Le Roi Christophe



Il faudrait pour rire un peu retrouver les vieux billets moqueurs écrits sur Christophe au fil des années quatre-vingt, après Succès fou (1983), quand il ne valait pas davantage qu'un Dave ou qu'un Lenorman aux yeux d'une critique déjà folle de Manset. Mais Joe Dassin la faisait bien marrer aussi... Toutes ces idoles à papa. Des ringards. Certains savaient pourtant, qui se passaient, sur la platine et sous le manteau, LES PARADIS PERDUS, LES MOTS BLEUS, SAMOURAI, aujourd'hui cultes: «Tiens, et goûte ça, c'est du bon.» 1996, une éclaircie: BEVILACQUA. Grandiose, immense, consacré par Bayon. Enfin le plaisir de lire de jolies lignes sur le dandy des variétés, et dans Libé, genre «Tu vois !». Mais BEVILACQUA, ce monument, malgré Le tourne-cœur, laissa les ondes étrangères. La réhabilitation du musicien date de 2001, suite à COMME SI LA TERRE PENCHAIT et ses inoubliables Petits luxes. Quelques mois avant sa sortie, je l'avais croisé dans les bureaux d'Universal, au Panthéon. L'ami Laurent Balandras lui avait demandé s'il souhaitait boire quelque chose pour se rafraichir, et Christophe - j'apercevais un dieu…- lui réclama un coca tiède: «Tiède, le coca.» Porté aux nues par la presse, déifié par Marc-Olivier Fogiel (ça marchait très fort alors pour Fogiel), suivront l'Olympia, une tournée, un disque d'or peut-être, un splendide DVD live, quelques belles unes de Technikart… Et puis l'impec' AIMER CE QUE NOUS SOMMES en 2008. Le douzième album de Christophe vient d'atterrir. Comme d'hab', il époustoufle. Moderne, lunaire, vaste et vertigineux. «Je vous propose / D'ouvrir des choses / Des choses avec moi / Sur de nouvelles voies...» L'invitation. Trois chefs-d'œuvre ont déjà sanctifié LES VESTIGES DU CHAOS: Océan d'amour, Lou et Dangereuse. Mais la délicatesse de Tu te moques ! Et le velours des Mots fous… Sans parler d'Ange sale, suite des aventures de J'l'ai pas touchée, pareillement écrites par Boris Bergman en 1984… Et si dans cent ans de ça, le vestige le plus entier et le plus fascinant qui restera de toute cette chanson française disparue était l'œuvre de Christophe, cette mosaïque?

Baptiste Vignol

Sung in french


Cabrel, ce patriote. Heu, de quoi s'agit-il? En gros, la star et son premier producteur, Richard Seff, s'inquiètent que les radios, qui déjà laissent peu de place dans le paysage musical aux chanteurs français, puissent prochainement, sur simple dérogation, «sans que l'on dise pourquoi et dans quelles conditions», abaisser de 5% le quota de chansons en langue française fixé à 40% sur l'ensemble de la diffusion depuis janvier 1996. «Il est primordial de réserver un espace de diffusion à la production des artistes français, assure Francis Cabrel. Trop d'entre nous se sont découragés et ont choisi la langue anglaise dans l'espoir d'accrocher une chance supplémentaire d'être programmés par les radios.» La langue anglaise. Francis est gentil. Quand bon nombre de nos brailleurs anglophiles seraient incapables de demander leur chemin dans le métro new yorkais...
En conséquence, Cabrel propose, au nom d'un «patriotisme» linguistique, un amendement, qu'il qualifie de crucial et qui imposerait aux radios des «heures de diffusions décentes» pour les artistes français, «matin, après-midi et début de soirée». Pour les chanteurs français, mais d'expressions francophones aussi, qu'elles soient créoles, patoises et régionales. «J'ai la chance d'écouter des dizaines de jeunes artistes par an, témoigne Cabrel qui, avec Richard Seff, a créé les Rencontres d'Astaffort en 1994. Je peux affirmer qu'une bonne partie d'entre-eux aurait leur place dans le paysage musical et quotidien des auditeurs.» Faut-il rappeler ici quelques noms d'artistes brillants et modernes qui, depuis une quinzaine d'années, à force d'être réduits au silence radiophonique, ont fini, lourdés par leurs labels, par rendre les armes? La solution étant, pour ceux qui en ont l'énergie, de se tourner désormais vers le financement participatif. Quel panard. Inutile de préciser que les patrons de majors, eux, surfent encore sur des émoluments princiers… Les coups de pied au cul qui se perdent! Et que même les émissions de nuit, à l'instar de «Sous les étoiles exactement» sur France Inter, qui axaient tout, grâce à Serge Le Vaillant, sur l'intelligence, la nouveauté, la diversité, l'originalité, ont été saquées de l'antenne…
Il est remarquable qu'un colosse comme Cabrel, que les Inrockuptibles aiment tant conchier de billets aussi prévisibles que la raie du maçon, se sente solidaire de la variété française dans son panorama. Parce qu'il est définitivement libre, Cabrel l'ouvre, quand tant d'autres se taisent… Vingt millions d'albums au compteur ne vous rendent donc pas forcément gras et ventripotent comme un moine. Cabrel s'alarme, et ça fait son effet: les journaux en parlent. Pourvu que quelques consciences s'alertent. Peut-être alors - espérons-le !-, après la décision des sénateurs de suivre Cabrel dans ses recommandations en «confortant» la chanson française lors de l'examen, le 24 mai prochain, du projet de loi sur la Liberté de Création, l'Architecture et le Patrimoine, faudra-t-il lui dresser une statue d'un roc de grand air.

Baptiste Vignol

Grande Maissiat


TROPIQUES, en 2013, la plaçait parmi les reines en devenir, féline et orageuse. GRAND AMOUR, son deuxième recueil, est d'autant plus bluffant qu'il confirme l'impression première, l'entérine. C'est à poil que Maissiat s'y plonge, à seule voix, pour une fervente ouverture, portique de l'édifice. Puis ses airs la couvrent d'étoffes mélodieuses. Mais avait-on depuis Bardot, la divine de Jean-Max Rivière et Gérard Bourgeois, l'offerte sous le soleil…, avait-on glorifié le désir cru, l'impatience, l'adoration («Je vous veux / J'avoue j'en suis malade», Ce bleu sentimental), les parfums riches et triomphants («Ton odeur, un bouquet d'épices / Que tu m'accroches en boutonnière», Bilitis), l'inconnu, le mystérieux, avec autant de poésie («Je rêve d'une amie nue sur la baie d'Athènes / Arrachant à la mer trois baisers par semaine», Hypnos) ? Autant de don de soi: «C'est le récit d'un amour fou / C'est une saga / Une île sans vocabulaire / Une vie à te plaire / À t'aimer sans tabou...» (Swing Sahara). Depuis la sortie du disque en mars 2016, nul n'a manqué d'évoquer François Hardy, William Sheller, Barbara ou Daho pour situer Maissiat. Et c'est raison. Parce qu'assumé. Si l'on croit à ce GRAND AMOUR, c'est qu'on croit à sa sincérité quand Maissiat promet, par exemple, qu'«il est dans chaque mot signifié que je t'aime». L'alexandrin. Et l'on ne peut pas ne pas croire en Maissiat parce qu'on ne peut pas ne pas ressentir une vive admiration pour son écriture et son inspiration. C'est la victoire de ces dix chansons romantiques.

Baptiste Vignol

La voix, c'est elle


Tellement d'albums recommandables n'abritent en définitive qu'une, deux ou trois compositions valables qu'un EP proposant quatre titres habiles et enjôleurs devient désormais disque indispensable. Voilà l'offrande de Juliette Armanet dont le premier extrait, Manque d'amour, et sa ligne exemplaire, croule déjà sous les éloges de la critique unanime. Les trois autres plages du CD sont tout aussi bien roulées. Car ça galope, le vice dans la peau et ça fait des mises au point: «J'irai tout droit vers l'horizon / Sans chercher jamais de garçon» (Cavalier seule). Aïe. Ça envoie des Cartes postales, et n'est-ce pas délicieux ? Quand d'autres hennissent comme on twitte, à pleins naseaux, en piétinant l'orthographe, Juliette écrit. Sachant par surcroit, parce qu'elle saute les a priori, l'inimitable force sexy d'un solo de sax… Et puis ça présente ses adieux, en lançant «des bouteilles à l'amour» (Adieu Tchin tchin). Mais surtout ça chante comme nulle autre ici-bas, ça sonne, ça papillonne et ça décoiffe. Visiblement, cette fée cavaleuse connait la magie des musiques légères, dont les boucles teintées d'azur, d'écarlate, d'un seul coup d'ailes, se posent sur les ouïes délicates en y laissant de leurs couleurs. Alors bien sûr, si ces chansons courtes - mais amples - ont épinglé le revers de leur veste en jean d'un pin's de nostalgie, elles montrent avant tout la voie, et flattent le populaire, faisant mieux ressortir encore le caractère d'oasis de la pop chic et française. Une artiste vouée aux grands vents.

Baptiste Vignol