Il faudrait sauver les Victoires.


Pour que la cérémonie des Victoires de la Musique redonne envie de découvrir des artistes et peut-être d'acheter leurs disques, il faudrait qu'elle soit légère, festive, drôle, inattendue, présentée par des artistes eux-mêmes, qu'elle soit moins confinée, plus curieuse, qu'elle ouvre chaque catégorie à cinq nominés plutôt qu'à trois seulement - ce qui n'a aucun sens -, qu'elle décerne une Victoire pour la meilleure comédie musicale (ces spectacles faisant vivre des centaines d'intermittents chaque année), une autre pour honorer les figures de la francophonie (Afrique/Belgique/Océanie/Québec/Suisse), une autre encore pour la plus belle pochette d'album, par exemple. Qu'elle ne sacralise pas «artiste masculin de l'année» un jeune homme qui est incontestablement une révélation; qu'elle s'abstienne de faire concourir des vedettes qui n'ont pas sorti de nouvel album au cours des douze mois précédents (Véronique Sanson, nominée pour être la chanteuse de l'année 2015, n'a rien enregistré depuis 2010!); qu'elle n'octroie pas la Victoire de l'album rock à un (très beau) disque de pop; qu'elle ne donne pas une Victoire «d'Honneur» à quelqu'un qui aurait du décrocher celle du plus bel album de chanson de l'année (STYLUS); qu'elle ne se souvienne pas des artistes populaires après leur mort (Michel Delpech, Guy Béart ou Patachou auraient mérité d'être honorés de leur vivant, et à de multiples reprises, depuis 1985, date du premier numéro des Victoires)… Qu'elle aime la chanson dans sa variété tout simplement.

Baptiste Vignol


L'effet Victoires


Naguère les Victoires avaient assez de retentissement pour que les lauréats voient leurs albums s'envoler. En 2005 par exemple, Jeanne Cherhal, dont le disque 12 FOIS PAR AN s'était alors écoulé à 50 000 exemplaires franchit, quelques temps après avoir reçu le prix de la révélation de l'année, la barre des 100 000 exemplaires, finissant sa course à plus de 250 000 unités. Onze ans plus tard, les Victoires de la Musique viennent de sacrer Vianney et Yael Naim artistes de l'année. Ils ont vendu chacun 1700 CD dans la semaine suivant la cérémonie, grimpant aux 35 et 37èmes places du Top... Quant aux Innocents, leur prix du meilleur album rock leur a permis de bazarder 529 MANDARINE. Ces chiffres pathétiques résument à eux seuls l'inutilité désormais d'une grand-messe molle, vaine et assommante à la sélection trop étriquée pour intéresser le public. La semaine avant les Victoires, Dominique A ne figurait plus dans le Top 200 des ventes en France pour ÉLÉOR sorti en mars 2015. Nominé à la Victoire de l'artiste masculin, il était présent au Zénith le 12 février, chantant en direct Au revoir mon amourpour placer 311 disques en sept jours et se faire souffler la vedette par Vianney. Franchement, cela valait-il le coup qu'il se déplace? C'est ce que doivent se demander nombre d'artistes nominés en apprenant leurs chiffres de ventes après cette soirée télévisée censée promouvoir et fêter la chanson française.

Baptiste Vignol

Sur le chemin de la poésie


À l'heure où chacun se présente avec une barbe de huit jours, Marcel Kanche est un prophète aux yeux bleus qui se montre rasé de près (À ma bouche). Mais Kanche est en marge. On ne peut pas dire qu'il chante, il dit ou récite, d'une voix grise. Ses musiques ne sont pas entrainantes, elles entêtent, inquiètent ou apaisent, c'est selon. Et ses paroles sont d'abord de la poésie, fine. Tout cela fait une chanson pilote, animale, dont l'assise est hyper soignée, à base de piano, de violoncelle, de percussions et de guitares. Depuis JE SOURIS ET JE FUME en 1990, Kanche a enregistré une demi-douzaine de disques solo et signé deux tubes, Qui de nous deux (2003) pour -M- et Divine idylle (2007) pour Vanessa Paradis. Sorti en novembre 2015, ÉPAISSEUR DU VIDE s'ouvre en beauté avec Des vers et de l'orge pour camper le décor: «Un peu de ciment / Un peu de ferraille / Sur la lande sauvage…» L'album aligne treize morceaux relativement courts qu'embellit la clarté des chœurs mélodieux d'Isabelle Lemaitre-K, épouse du poète. De la chanson hermétique? Un peu. Sauf que la dixième pièce du CD (très belle pochette, superbe livret, avec en épigraphe une citation de Pierre Michon: «Ils pleurent parce que le monde ne s'arrête pas sur l'instant de leur joie») aurait tout du hit majuscule s'il était «chanté» pour de bon, par Mylène Farmer par exemple.

Baptiste Vignol


Cette chanson qui pose tant question


L'action se déroule à 9000 kilomètres de Paris, sur l'île de La Réunion.
Le 2 février 2016, j'écrivais dans le Jir (Journal de l'Île de La Réunion) ce papier adressé aux directeurs des deux théâtres départementaux de Saint-Gilles-les-Bains et de Saint-Denis de La Réunion, Bernard Faille et l'ancien danseur Pascal Montrouge, en place depuis 2009:

Cette chanson qu'il fait bon détester

L’île de La Réunion possède l’une des plus belles scènes du monde, à ciel ouvert, au-dessus de Saint-Gilles-les-Bains. Mille places assises dans un écrin. Les Réunionnais qui aiment la chanson française - et il doit en rester quelques-uns !- ont pu jadis, en famille parfois, y applaudir Claude Nougaro, Francis Cabrel, Georges Moustaki, Jean-Jacques Goldman ou bien encore Les Innocents... Belles nuits étoilées. Laurent Voulzy aussi il n’y a pas si longtemps, au début des années 2000, qui s’y produisit plusieurs soirées de rang, tout comme, naguère, Jean-Louis Aubert, Lynda Lemay, Bernard Lavilliers ou Zazie. Parmi tant d’autres. Comment se fait-il que la chanson soit aussi méprisée aujourd’hui par les théâtres départementaux ? Pourquoi, par exemple, Alain Souchon et Laurent Voulzy n’y ont pas été programmés ce mois de janvier 2016 ? [Ils y ont chanté au Stade de l'Est, un hangar de 4000 places assises à l'acoustique épouvantable.] Pas plus que le seront d’ailleurs Louane et Francis Cabrel cette année. Calogero ou -M- ne l’ayant pas été en 2015… La dernière chanteuse de renommée nationale à avoir été invitée par le « teat en plein air » demeure, sauf erreur, La Grande Sophie, en mars 2013 ! Alors messieurs les directeurs, d’où vient-il ce dégoût pour la variété populaire ? Franchement, une fois par semestre, deux fois par an, le théâtre de Saint-Gilles ne pourrait-il pas proposer dans sa programmation officielle une soirée mettant à l’honneur une figure de la scène francophone ? Bizarre ce mépris quand on semble, à l’instar de Pascal Montrouge, si fier et si heureux de faire partie du jury de « The Voice » à la sauce créole et qu’on a commencé sa carrière en dansant avec Karen Cheryl.

*

Aujourd'hui 12 février, l'une des plumes culturelles du Jir s'interroge sur mon compte :


Puisqu'il y est insinué que j'agis sur commande (la direction des théâtres départementaux sera renouvelée en avril pour un nouveau mandat de sept ans), j'ai naturellement adressé dans la foulée cette réponse à la journaliste, la remerciant au passage de me permettre, par son article, de développer mon propos. Tout débat n'est-il pas bon à prendre? Mais l'on vient de me faire savoir que ma réponse ne serait pas publiée. La voici donc (précisons qu'aucun des artistes cités plus bas, mis à part les Innocent il y a 20 ans, Camille en 2007, Dominique A en 2010 et Jeanne Cherhal en 2012, n'est venu se produire à La Réunion):

Et si l’on remettait la chanson à l’endroit ?

Victime de l'effondrement de l'économie du disque et de l'invasion des télés-crochet qui ont décimé, en imposant leurs starlettes, les jeunes auteurs-interprètes qui faisaient sa richesse et son avenir, la chanson française de caractère, qu’elle soit pop, rock ou classique, suscite un sourire bébête chez ceux qu'encombre une culture faux-cul. C'est donc aujourd'hui toute une expression artistique qui se trouve menacée d'extinction. Il est alors du devoir des politiques culturelles de la soutenir, ne serait-ce qu'au nom de la francophonie. Comme l’équipe dirigeant les théâtres départementaux a fait preuve ces dernières années de son inaptitude sur le sujet, voici, pour l’aider, à moindre frais, quelques noms d'artistes de tous âges parmi lesquels elle pourra piocher afin de proposer aux Réunionnais amateurs de variété deux soirées annuelles, « de haut niveau », rassurez-vous, contenant chacune, par exemple, une première partie adéquate. Deux soirées. Ça n'est pas le lagon à boire ! 
En vedettes, suggérons Jean-Louis Murat, Les Innocents, Ariane Moffatt (dix Félix au Québec, l’équivalent de nos Victoires de la musique), Graeme Allwright (vous souvenez-vous de Graeme ? Il vécut à La Réunion et chante encore, à 89 ans !), Clarika, Claire Diterzi (la seule chanteuse à avoir été pensionnaire de la Villa Médicis), Pierre Lapointe, Robert Charlebois, Jeanne Cherhal, Alex Beaupain, Anne Sylvestre, Diane Dufresne, Juliette, William Sheller, Maissiat (son prochain album qui sort en mars, absolument extraordinaire, va devenir illico un classique), Hervé Vilard (oui, Hervé Vilard ; Michel Delpech c’est trop tard - tout comme Christine and the Queen, fallait se réveiller avant…), Damien Saez, Thomas Fersen, Camille ou Dominique A. 
Avec, pour ouvrir le bal, puisqu’il faut aussi soutenir la «nouveauté», disons Séverin (son nouveau disque, qui vient de sortir, est une merveille absolue), Barbara Carlotti, Bertrand Belin, Raphaële Lannadère, Vincent Baguian (un « écrivain de chansons » disait Claude Nougaro), Mustang, Aline, Bastien Lallemant, Arman Méliès, Katel, Franck Monnet, Jérémie Kisling, BabX… Autant d'artistes, de « haut niveau », qu'on n’applaudira jamais au Stade de l'Est et pour qui l'écrin surplombant Saint-Gilles-les-Bains semble être la scène idéale. Deux soirées par an. Franchement ! Ça n’entre pas dans un cahier des charges ? Le sacro-saint cahier des charges. Alors, quoi ? Murat, Sheller, Dufresne, les Innocents, Charlebois, c'est la honte? C'est vulgaire? C'est... trop populaire? Pas plus que de se trémousser avec une jolie conviction derrière Karen Cheryl quand elle chantait À l'endroit, à l'envers.

Baptiste Vignol


L'autel de Ville


Ça n'est pas un disque facile et c'est à l'honneur d'EPM de permettre au BAL DES FOUS d'être disponible dans les bacs (comme on ne dira bientôt plus) des quelques fnac jouissant encore des services précieux d'un disquaire aimant son métier. Ce cinquième album de Louis Ville depuis HÔTEL POURRI en 1999 n'est pas moins tourmenté que les précédents. La chaude voix du chanteur rappelle toujours celles d'Arno et de Loïc Lantoine. Et son inspiration n'a rien perdu de sa crudité rauque. Louis Ville enfonce le clou donc, mais la contrebasse de Gérard Pierron enrobe l'ensemble d'une humeur fraternelle. «Sais-tu que ce volcan est une île / Et la mer qui l'enserre craint son feu, ses tourments…» (Le Grand marchand) Une poésie brumeuse, écorchée, où les mots se griffent au sang, au travers de laquelle reviendront en mémoire le souvenir spumescent de Léo Ferré («Dehors, la mer s'était tue, plus d'écume, plus de tumulte / Et les mouettes regrettaient ses gros temps, ses vents mauvais…», Dehors), la délicatesse de Murat dans sa veine villageoise (Ma rue) et l'écho de Bashung : «Et je chevauche des plaines endormies / Et j'echymose des fesses aplaties…» (La nuit j'ose). Moins sombre qu'il n'y parait.

Baptiste Vignol


Irrésistible Séverin


ÇA IRA TU VERRAS n'est pas qu'un très bel album, d'une évidence qui impose à chaque seconde une beauté indiscutable, c'est aussi, et surtout, un disque important, des très rares qui, mieux qu'aérer la chanson française, la renouvellent, tout en douceur, mais de façon nette et irrésistible. Séverin est probablement, désormais, le meilleur mélodiste du pays; et ça, on le savait depuis son précédent CD sorti en 2012 et dont on n'a pas oublié quelques plages lumineuses, Sous les graviers, Un été andalou ou Première déclaration. Mais avec ÇA IRA TU VERRAS, le chanteur passe un cap d'excellence : on n'avait plus entendu pareille réussite, pudique et sincère, divinement pop et légère, depuis, quoi? JAMAIS CONTENT d'Alain Souchon. C'était en 1977... Sans calcul ni pose, sans intention factice de créer un personnage, Séverin chante ici, avec une justesse saisissante, et un immarcescible sourire dans la voix, les jolies (Parasol), révoltantes (France), banales (Les hommes à la mer) ou dramatiques (Ton ADN) choses de la vie. Enfin, l'humour étant l'étincelle indispensable d'un certain charme à la française, c'est avec son épouse, Kiwi Da Gama, que Séverin propose pour clore son recueil un duo ravissant, France/Brasil, génialement clippé par Liza Manili et Rudy Cobain. De l'or.

Baptiste Vignol


Le feu d'Arman Méliès


Sorti en octobre 2015, VERTIGONE est un grand disque ardent, sauvage, mais tendu avec précision, telle une corde au-dessus d'un lac de laves sur laquelle un funambule aurait à tenter une traversée. Impitoyable et calme, conçu comme on tresse une natte, chaque chanson s'enlaçant aux flammes qui la précèdent, c'est un tableau incandescent, plein de sourdes conspirations, que viennent lécher de longs solos de sax qui tournoient, lentement, avant que la voix claire et féline d'Arman Méliès ne s'échauffe et brûle en lumineux cataclysmes. Pas d'histoires ici, mais des couleurs, des mots, des impressions, des plongées folles, vertigineuses, dont les séquences, déchirantes parfois, créent un climat, poursuivant en profondeur l'exploration de la difficulté d'être et des sentiments amoureux. Que VERTIGONE n'incendie pas la liste des albums «de rock» nominés aux Victoires de la Musique 2016 illustre la vacuité de cette distribution de prix hautement frelatés.

Baptiste Vignol


La mémoire qui hante


Le 16 novembre 2011, Emmanuel Marolle s'alarmait dans un article du Parisien titré «Déconne pas Renaud»: «Renaud va mal, très mal… Le chanteur de 59 ans est à nouveau à la dérive.» Relayant des propos soi-disant tenus par certains proches du chanteur qui n'aspirait alors qu'à rentrer dans sa solitude (« Il ne fait que boire, il se nourrit d'alcool. Il est dans un état épouvantable»…), Marolle, pour illustrer son reportage de caniveau, publiait une piètre photo volée montrant Renaud seul en terrasse de la Closerie des Lilas. Ayant pris soin par surcroit de décrire la maison que Renaud habitait alors à Meudon («Une prison dorée de 300 m2 sur trois étages avec ascenseur, sauna et piscine » - ouf ! le journaliste n'était pas allé jusqu'à fouiller la poubelle de la salle de bain…), ne manquait plus dans son billet que le 06 de l'artiste pour exciter les rapaces. 31 janvier 2016, revoilà Marolle qui annonce la sortie du prochain Renaud le 1er avril, s'enthousiasmant: «Diffusée sur Internet, Toujours debout, déjà écoutée 2,2 millions de fois sur YouTube, a fait l'objet de nombreux commentaires enthousiastes, émus, ou parfois agacés par le côté revanchard de Renaud. Mais comment pouvait-il faire autrement? Comment pouvait-il dire à sa façon autre chose que: “Je suis vivant, foutez-moi la paix”?». Les grands écarts dont certains sont capables pour une hypothétique interview!

Baptiste Vignol