Pas si Rose que ça

Un visage de chat. Sa plasticité. Qu'on dirait s'être détaché d'une huile sur bois de Bartolomeo Montagna. La Vierge et l'enfant... Photo de Yann Orhan. Le troisième disque de Keren Rose est sorti fin février 2013: ET PUIS JUIN. Presque entièrement axé sur la naissance de son fils, à l'aube de l'été 2011. Un concept banal, peut-être, mais onze chansons attachantes, et réussies, parce qu'apparemment très sincères, au plus près de leur parolière et de ses incertitudes douloureuses. Revue de détail.


Plus que de vendre des disques, elle connaît déjà - son premier album qui contenait La Liste et Ciao Bella vécut cette apogée («J'en vendais 20.000 par semaine, et je ne le disais pas, j'avais honte...») -, Rose souhaiterait devenir «populaire». L'un va mal sans l'autre. Avec Aux éclats je ris, elle vise juste puisque cette chanson d'ouverture au titre fallacieux donne envie de la consoler. «Ce soir j'ai pas l'moral / C'est comme ça qu'on dit...» Au poil pour élargir son public. Toujours lui laisser croire qu'on est triste et célibataire. 
Sauf que dès le deuxième morceau, Mais ça va, la chanteuse, de sa voix séduisante et râpeuse, relate combien son ciel s'est éclairci. Aïe. «Et puis un matin, on sait pas pourquoi / On sait pas comment / Mais ça va.» Ça sent le mâle en faction... 
Et patatras. Le troisième, J'aime (pas), sonne comme une déclaration. Rose est amoureuse. Mais grave! Éprise et jalouse. «Faudra même plus que tu travailles» intime-t-elle : «J't'en donnerai moi du boulot / Tu t'occuperas rien que de ma peau.» Recherche-t-elle des stagiaires?
Puisqu'il en va de la nature des choses, il fallait au scénario un enfant. Le sujet d'Et puis Juin. L'En cloque de Keren. Co-composée par Séverin, pour dire que la mélodie tourne rond. Mais la perle du disque s'intitule C'est donc rien. L'histoire - car ces chansons en racontent, leur côté Souchon- d'éphémères retrouvailles avec une personne jadis adorée et dont il ne reste goutte. Pas sûr que l'ancien compagnon la fredonne sous sa douche.


Les filles sont des garçons bizarres, chantait Élisa Point. «Compliquées» ajoutait Élisabeth Anaïs : «Tu sais l'amour n'est jamais simple / Pour les filles compliquées...» (Les filles compliquées, 1991). Je me manque, donc, concerne le tourment féminin. Comment souffrir autant quand est jeune et jolie, fiancée, amoureuse et mère épanouie? Question de magazine. Co-composée avec Loane, pour dire que la mélodie vole bien. 
Keren Rose, née à Nice en 1978 (pour mémoire, cette année-là, l'OGC Nice de Dominique Baratelli perdait en finale de la coupe de France de football contre l'AS Nancy Lorraine du jeune Michel Platini), se serait donc pris Les pieds dans le bonheur. Formule heureuse pour rappeler qu'à côté de ce que l'on nomme la félicité («La félicité est le bonheur qui paraît complet, et qui s'annonce comme permanent pour ainsi dire», Étienne Pivert de Senancour, De l'amour, 1806), le chagrin se tapit, attentiste. Comme l'affirmait Pascal Sevran, qui ne croyait pas si bien dire: tous les bonheurs sont provisoires...  Sans dèc.
Sinon, Rose, ancienne professeur des écoles - heureux bambins qui eurent le temps de tomber amoureux de leur maîtresse -, démontre qu'elle n'a pas volé son diplôme. «Je me suis fait avoir comme une bleue...» Juste. Pas d'accord du participe passé dans ce cas-là. Bien que la règle soit discutée, elle n'en est pas moins admise. 
On dit, huitième chanson du CD, la deuxième pour Solal, son enfant. Et l'on songe à Pierrot ou à Mistral gagnant. Décidément, Renaud...
Avec Jamais Paris ne me laisseIl m'a conduite à la chapelle / C'était la fin des bonnes nouvelles / Il a pris la porte, et les lilas / M'laissant des tuileries sur les bras»), Rose se lance dans une énième ode à Paname, à base de stations de métro. Exercice de style dont Pierre Perret conserve le pompon (Bercy Madeleine, 1992).
Certaines chanteuses ne disent rien d'elles quand elles écrivent sur leur Raymond, et cela rend leurs chansons caricaturales. Rose, pour évoquer son mec, ne parle que d'elle («Il m'appelle ma puce, ma beauté / Ma dingue, ma pin up, mon poney / À cause du bruit de mes talons / Claquant bancals sur le béton» (Mon homme). Et ça rend sa chanson charmante. Élémentaire. 
Fallait-il pour clore cet album et contredire sa pochette biblique une chanson peccamineuse? Dans Comme si c'était demain, Rose confie s'être parfois entichée «d'inconnus qui lui ébouriff[ai]ent l'orgueil de leurs regards alanguis». Se méfier des Niçoises. De quoi s'agit-il? De quelque peccadille. Mais l'on se dit quand même qu'il devait être grisant de fréquenter les coins obscurs de ses titubations, et de s'y faire envoyer sur les roses.

Baptiste Vignol

Le cœur Maissiat



Des lunes que l'aire des variétés n'avait pas été transpercée par des mélodies ailées aussi majestueuses que l'essor d'un aigle, et dont l'immédiate accessibilité les rend divinement populaires. Façon Daho à son meilleur. TROPIQUES, premier album d'Amandine Maissiat, foisonne d'envolées sauvagines dont les refrains semblent avoir été conçus pour s'entonner debout, les bras en croix, sur une plage d'Unguga à l'heure orangée du couchant. Dompteuses, épidermiques, chargées d'orages. Oui, les rivages de la chanson française proposent encore des tropiques de rêve, des grèves de sable fin, bordées de cocotiers ou de forêts humides débordantes d'orchidées. Fauve.

Baptiste Vignol

La télé veut ta peau, par Vincent Baguian



La mode est à l’élimination. L’exécution publique de candidats fait de l’audimat. Alors, quel que soit ton domaine de prédilection, les producteurs de télé trouveront bien un moyen de te faire disparaître. Il faut te battre, aller jusqu’au bout, dépasser tes limites, gagner ou tout perdre… L’humiliation sera ta sanction. Devant des millions de spectateurs impitoyables, tu seras renvoyé chez toi. Retour à la case départ. Pauvre quidam ! L’anonymat auquel tu voulais te soustraire t’engloutira à nouveau. Pauvre vedette en mal de notoriété ! Avale cet insuccès qui t’avait fait accepter n’importe quoi ; de danser avec d’autres soit disant stars ou de plonger de dix mètres, toi qui n’aimes pas l’eau et à qui le maillot de bain cause tant de disgrâces. Adieu les feux de la rampe, la célébrité que tu touchais du doigt. Terminée l’ovation des foules peu sentimentales. Tu peux également faire une croix sur les X milliers d’euros que tu visais et qui allaient te permettre de réaliser tes rêves. Fin des festivités, ta mort médiatique a été prononcée. Un animateur, la mine compassionnée, viendra recueillir tes derniers mots. Oui, tu pleureras en public, de tant décevoir ta famille, tu sangloteras impudiquement de tant te décevoir toi même. Le verdict est tombé, ta performance est jugée insuffisante, tu dégages ! Pas assez de coups de téléphones surtaxés, le désamour des téléspectateurs te vaut l’exclusion. Pouces vers le bas, on t’a assez vu ! Il ne doit rester qu’UN survivant ! Voici les jeux du cirque.
- Tu Cuisines : Flop chef !
- Tu Chantes : « Voice » Populi
- Tu fais de L’Humour : On ne demande qu’à t’éliminer
- Tu Plonges : Coule !
- Tu Danses : Valse !
- Tu Voyages : Pékin Moyen Express
- Tu veux survivre sur une île déserte: Meurs !
Les «Empereurs» de la production pourront-ils encore longtemps invoquer que ce petit jeu de gladiateurs des temps modernes est sans danger ? À voir la «Chanson» réduite à de sempiternelles reprises exécutées lors de Battle «Karaokéturales», il avait fallu se résoudre. Aux verdicts de Jurys aussi indiscutables que leurs œuvres, il avait fallu se soumettre. À se régaler de voir celui-là partir que l’on n’aimait pas, à fulminer de voir éliminer celle-ci qu’on adorait, nous avions pris le pli. Au lieu de succomber à l’élégance du plongeur qui frôle la perfection à force d’entrainement quotidien depuis tellement d’années ; au lieu de frissonner à la voix de celui qui chante l’humanité en refusant de combattre ; au lieu de nous élever au génie de ceux qui poétisent, qui inventent ; au lieu de tout ça de bon… Il nous fallait des victimes et des sacrifices en direct.
Les seuls véritables gagnants de cette messe macabre sont à coup sûr les producteurs, animateurs, jurys reconduits pour les saisons prochaines du jeu de massacre. Bourreaux royalement rétribués pour l’exécution de sentences impitoyables qui coupent la tête tout net aux rêves et aux ambitions. Pour cette tâche incommodante, ils décrochent la timbale à chaque fois. Sous nos yeux ils étaient parvenus à utiliser l’art, tout en tuant l’essence même de ce qu’il doit être. Les «Endemols» en tous genres avaient réussi aussi à se dédouaner des dégâts collatéraux, suicides, dérives, dépressions graves d’anciens candidats, invoquant des fragilités antérieures aux passages télés. Et cet aveu d’irresponsabilité chronique qui consiste à jeter en pâture des personnes inadaptées au choc que constitue l’exposition médiatique n’avait pas soulevé notre colère. Pour que le spectacle perdure !
Le système vient de faire deux nouvelles victimes. Indiscutables celles-ci ! Dont un médecin, ce qui est un comble puisqu’il aurait pu demain nous sauver ou sauver nos enfants. La mort d’un médecin c’est encore pire, il emporte avec lui combien de vies qu’il aurait pu épargner? Il est à parier que bientôt, avec le temps, quand sera dissipée la stupéfaction, l’émission reviendra. Encore plus forte, plus attractive grâce à cette publicité qui en fait «l’émission où l’on risque de mourir pour de vrai». Une notoriété qui profite sans doute déjà à des « Koh Lanta » étrangers, diffusés dans des pays où les victimes françaises semblent plus lointaines et sont donc moins impliquantes. Le fait divers et le goût du sang sont alléchants.
Si on continue comme ça, tapez 1. Si vous voulez les éliminer, tapez 2.

Vincent Baguian