À cru, Paravel


Depuis LA SURFACE DE RÉPARATION (2001) sur la pochette duquel il posait tel un Comanche, Renaud Papillon Paravel, jadis graphiste, brosse avec cruauté (au sens où Antonin Artaud l'entendait quand il proposait la création d'un Théâtre de la cruauté, pour dire un «théâtre difficile et cruel d'abord pour moi-même») l'envers de nos existences à la gomme. Après un premier album nominé au Prix Constantin en 2002, sur lequel figurait notamment le mini-tube J'aime Tonku, cet homme massif des Corbières a sorti SUBLIMINABLE en 2004, PAPILLON PARAVEL AU SOMMET DE SON ARBRE quatre ans plus tard puis ÉCRIS ÇA QUELQUE PART en 2011, tous composés de saillies a priori indicibles mais balancées avec tant de détachement qu'elles en deviendraient élégantes. Renaud Papillon Paravel n'est pas chanteur, il «dit». Sa spécialité, c'est le cru. Qu'il aborde l'enfance (Marcher pieds nus sur un légo), la paternité (Je n'ai Dieu que pour toi), l'avenir (Un homme de boue), le show-business à la française (Le chanteur bien cuit), les choses de l'amour (Les questions) ou la pornographie des émotions (J'avais pas vu tes yeux), Paravel parle cru... Sans jamais être sale. Saignant, en somme. En 1964, dans «Le Cru et le Cuit», Claude Levi-Strauss s'intéressait aux thèmes mythiques amérindiens symbolisés par la cuisine et qui représentent le passage de la nature (le cru) à la culture (le cuit). Sorti du four en novembre 2013, le nouvel EP 5 titres de cet autre Renaud de la chanson, disponible en cd ou vinyl format 33 tours, du même cru paravélien, s'intitule AVEC LA LANGUE. Alléchant? Hum. Peinture hyperréaliste de nos impulsions citadines, La même en est le premier extrait. Aussi sombre que le cul d'une poêle, portée par un clip tout en ombres crues, cette litanie verse à cru dans les sables mouvants des détresses grégaires une froide vérité dans laquelle il est difficile, voire impossible, de ne pas, ici ou là, se reconnaître. S'il enfonce les murs de la bienséance, Paravel, c'est son truc, saute aussi dans le miroir. Avec panache.

Baptiste Vignol

Ces cancres qui attrapent des mouches...

La chanson Le Cancre figure sur le 33 tours LE VOYAGE de Leny Escudero, sorti en 1974. Jean-Claude Vignol qui, lorsqu'il dirigeait l'Alliance française de Natal au Brésil, avait fait travailler ses étudiants sur Le cancre pour une série de cours ordonnés par l'Université de Nancy II pour la propédeutique de lettres modernes en 1977, montre ici combien cette chanson (que l'on peut écouter ici) demeure un monument.


L'historien Jacques Legoff qui fut en son temps quelque peu iconoclaste nous manque quand on prend conscience que ce qui reste au fond de la mémoire de nombre d'anciens - les écoliers d'antan - et sans doute aussi des modernes dans l'école du «bel aujourd'hui», ce n'est que le bronze  verdissant sous les pluies hivernales et les autans de celui de 14 que nul ne connaît plus. Et tout au fond du souvenir, sous un clinquant mensonger, reste la date de la bataille de Marignan - grande victoire s'il en fut !-, solide référence. On se rappellera que Jacques Legoff revint un jour de l'école et annonça à sa mère médusée qu'on lui avait fortement conseillé «d'aller défiler sinon [il verrait] que les ennuis pour [lui] et [sa] famille ne ser[aient] pas petits».
La raison d'État impose à l'éducation reçue à l'école de la République les futurs élans du cœur du bon citoyen. La place faite à l'imaginaire est le plus souvent réduite à la portion congrue tant et si bien que le risque est grand à l'école du village d'être envoyé au fond de la classe, au rebut parmi les cancres. Leny Escudero fut sans doute de ceux-là, de ceux qui furent délibérément exclus du premier rang ce qui lui inspira l'une de ses chansons les plus fortes. Foin des symboles, des rites imposés! Place aux rêves, aux images auxquelles on n'a pas droit pour être au premier rang et apprendre à glisser sur le rail; place au voyage! Le cancre peut enfin vivre sa vie, le vrai de la vie. Le naufrage auquel on le condamne est une délivrance, une envolée sous l’œil cordial de son ami le corbeau lui aussi relégué au cercle des oiseaux du plus mauvais augure mais qui veille, «à l'autre bout du champ», à ce que celui qui lui ressemble apprenne sans faillir à déployer ses ailes.
Le cancre vit pour demain et peut lui chaut la date de la bataille de Marignan. C'est pour d'autres batailles qu'il est né: si ce ne sont plus le Chili, le Portugal, l'Espagne, ce sont la Palestine, l'Afghanistan, la Centre-Afrique, le Mali et d'autres encore, qui couvent sous les cendres encore chaudes ou germent à l'horizon de notre histoire incertaine. Le cancre est une chanson qui claque encore à la gueule de la bien-pensance.

Jean-Claude Vignol

La résurrection de Bensé


«C'est moi qui renaît à la pâque / C'est moi le printemps»… Bensé. Son premier et précédent album sorti en 2008 avait pu passer inaperçu auprès de certaines oreilles qui s'imaginent pourtant expertes en variété française. Mais l'on ne connaît jamais rien tout à fait. Une nouvelle chanson, Le Printemps, extraite d'un EP titré LES FILLES DU PRINTEMPS (2014), vient de jeter l'ancre sur le Net. La crise du disque a cet avantage que les artistes sont libres désormais de sortir leurs chansons quand bon leur semble, au format qu'ils désirent. Celle-ci dure 5'07. Bannie des quais radiophoniques, donc... Et pourtant. Il s'agit là d'une chose hors norme, somme d'équations existentielles, réflexion sur le temps, pleine d'angoisse, qu'auraient très bien pu chanter Jacques Brel ou Léo Ferré. L'auraient-ils mieux fait que Bensé? Pas sûr. Portée par un clip d'une simplicité lumineuse, où tout s'éclaire, comme par magie, à la quarante-quatrième seconde de la deuxième minute, la chanson déploie ensuite ses voiles qui lentement se gonflent, majestueuses, cinquante-neuf secondes plus tard, à la deux cent treizième du morceau (3'33) : «C'est moi les bateaux sur le lac / C'est moi l'amoureux qui te ment.» De ces réussites enivrantes qu'il est impossible de zapper sur les paroles desquelles la mélodie verse de l'or. Que dire enfin de l'instant précis où dans le clip (2'28) apparaît un visage de madone, celui de la plus belle femme du monde? Grâce à cette oraison printanière, Bensé ressuscite, en grande cérémonie.

Baptiste Vignol

Leny, ce héros


On ressent dans la voix de Leny Escudero quelque chose de calcaire qui remonte peut-être à ses jeunes années quand, pour gagner sa vie, ce fils de bûcheron espagnol arrivé en France à l'âge de sept ans, en 1939, était carreleur. Puis vint en 1962, à contre-courant de la vague yé-yé qui gonflait, le succès de jolies romances, tellement bien fichues qu'elles se sont installées dans le folklore de la chanson française: Pour une amourette, À Malypense et Ballade à Sylvie. Trois titres qui cachent - et c'est dommage !- une œuvre dense, guerrière parfois, mais profondément humaniste (immenses Vivre pour des idées, La Sainte-Farce, Le Cancre…), qui se singularise par la force de son écriture. L'éditeur Christian Pirot l'avait remarqué qui lui avait consacré en 2000 (vingt-sept ans après les éditions Seghers qui ne s'étaient pas trompées en l'inscrivant dans leur fameuse collection) deux volumes, L'Arbre de vie, 1 & 2, richement préfacés par François Pénigaut. À se procurer chez les bouquinistes. 


En 2013, Leny Escudero a publié ses souvenirs, et il n'en manque pas, lui qui, parce qu'il n'a jamais voulu être une star, n'en est pas devenu une. Invité permanent du salon La Chanson des Livres qui se tient depuis douze ans chaque premier week-end d'avril à Randan dans le Puy-de-Dôme, le chanteur dont le visage est celui d'un Christ souffrant aura cette année régalé François Corbier (un chansonnier pétri d'humour doté d'une plume adéquate) d'anecdotes dont on se demande si Leny les invente pour le bonheur de ceux auxquels il les narre... En voici une, inoubliable, relatée par Corbier sur son blog:  «Je me suis retrouvé à la table de Leny Escudero qui m’avait fait demander et qui avait plein de choses à me raconter. C’est ce qui s’est passé. Il m’est difficile de tout raconter par le menu car certaines histoires étaient quelques peu scabreuses, mais je me souviens notamment de celle-ci. "Tu sais, un jour, je suis invité chez le patron de Paris Match qui était à cette époque LE magazine que tout le monde lisait et être invité à dîner chez cet homme c’était un truc important. Mon agent m’avait dit de ne pas oublier de me rendre à ce rendez-vous. Il m’avait donné l’adresse. Je prends ma voiture. Elle tombe en panne. Je lève le capot et je me demande encore pourquoi je fais ça puisque je ne connais strictement rien à un moteur, mais bon, je le fais et je me retrouve avec les mains pleines de cambouis. Passent deux personnes auxquelles je demande si elles sauraient m’indiquer la rue Machin ou je dois me rendre. Incroyable, j’étais dans la rue et pile devant le numéro de m’sieur Paris Match… Je cherche la porte. Je ne la trouve pas. Je tends l’oreille. J’entends qu’on parle et qu’on s’amuse. Je n’ai aucun doute. Je suis à la bonne place et je décide d’entrer par la fenêtre… J’y parviens. J’ai les mains dans un état pitoyable. Le visage au passage en a pris aussi et quand j’arrive devant le maître de maison, personne ne prend peur, mais il me dit que tout le monde m’attendait et que ce n’est pas bien poli d’arriver si tard et si peu propre dans cette maison. M’sieur Paris Match ajoute: "À cause de vous le potage et froid et ce ne sera pas bon !". Alors François, je ne sais pas ce qui m’a pris, mais sa réflexion m’a un peu énervé et j’ai pris la louche et je me suis servi une assiettée de soupe puis j’ai ouvert ma braguette et je me suis plongé les couilles dans la soupe et j’ai dit: "Vous avez raison monsieur! La soupe est froide!", et le patron m’a prié de quitter immédiatement son domicile, chose que j’ai faite en repassant par la fenêtre ! Des années plus tard j’ai revu ce bonhomme. Il m’avait mis tricard de son magazine pendant vingt ans et, lorsque nous nous sommes à nouveau croisés, il est venu me serrer la main en me disant: "Leny, j’ai eu tort de vous chasser de chez moi. Vous étiez le seul qui ne venait rien chercher et je vous ai mis dehors. J’ai eu tort. Mon épouse me l’a fait remarquer à l’époque, mais je n’ai rien voulu entendre. Je vous prie de m’en excuser."… Tu vois François, cette femme qui était mannequin et qui avait épousé un journal avait plus de sensibilité que ce bonhomme qui dirigeait un empire de presse et qui s’adressait à des millions de lecteurs. Ce n’était sans doute pas très bien ce que j’avais fait chez lui mais il ne faut jamais se freiner. Quand on est sincère ça finit toujours par être reconnu !». 
Pour d'autres anecdotes aussi folles, et pourtant véridiques - Leny le jure sur sa tête -, il faut lire Ma vie n'a pas commencé paru au Cherche-Midi. On y retrouve Brassens, Brel, Barclay, Édith Piaf, Boris Vian, Miou-Miou, Jean-Pierre Melville..., et l'on boit ces pages à longue lampée.

Baptiste Vignol

Le sacre de Jeanne


Elle aime l'authentique, l'inattendu, «les champs illimités des horizons incertains et nouveaux»... Elle répugne aux modes tapageuses. Les pince-fesses la hérissent. Elle déteste les tricheurs et les donneurs de leçon. Respectant les gens simples, elle les écoute, avec une attention de fer. Surtout, elle cherche le rire. Et quand règnent la camaraderie, la complicité, l'harmonie, c'est le souk dans ses salons. L'album HISTOIRE DE J., sur la pochette duquel elle s'affiche sans apprêt dans la lumière naissante d'un matin corse, est aussi né de ces qualités-là, elle qui chante si bien ses défauts… Trois merveilles sur ce disque l'auront hissée parmi celles et ceux qu'elle admire. Comme je t'attends d'abord, pour l'enfant qui viendra, dont l'écriture exquise et la finesse du phrasé font mieux qu'évoquer Barbara. Petite fleur ensuite, dédiée à son père, opalescente et si proche dans la sûreté de l'interprétation des grandes chansons de William Sheller. Femme debout enfin, inspirée par sa mère, dont la mélodie toute en lenteur, faite pour porter les mots et pour mieux les faire entendre, aurait pu naître sur les touches du Bosendorfer noir de Véronique Sanson. Dans sa génération, celles des chanteuses nées sous Giscard d'Estaing (entre 1974 et 1981), il y a désormais Jeanne Cherhal et les autres. Ce qu'elle démontre aujourd'hui sur scène, belle comme une vague, épanouie, émouvante, dans un tour de chant conçu à l'ancienne, où les titres, soigneusement choisis, s'enchainent et meurent dans l'éclat de vifs applaudissements. Le rêve pour tout artiste accompli.

Baptiste Vignol