l'on dessert son sujet. APRÈS MOI LE DÉLUGE aurait du constituer une charmante surprise. Ce qui n'est pas négligeable. Il suscite de la déception. Du paradoxe d'être déçu d'avoir acheté un bon album. Merci Valérie.

Baptiste Vignol

*

La réponse de Valérie Lehoux:

«Cher Baptiste,
Je sais que l'écoute d'une émission gomme parfois les nuances, et s'il faut retenir des Sonos Tonnent dont vous parlez, mon soutien aux chansons d'Alex Beaupain, tant mieux !
Ceci dit, je me permets d'apporter quelques précisions.
Le meilleur album de chanson française que j'aie écouté depuis des mois est BEAU REPAIRE, de Jacques Higelin. Je l'ai écrit, je l'ai dit. Je le répète. C'est pour moi un disque merveilleux, de bout en bout.
D'ailleurs depuis plus de deux mois, je ne cesse de l'écouter.
Je suis convaincue qu'Alex Beaupain est l'un des meilleurs auteurs de la scène française. Et je place l'un des titres de son dernier album, Je suis un souvenir, parmi ce que j'appellerais les "chansons parfaites", celles qui nous portent et nous transportent; qui dépassent auteur et auditeur - un peu à la manière de Une sorcière comme les autres d'Anne Sylvestre.
Nous ne sommes pas d'accord sur ce point, ça arrive !
Malheureusement, certains arrangements du disque sonnent trop variété à mon goût. Cela aussi, je l'ai dit et écrit. Dans l'émission, je l'ai même précisé deux (ou trois) fois.
Mais je pense, définitivement, que l'écriture de Beaupain mérite qu'on l'écoute autant qu'un Biolay (quand je parle d'écriture, je ne considère pas la voix, ni les mélodies ni les arrangements, mais l'agencement des mots). Cette écriture là me touche particulièrement. Elle m'est précieuse. Voilà ce que j'ai dit - ainsi que Sophie Delassein, Guillemette Odicino et Gilles Médioni.»

Qualité Kent



Sous le voilage de son accent lyonnais, la voix de Kent couve des années de scènes, de rock et de chansons tendres, des nuits pâles électriques, des chemins de traverse, des refrains populaires, des trous d'air jusqu'à ce retour animal, d'étonnante facture : LE TEMPS DES ÂMES. Accompagné par un pianiste berlinois, Marc Haussmann, Kent vient de sortir un disque comme on n'en trouve plus guère. Sans batterie ni guitare. Au plus près des sens. Treize chansons pleines de souffle, riches de mots, de mélodies soignées, captivantes, au cours desquelles le chanteur déploie un art de l'interprétation qui rappelle Yves Montand. Carrément. 
À l'heure où le disque se meurt, Kent chante, comme s'il tenait une barricade. La vaillance de l'auteur qui fuit le flou et la facilité, assumant son âge notamment, avec gourmandise. Alors quand en piste huit il dégaine Avec élégance, ce titre de Jacques Brel longtemps resté inédit, rien ne paraît saugrenu. Deux minutes cinquante-huit de grâce absolue. Cette chanson souveraine se glisse avec naturel parmi ses congénères. C'est dire leur mérite.
Aparté. Les modes passent mais la beauté de certains enregistrements demeure. Si Jeanne Cherhal fut la première en France en mars 2012 à reproduire en public le disque d'une autre (AMOUREUSE de Véronique Sanson), respectant l'ordre des morceaux ainsi que leur durée, quarante ans jour pour jour après sa commercialisation - le concept sera décliné cet été par Gaëtan Roussel qui jouera, un an trop tard, dommage, PLAY BLESSURES de Bashung paru en 1982 -, l'on se dit en écoutant Kent reprendre Avec élégance (il entonnait déjà Bruxelles sur RÉCITAL 90) que l'ancien punk de Starshooter aurait l'âme et le corps, la souplesse, le métier pour enfiler sans y flotter, le temps d'un pareil hommage, le costume du grand Belge. Pour exhumer en octobre quatorze, à l'occasion du cinquantième anniversaire de sa captation, le mythique 33 tours OLYMPIA 64 ? La bonne idée. Fin de l'aparté.
Il faut avoir de la gorge et du cœur pour chanter Brel sans rester dans son ombre. Avec LE TEMPS DES ÂMES, Kent pourrait marquer les mémoires. La pochette du CD le montre statufié, dans une lueur blanche, en buste, placide, les bras croisés. Réchappé des froides ténèbres?
Le portrait d'un chanteur français qui survit à l'époque.

Baptiste Vignol