Dans la bouche de Circé


Ta bite. Comment chanter une chanson qui porte ce titre sans choir dans le paillard éculé? Circé Deslandes s'en balance. «Vois comme elle est grandiose dans l'écrin de mes joues» (Ta bite). Aragon bien sûr avait traité le sujet («L'a prise dans ses mains / La belle / L'a prise dans ses mains / La bite» etc.), illustré par une photo de Man Ray avec la bouche de Kiki de Montparnasse.


Mais il s'agit ici du point de vue d'une jeune femme, quand on est davantage habitué à celui des hommes. Selon Houellebecq, «Les hommes [ne] cherchent[-ils pas] uniquement à se faire sucer la queue / Autant d'heures dans la journée que possible / Par autant de jolies filles que possible»?... Circé Deslandes, qui ressemble à une candidate à l'agrégation de lettres classiques, sortira cet hiver un album en rut, ŒSTROGÉNÈSE, produit par Kid Loco et Marc Collin. «Un disque très intime, explique-t-elle, très féminin, avec des textes à la fois crus et poétiques.» C'est peu dire. Sur sa page facebook, l'allumeuse a posté en guise d'amuse-bouche quelques chansons tendres, pleines d'outrances, clipées façon porno chic. (Ici, le clip d'Allô). La voix de Circé Deslandes, outre ses manières, ne manque pas de sens. Dans une autre chanson, Testostérone, la nymphe, ou plutôt la messaline à laquelle cette Colette Renard 2013 semble vouloir donner corps, rêve «de boules de 6900 kilos chacune», d'un «canon» au «diamètre exorbitant» pour faire «l'amor au fond du cul». Tout un programme, jamais vulgaire, mais lascif, et charnel.


Alors, pourquoi prendre comme identité Circé Deslandes quand on s'appelle Cécilia Halatre? «Circé, c'est le nom que j'ai donné à un chaton que je voulais offrir à ma mère et dont elle n'a pas voulu. Deslandes, c'est le nom que j'empruntais à treize ans lorsque je téléphonais à des inconnus pour leur raconter des trucs salaces.» Déjà. Chantés façon Bardot, ces aveux offerts à confesse pour appâter l'internaute pétillent d'une fantaisie lubrique, étincelante de luxure, de jalousie et de désir. Parce qu'elles dévoilent par-delà les jarretières une perspective agréable aux jeunes comme aux vieux dont elle réveille la salacité, les chansons sanguines de Circé renverront-elles les Mylène de France, hors d'usage, à leurs commodités?

Baptiste Vignol

(Portraits Flavien Prioreau)

Trésors Doriand


Le succès populaire paraît être parfois un horizon insaisissable. Prenez Doriand, auteur-compositeur élégant dont l'allure, le timbre de voix et l'inspiration mélodique pourraient rappeler Étienne Daho, sans le vernis toutefois de la pose dandy. Reconnu par sa confrérie, le Girondin - il est né à Libourne en 1972 - accumule depuis une quinzaine d'années des collaborations distinguées. Keren Ann, Iggy Pop, Édith Fambuena, Pauline Croze, Katerine, Jacno, Helena Noguerra... Par ailleurs, plus superficiel, il signe en 2001 le titre Toutes les femmes de ta vie pour le premier girls band créé par la real-TV, le groupe L5. C'est le jackpot. N°1 du Top et 1,5 millions d'albums vendus. Il récidive pour d'autres champions de M6, Julien Doré (Les bords de mer se classe à la huitième place du hit parade en 2008) et Camelia Jordana (Non, non, non (écouter Barbara) troisième en 2009). Puis il écrit Elle me dit avec Mika. N°1 en 2011. Une machine à tubes.
En parallèle, depuis CONTACT (1996), le chanteur Doriand a enregistré quatre disques soignés. Le plus récent, LIEU-DIT (2011), est un recueil rétrospectif (Ici), épicurien (In vino veritas), contemplatif (La belle endormie sur Bordeaux) et paternel (Papapa) dans lequel bien des quadras pourraient se reconnaître. L'air pur de ses chansons, qui suggère l'univers des choses les plus intimes de Nino Ferrer et de Françoise Hardy pendant les années 70, est troublé de constats légèrement acides («Il manque toujours un peu d'un truc, hein!») qui sont aussi la marque de leur cachet. 
L'album est passé comme un nuage blanc dans le ciel. Dix-huit mois après sa sortie, le chanteur en propose néanmoins un nouvel extrait savoureux : La recette du clafoutis parfait (ici, le clip). Chanson d'été, rimes faussement légères d'un interprète méconnu, peut-être trop naturel pour exciter les radios, mais qui, lorsqu'il compose pour les autres, possède, et c'est rare, le secret du succès.

Baptiste Vignol

LOVE SONGS, 13/20

LOVE SONGS, c'est le double album révélateur d'une chanteuse magnifique, sublime même par fractions. Royalement réalisé par Benjamin Biolay, il compte hélas sept titres dispensables, dont trois du chanteur de charme né à Villefranche-sur-Saône. L'auteur-compositeur adulé dans les beaux quartiers n'est pas toujours à la hauteur du magicien de studio. S'il fallait absolument enregistrer vingt chansons, Biolay aurait dû solliciter ses aînés, Dominique A, Christophe Miossec et Jean-Louis Murat, dont on aurait adoré découvrir les offrandes à Vanessa. Effeuillage.


L'Au-delà (3'21). Après J'ai demandé à la lune pour Indochine, Je m'appelle Jane pour Birkin ou Mise à nu pour Pauline Croze, Mickaël Furnon continue d'agencer des couplets 100% cachemire. «Paradis, c'est l'enfer»... «L'au-delà divin de la beauté», oui! Source d'éclatantes inspirations.
Love Song (de Benjamin Biolay). Bling-bling.
C'est quoi? (3'11). Une chanson sur l'indécision. Mathieu Boogaerts a trouvé en Vanessa une muse qui le comprend.
Les Espaces et les Sentiments (de François Villevieille). Vague et bavard.
Prends garde à moi (de Benjamin Biolay). Mille fois entendu.
Tu pars comme tu reviens (de Benjamin Biolay). Chantée par Jenifer, personne n'en aurait jamais rien dit.
The dark, it comes (Carl Barât). Parce que la voix de Barât étouffe celle de Vanessa. Et parce que dans le genre, Kylie Minogue et Nick Cave ont fait cent fois mieux.


Rocking-Chair (de Benjamin Biolay). Quelconque et ne balance pas.
Station Quatre-Septembre (3'29). Quand Benjamin Biolay se sort les doigts, ça donne ça. Quelques notes harmonieuses, de jolies formules («Depuis le premier verre de vin au dernier baiser sans la langue»), un refrain impeccable, pour une piécette délectable qu'on aimerait pouvoir écouter des lunettes 3D sur le nez tellement l'on s'y projette.
Tu vois c'que j'vois (3'13). Une chanson parapente; deuxième titre de Mathieu Boogaerts. «C'est facile / Au signal / Tu décolles», et ça marche. Euphorisant.
La Crème (2'42). Parolier du Madame rêve de Bashung, Pierre Grillet a la plume adroite. «J'veux pas qu'on m'crie / J'veux qu'on m'crème.» Paroles de tube. «Et si possible pas le faire moi-même.» Dit par Vanessa... Bon. Bien. Aux notes, Ben Ricourt. Pour info, depuis qu'il a composé la musique de J'traîne des pieds (Olivia Ruiz), ce chanteur inconnu du grand public se chausse sur mesure. 
Le Rempart (3'11). Intense chanson de rupture. «Hey à quoi ça sert / À quoi ça sert de venir te voir?» N'y aurait-il pas un clip à tourner avec Johnny Depp en guess star? Un bijou signé Boogaerts.
Mi amor (3'07). Cette invitation naïve d'Adrien Gallo, Vanessa la chante à la galopade, comme quand elle avait vingt ans. C'était en 1992 et la môme cartonnait avec Be my baby. «All right! All right!»


New Year (La famille Depp). «Johnny [Depp] a trouvé ces accords à la guitare puis Lily-Rose a chanté cette magnifique mélodie qui ne m'a pas lâchée depuis.» Et l'entourage de Vanessa, la main sur le cœur, de jurer: «Wahou, c'est si chou!»... L'entourage.
Tu si na cosa grande (2'50). Parce que la mélodie sublime du grand Domenico Modugno touchera grâce à Vanessa une nouvelle génération d'auditeurs.
Sombreros (4'23). Qu'avait-elle en français, Vanessa, chanté de marquant depuis l'album VARIATIONS SUR LE MÊME T'AIME (1990) d'un Gainsbourg à bout de souffle, mais qui contenait sa paire de hits? Sombreros de Jérôme Attal, avec ses rîmes en "toc" et en "ox", aurait fait bonne figure sur ce CD. La partition est de Ben Ricourt. Tandem.
Être celle (3'38). «La» chanson du disque. Aux paroles, un poète: Marcel Kanche. «Je veux être celle / Qui boit le ciel...» Sur une musique composée par Vanessa Paradis. Céleste.
Doorway (2'58). Music and Lyrics: Vanessa Paradis. Why not.
La Chanson des vieux cons (4'44). Si le titre n'est pas bon (La Chanson des vieux cons, franchement) et le texte imparfait («le puits sombre et froid», cliché), l'interprétation de Vanessa emporte tout. À la quatre-vingt-cinquième seconde, elle se montre même presque géniale...
Les Roses roses (3'51). On l'attendait, le voilà. Le duo Biolay/Paradis. A-t-il la classe inoxydable de Brandt Rhapsodie? Non, mais ce gentil face-à-face, fiévreux, marcescible à la longue et germanopratin n'est pas déplaisant. Sans oublier, détail qui tue, que des fleurs, dans une cuisine, c'est joli, non? La vieille élégance française.

Baptiste Vignol

Toujours là


La sixième pyramide des pharaons d'IAM a pour nom ARTS MARTIENS. Titre choc pour disque sec, dense, épique et mouvant, conçu comme la b.o. d'un film noir où les ruelles de Naples, les calanques de Marseille, le port de New York et les jardins japonais seraient le décor d'un théâtre mythologique dont les règles d'honneur demeurent la loyauté, la mémoire et la fidélité. Voix off viriles et martiales, scratchs au scalpel, «ouais» approbatifs, boucles enivrantes, lignes pures et sculpturales. Rares sont les groupes qui passent les décennies. Akhenaton, Shurik'n, Imhotep, Kheops et Kephren, frères d'armes depuis 25 ans, sont les serviteurs, les «samouraï», d'un art dont ils furent, à l'état vif, des conquistadores. ARTS MARTIENS constitue donc la sixième bataille de leurs aventures. Le quintette marseillais plus uni que jamais la mène avec l'ascèse des bushis, «sembl[ant] un crustacé noir gigantesque et vermeil.» (De Heredia, Les Trophées, "Le Samouraï") Si les Parnassiens prônaient l'art pour l'art, avec IAM, serait-ce le rap pour le rap? La puissance évocatrice du binôme à deux sabres composé par Shurik'n et Akhenaton semble en tout cas évoquer, désormais, par endroits, José-Maria de Heredia. «C'est lui. Sabres au flanc, l'éventail haut, il va...» ("Le Samouraï")
N°1 du Top à sa sortie, l'album glorifie l'âme d'un groupe dont l'esthétique, selon certains exégètes, figure déjà dans la légende. Précieux, les textes d'IAM déchiffrent l'époque. La dixième flèche du disque, Habitude, transperce qui l'écoute. Le soliloque d'un sdf, celui-là qui hante nos rues mais semble devenu transparent. «Et si le vent parfois me force à squatter vos entrées / N'oubliez pas, même les vaincus ont droit au respect». Imparable. IAM, ouais, toujours là.

Baptiste Vignol

Juste Anne Sylvestre

Georges Moustaki parti, qui reste-t-il de la chanson dorée des cabarets, qui partagea scènes et coulisses avec Barbara, Georges Brassens, Jacques Brel et Serge Gainsbourg? Quatre monstres sacrés. Les derniers Géants. Charles Aznavour (89 printemps), Gilles Vigneault (85 hivers), Guy Béart (83 étés) et Anne Sylvestre (79 automnes). Révélée en 1959 par Mon mari est parti, Anne Sylvestre vient de sortir son vingt-deuxième album de chansons, JUSTE UNE FEMME, quelques mois après la parution chez Fayard d'une biographie bien utile («Anne Sylvestre, "Mais elle chante encore?"» de Daniel Pantchenko) pour qui souhaiterait remonter le cours d'une carrière débutée il y a cinquante-cinq ans sur l'île de la Cité, à La Colombe. Bien qu'elle n'ait jamais suscité d'admiration unanime, pas de unes ni de nomination aux Victoires de la Musique, et pourtant..., la chanteuse ne doute pas de sa place dans le champ des Variétés. En 1962, sur son deuxième 25 cm, une présentation de Brassens regrettait d'ailleurs «la fâcheuse tendance du public à bouder un peu ceux qui le respectent assez pour se refuser à lui faire la moindre concession. Avant la venue d'Anne Sylvestre dans la chanson, il nous manquait quelque chose et quelque chose d'important.» (Ne pourrait-on pas aujourd'hui tirer pareil constat à propos de Claire Diterzi?) Brassens donc, le suzerain, duquel la critique, en 1962 rappelle Pantchenko, tira ce surnom sparadrap dont Anne Sylvestre ne s'est jamais défait: la «Brassens en jupons». «"Brassens en jupons", qu'est-ce que ça veut dire? demanda-t-elle en 2002 dans les pages de la revue Chorus. C'est plus que réducteur! À partir d'un certain niveau de métier, cela devient humiliant, car je me trouve, depuis pas mal de temps, au même niveau que ces gens auxquels on me compare.» Du même bois, c'est vrai, mais pourtant tellement méconnue. En avril 2013, grâce aux Inrockuptibles, des centaines de lecteurs auront probablement découvert son nom, cité par Jean-Louis Murat comme étant sa chanteuse française préférée. L'hommage, pour inattendu, n'est pas étonnant. La simplicité si précise du vocabulaire, la clarté universelle du propos font des ballades d'Anne Sylvestre des pièces voisines des poèmes de La Fontaine. La chanson Juste une femme qui donne son titre au disque est née de l'affaire DSK («Mais c'est pas grave / C'est juste une femme à saloper...»), elle résume par surcroît l'éternel combat d'une infatigable «femen» : «Je ne récuserai jamais le terme de féministe. Je l'ai été, je le suis et le serai encore, expliquait-elle dans Chorus en 2008. Comment ne pas être féministe quand on est une femme et qu'on a sa dignité. Je suis une femme qui avance, témoigne et je n'abandonnerai jamais cela
Et si parce qu'elle a fait fi avec une inflexible droiture des quant-à-soi médiatiques qu'elle endure depuis un demi-siècle, le regard d'Anne Sylvestre sur le monde était en définitive le plus moderne de la chanson française?

Baptiste Vignol