La réalité du marché


Parce qu'ils avaient frôlé ou dépassé le million d'exemplaires vendus avec leur précédent et/ou antépénultième album(s), le nouveau disque de ces chanteurs français fut l'un des événements du dernier trimestre 2009. Comme l'écrit François Taillandier dans une chronique consacrée au palmarès des chanteurs les plus fortunés, "l'aspect financier est un bon indicateur de l'amour du public." (L'Humanité, 28 janvier 2010) À l'aune de ce constat, jetons un œil sur les ventes réelles (les chiffres annoncés par les maisons de disques sont toujours fantaisistes) de ces mastodontes de la grande Variété.
Pour rappel, les statistiques prétendent que l'album d'une vedette consacrée aura réalisé 60% de ses ventes un mois après sa sortie.

Quinze jours avant Noël, en plein boom des achats, Mylène Farmer et Nolween sortaient leurs nouveaux produits.
Le live de la première, enregistré au Stade de France, s'est depuis écoulé à 137.000 exemplaires - ce qu'elle vendait en 8 jours il y a 4 ou 5 ans. Déception.
L'ancienne gagnante de la Star Académy qui fut disque de diamant (1 million d'exemplaires) avec son premier album et vendit plusieurs centaines de milliers du second (écrit par Laurent Voulzy) n'a séduit avec LE CHESHIRE CAT ET MOI que 35.000 acheteurs. Échec commercial.

Amel Bent et Garou connurent les hauts sommets du Top. Le premier CD d'Amel Bent s'était notamment écoulé à 700.000 exemplaires. Le 3ème, OÙ JE VAIS, atteint les 75.000 unités, deux mois après sa sortie (6 décembre). Tout juste honnête au regard de la conjoncture.
Quant à Garou, l'homme qui remplissait Bercy, chantait avec Céline Dion et impressionne encore Daniela Lumbroso, il boit la tasse avec seulement 40.000 ventes de GENTLEMAN CAMBRIOLEUR. Un bide. Mais en matière de chanson, Daniela a tout à apprendre...

Le 29 novembre 2009, Renaud sortait un album de titres irlandais adaptés en français, MOLLY MALONE, LA BALADE IRLANDAISE. 140.000 CD plus tard, on peut dire que Renaud s'en est joliment sorti avec ce disque de reprises. À titre de comparaison, ses trois précédents albums de chansons non originales (CHANSONS RÉALISTES, 1981; RENAUD CANTE EL NORD, 1991; RENAUD CHANTE BRASSENS, 1996) avaient trouvé plus ou moins 300.000 acheteurs.
C'est également avec un album de reprises, GRAND ÉCRAN, qu'Eddy Mitchell est réapparu fin novembre. Résultat (provisoire): 120.000 exemplaires. Un score honnête.

Après le triomphe absolu de DANS MA BULLE en 2006 (plus d'1 million d'exemplaires vendus), qui suivait BRUT DE FEMME (300.000 exemplaires en 2003), le nouvel album de Diam's, S.O.S., peine à décoller. 137.000 exemplaires "seulement" trois mois après sa sortie (15 novembre)! Bien le signe que le marché bat de l'aile. Même constat pour Gérard de Palmas dont SORTIR dépasse tout de même le cap symbolique des 100.000 exemplaires (105.000 à ce jour).

Paru début novembre, LES FAUX TALBINS de Sanseverino n'a trouvé que 12.000 acheteurs. Incompréhensible.

Pascal Obispo, le désastre commercial de l'année. Lui, que l'on présente encore comme le pape de la Variété, le banni des Victoires de la Musique, le champion des supermarchés, n'a écoulé que 43.000 exemplaires de CAPTAIN SAMOURAÏ FLOWER 4 mois après sa sortie (mi-octobre). Les héros sont fatigués...
Le premier album de Renan Luce, REPENTI, fut un véritable triomphe: 900.000 exemplaires. Son deuxième connaît un démarrage satisfaisant puisqu'il atteint 120.000 unités.

Le 13 septembre paraissait MISTER MYSTÈRE de -M-, 4 ans après QUI DE NOUS DEUX (disque de platine). Un album qui, malgré le soutien des médias (dont un passage au 20 heures), pâtit de la crise du disque puisqu'il ne s'en est écoulé que 175.000 à ce jour. Un score deux ou trois fois inférieur à ce qu'il pouvait espérer, mais dont se seraient satisfaits, il faut le préciser, nombre de ses confrères, même quand le CD se vendait...

Une semaine auparavant, Marc Lavoine sortait son NUMÉRO 10 qui s'avère au final, avec l'album MOZART L'OPÉRA ROCK (400.000 ventes à ce jour), l'un des hits du moment puisqu'il atteint aujourd'hui 225.000 exemplaires et qu'il figure toujours dans le Top 15 des meilleures ventes hebdomadaires.

Parmi les récentes sorties, notons quelques succès qui éclaircissent l'horizon et prouvent qu'un bon album peut encore trouver son public. Benjamin Biolay, par exemple, qui a déjà écoulé 71.000 exemplaires du double album LA SUPERBE sorti le 25 octobre. Porté par sa tournée et son probable triomphe aux prochaines Victoires de la Musique, Biolay devrait dépasser sans peine le cap des 100.000 exemplaires.
Notons également IRM de Charlotte Gainsbourg qui atteint, deux mois après sa sortie (mi-décembre), le score flatteur de 85.000 unités. Mais parlons-nous là de "chanson française"?

Baptiste Vignol

Du côté d'chez Pierrot


Pour qui aime l'Auvergne, la chanson, Jean-Louis Murat, les mirabelles et les chapelles romanes, cette interview de Jeanne Cherhal de derrière les fagots:

Fidèle


On a tout dit, tout écrit sur le dernier album de Renaud. Les chroniqueurs, qui se prennent maintenant pour les membres d'un jury de télé-réalité, n'en ont eu que pour ses cordes vocales, s'indignant même qu’elles fussent en mauvais état. A-t-on jamais demandé à Renaud de bien chanter? Mais les mêmes reprochent à Camille son caractère de cochon... Ou reprochaient jadis son timbre à Charles Aznavour. Au final, le meilleur article paru sur MOLLY MALONE est signé Fabienne Hauchart dans Voici qui note simplement : "Sa voix usée par les excès colle bien à ces histoires d'exil et de misère." Car il s'agit de cela en effet, de chansons qui racontent des histoires comme il s'en raconte dans les pubs irlandais, des chants de marins, de migrants, au son des harpes celtiques et des violons grinçants. Il est là l'intérêt de ce disque. Dans l'art de l'adaptation.
Les anglo-saxons ont toujours su traduire nos chansons pour en faire des tubes planétaires : My way évidemment, d'après Comme d'habitude, mais encore Beyond the sea (La mer), I wish you love (Que reste-t-il de nos amours?), If you go away (Ne me quitte pas), What now my love (Et maintenant), Let it be me (Je t'appartiens), tous des standards mondiaux. L'inverse est moins convaincant. Mis à part quelques hits traduits dans les années 60 par (pour) Claude François, Eddy Mitchell et Joe Dassin, l'inévitable Suzanne de Graeme Allwright et les brillantes adaptations de titres de JJ Cale, Bob Dylan, James Taylor ou Jackson Browne par Francis Cabrel, les tubes américains interprétés en français laissent à désirer. Pour bien traduire, il faut pouvoir repenser émotionnellement et plastiquement les images, se faire le juste médiateur capable de s’approprier la fulgurance d’une vision, trouver le raccourci, posséder l’art du rebond qu’autorisent le vers ou la strophe. Et Renaud nous fait aujourd'hui regretter de n’être pas allé au bout de son projet springsteenien quand il annonçait, voici 25 ans, vouloir s’approprier les classiques du Boss. Car il se révèle, en effet, dans MOLLY MALONE, un formidable traducteur. Ces chansons «irlandaises» ne déparent pas son répertoire car elles semblent sortir de son théâtre intime, avec leurs trouvailles, leur poésie, leur vocabulaire, leur dose d’humanité.
L'action se passe en Irlande, donc. Et Renaud ne nous promène pas dans les lacs du Connemara !
"Les villes industrielles/ Du Nord-Ouest on connaît/ Ils nous l'ont joué belle/ Quand les usines ont fermé." (Vagabonds)
En maître conteur, il plonge ensuite dans son décor : « Du côté Est de la ville/ Aux pieds de la colline/ Y a une grande cheminée/ C'est le Belfast Mill. » (Belfast Mill)
Un quotidien gris foncé, qui rappelle forcément Germinal. Ne sommes-nous pas là chez Renaud, dans la veine militante d’où surgirent ses chansons ouvrières (Oscar, Son bleu), cet art disparu, dont le dernier succès populaire remonte à Pierre Bachelet (« Au Nord, c’était les Corons / Le ciel, c’était le charbon… », #1 en juillet 1982)? Mais il y a, c’est vrai, plus glamour que de chanter les Gueules noires.
« Dans la vallée, les mineurs/ Ont tous perdu leur boulot [...] / Les chevalets n'tournent plus/ Les chants ne résonnent plus/ Les pubs sont déserts comme les rues. » (Adieu à Rhondda)
Enfin, et pour enrichir son imaginaire, Renaud campe des personnages hauts en couleurs, aventuriers, durs au mal, mais pour toujours amoureux de leur île natale. « J'ai chassé la baleine au large des Açores/ J'ai coupé du bois à Vancouver/ Traîné mes godillots de port en port / Supporté d'éternels hivers / Mais le sol Irlandais [...] / Les eaux de la Liffey/ Me manqueront toute ma vie » (Je reviendrai...)
Fidèle à ses convictions, ses amours, ses illusions, son désir de rendre hommage (cf. ses disques de reprises de Brassens, de chants Chtimis, du répertoire réaliste), Renaud signe un album dont le principal défaut (s’il fallait lui en trouver un) serait de lui ressembler, jamais opportuniste (Renaud, et cela fait des lustres, n’a plus besoin de «chanter» !), respectueux de son parcours. « Fidèle, fidèle, je suis resté fidèle à des choses sans importance pour vous » pourrait-il balancer aux donneurs de leçon. Retenons plutôt cette ultime supplique, rénaldienne en diable, dans Te marie pas, Mary ! : "Donne ton amour, ta flamme / Et ce pour l'éternité / À qui déteste les armes / Fussent-elles de la liberté."
Mais quel chanteur conjugue encore le verbe être à l’imparfait du subjonctif dans un emploi équivalent à celui du conditionnel ? Voilà la question, messieurs la critique facile.

Baptiste Vignol


Indispensables

Il y a les disques majuscules, parce qu'ils abritent trois ou quatre chefs-d'œuvre de la chanson, ou parce qu'ils ont été des repères, des points de départ, des sources d'inspirations... Et puis il y a ces chansons, tout aussi prodigieuses, mais qui figurent plus esseulées sur des albums disons moins parfaits. Elles sont souvent regroupées sur des Best of ou des enregistrements publics. Voici donc pour clore en beauté cette anthologie de la discographie française 11 compilations (pourquoi 11? parce que) absolument indispensables.



Beaucoup se souviennent de Bourvil pour ses énormes succès, Les crayons (1946), La tactique du gendarme (1950), Ballade irlandaise (1957), Salade de fruits (1959), Un clair de lune à Maubeuge (1961).... Mais il comptait aussi dans son répertoire quelques perles plus confidentielles, C'était bien (1960), Ma p'tite chanson (1960), Mon frère d'Angleterre (1961) qui justifieraient à elles-seules sa présence dans ce Top 11.



Avec Eddy Mitchell et Michel Delpech - mais il fallait faire un choix..., Joe Dassin est l'exemple parfait du chanteur populaire. Habile mélodiste, doublé d'un "performer" au déhanché américain, ce docteur en ethnologie interprétait des ballades entraînantes que l'on est toujours heureux de chanter sous la douche, au volant, et de reprendre entre amis. "Elle m'a dit d'aller là-haut siffler sur la colline..." La belle Variété.



Sanguine, tendre, outrancière, onirique, délirante, théâtrale, voilà la plus grande interprète francophone (vivante). Citons, en vrac, chez Diane Dufresne J'ai rencontré l'homme de ma vie, Chanson pour Elvis, Oxygène, Le parc Belmont, Les hauts et les bas d'une hôtesse de l'air, Maman, si tu m'voyais, Strip Tease, J'vieillis... autant de merveilles qu'il convient de connaître. L'une des fiertés du Québec.



Il y eut les années Mirza, faites de tubes "rigolos" (Les cornichons, 1965; Oh Hé! Hein bon, 1965; Le téléfon, 1966) et sa période expérimentale où, de retour d'Italie, Nino Ferrer publie des albums très instrumentaux (MÉTRONOMIE, 1972), chantés presque entièrement en anglais (NINO AND RADIAH, 1974), mais qui contenaient chacun une splendeur : La maison près de la fontaine ou Le Sud. Inoubliable.



MORCEAUX DE CHOIX. Dès son premier 33 tours paru en 1968, l'excentrique annonce la couleur: BRIGITTE FONTAINE EST FOLLE. Bien. Puis elle enregistre COMME À LA RADIO, trop underground pour la résumer et quelques autres "expériences" sonores. Soutenue par Étienne Daho, elle réapparaît au début des années 90 et enchaîne les titres formidables (Le nougat, 1993; Conne, 1995; Ah! que la vie est belle, 1997; etc.). Une artiste hors-norme.



De 1950 où elle crée Je hais les dimanches de Charles Aznavour à JE ME SOUVIENS DE TOUT (2009), Juliette Gréco aura chanté des dizaines d'auteurs dont Jacques Prévert, Georges Brassens, Pierre Mac Orlan, Jean Ferrat, Maurice Fanon, Léo Ferré, Charles Trenet... Retenons La javanaise que lui offrit Serge Gainsbourg et dont elle fit un succès avant qu'il ne l'enregistre lui-même, Il n'y a plus d'après à Saint-Germain des Prés de Guy Béart ou Les vieux amants de Jacques Brel. Ce sont des chansons de Gréco. Voilà sa force, son génie! Sublimer des chansons jusqu'à les incarner.



Quand elle débarque en France en 1997, portée par Charles Aznavour, la presse unanime s'enflamme : "Attention, phénomène!" Une huitaine d'albums plus tard (et deux ou trois pépites par CD), Lynda Lemay n'a rien perdu de son pouvoir d'émotion, de son humour dévastateur, de sa simplicité. Dotée d'un charisme saisissant, il faut la voir sur scène où Le plus fort c'est mon père, La visite, À l'heure qu'il est, Les filles seules, Maudits Français... prennent une ampleur étonnante.



Parce qu'il fut une figure majeure de Saint-Germain-des-Prés, admirée par Marcel Carné, Jean-Paul Sartre et Albert Camus. De sa voix grise et monotone, désinvolte, populaire, "Moulou" chanta Jacques Prévert, Raymond Queneau, Boris Vian, Bernard Dimey, osant interpréter Le déserteur le jour même de la chute de Diên Biên Phu. Ce qui fit un scandale. Pour le bonheur aussi de ré-entendre Comme un p'tit coquelicot (1952) ou Un jour tu verras (1954)! Un très grand.



NOIR DÉSIR EN PUBLIC. Pourquoi ne pas avoir choisi un album-studio des NoirDèz? Parce que cet enregistrement réalisé pendant sa dernière tournée traduit à la perfection l'énergie du groupe, son âpreté, ses engagements, osons le dire sa poésie. La perfection du rock français.



Comment imaginer une discothèque sans un double-album d'Édith Piaf? Depuis Mon légionnaire (1935) jusqu'à À quoi ça sert l'amour (1962), on compte des centaines de chansons, et des dizaines de succès. Le symbole de la chanson française de Buenos Aires à Tokyo en passant par Auckland et San Francisco. Immortelle.



Avec JARDIN D'HIVER (2000), Salvador vit à 83 ans un étonnant retour en grâce pour un album largement surcôté. S'il figure dans ce palmarès, c'est pour ses chansons "créoles", aussi douces que des quartiers de mangue. Une île au soleil (1958), Bora Bora (1958), Dans mon île (1958)... Et bien sûr Syracuse (1963), Maladie d'amour (1950), Clopin Clopant (1946) et Le Loup, la biche et le chevalier (1955) qui lui valent la postérité.



SHELLER (1991). Une discographie importante, colorée, ambitieuse, truffée de plusieurs hits dont le premier disait "Donnez-moi madame s'il vous plaît du ketchup pour mon hamburger" (Rock'n'dollars, 1975). En 1991, Sheller, seul au piano, interprète ses plus grands succès, faisant la preuve, s'il était besoin, qu'une bonne chanson doit d'abord pouvoir être chantée dans ses plus simples atours. Quel régal de découvrir toutes nues Symphonam, Maman est folle, Nicolas, Les filles de l'aurore, Un homme heureux, Genève ou les magnifiques Miroirs dans la boue. L'un des plus beaux live de la chanson française.

Baptiste Vignol