À s'en ronger les ongles














La chanson, c’est une étape. Je ne sais pas du tout ce que sera la suite.
Julien Doré,
Les Inrockuptibles (n°655, juin 2008)

Plus d’un mois avant sa sortie programmée mi-juillet 2008, COMME SI DE RIEN N’ÉTAIT, le troisième album de Carla Bruni, affolait déjà les rédactions. Le Figaro, VSD, Libération, Le Parisien ont tous vanté les qualités intrinsèques des quatorze chansons composant “le disque le plus attendu qui se soit enregistré en France ces dernières décennies”, Bertrand Dicale dixit (Le Figaro, 16/06/08). Qu’en fut-il de MADAME L’EXISTENCE (2003) de Jacques Dutronc? Du rénaldien BOUCAN D’ENFER (2002), paru après sept ans de mutisme? De L’IMPRUDENCE (2002) d’Alain Bashung? De BLISS (Vanessa Paradis) en 2000? D’AU RAS DES PÂQUERETTES (1999) d’Alain Souchon, éclot six ans après le triomphe de C’EST DÉJÀ ÇA? Du dernier Barbara (1996), enregistré quinze ans après son prédécesseur? De KAMA-SUTRA (Michel Polnareff) en 1990? De YOU’RE UNDER ARREST (1987) de Serge Gainsbourg? &c.
L’impatience varie-t-elle selon que l’on crèche d’un côté ou de l’autre du périphérique?
Et les fans de s’inquiéter: à l’heure où l’industrie du disque bat de l’aile, le prochain Carla marchera-t-il? L’exemple d’ERSATZ, premier CD de Julien Doré, devrait les rassurer. Car un aiglon à la chevelure de quetzal est venu suspendre son vol sur la chanson made in France, troublant le concert de louanges annonçant le come-back de la folkeuse franco-italienne. Julien Doré en effet, “l’arrière petit-fils de Gustave” précise-t-on à l’envi - sans savoir qui était Gustave -, adulé pour son look, son sens de la répartie (“Ce qui vous fait rire? – La critique musicale spécialisée. C’est inquiétant de donner parfois plus de crédit à la critique qu’à l’artiste”, Le Figaro, 23/06/08), son affabilité toute provinciale, ses tatouages post-modernes (Marcel Duchamp, Jean d’Ormesson) et ses reprises déjantées (Lolita d’Alizée, Mourir sur scène de Dalida), vient d’investir en grande pompe la société du spectacle. Les Inrockuptibles y sont même allés de leur Une (mais les Inrocks ont besoin de vendre du papier; la crise ne frappe pas que les labels…), accordant au “dandy” un long entretien où le natif de Lunel (comme Manuel Amoros, l’une des stars les plus rock du football bleu-blanc-rouge; cf. son boulet de canon sur la barre transversale à Séville en 1982) se révèle aussi futé qu’on l’imagine, parlant peu de musique, s’attardant sur ses “masques” et se montrant tel qu’on l’attend, sûr de son charme, énigmatique.
Une chose cependant, la couverture des Inrocks dévoile un détail touchant: Julien Doré se ronge les ongles. Serait-ce de trop songer à l’avenir éphémère des idoles télévisuelles?
Notons enfin que le magazine préféré des quincas dans le vent s’est abstenu de chroniquer ERSATZ! Et pour cause… Cet album ne présente pas d’intérêt. Réunir la crème des musiciens français, débaucher Arno pour un duo, insister sur une collaboration (ultra discrète) de Christophe, ne fait pas de bonnes chansons. Un CD comme ERSATZ, il en paraît cinquante par an. Pourtant, l’attente étant là, soigneusement orchestrée, l’objet trône, huit jours après sa sortie, à la deuxième place du top, avec 40069 ventes, derrière VIVA LA VIDA de Coldplay (47625) et devant l’indéboulonnable Francis Cabrel (9100) qui depuis deux mois et demi truste le trio de tête. DES ROSES ET DES ORTIES cartonne tellement, et c’est justice, qu’on dit qu’il sauverait à lui seul le bilan du marché français au premier semestre 2008! Mais qui ce succès rassure-t-il quand il faut désormais au poète d’Astaffort un mois pour vendre ce qu’il écoulait en huit jours il n’y a que quatre ou cinq ans?
En cette période de disette, les majors licencient à tour de bras. Le bon démarrage d’ERSATZ (fort relatif par rapport aux 130000 exemplaires vendus la première semaine par Cabrel) confortera les directeurs en marketing - et le staff de Carla Bruni tout récemment échaudé par des articles taquins parus dans Télérama (n°3050) et Le Nouvel Observateur (n°2277): une campagne réussie est encore capable de faire tilt. À condition d’être bankable, de coller à l’époque, d’avoir la tignasse adéquate, d’être encensé par un jury, d’affiner sa plastique… et de se dire “épidermiquement de gauche” (Carla Bruni, Libération du 21/06/08). Alors qu’en parallèle, en dépit du feu des médias, la plupart des chanteurs français palissent devant l’état de leurs ventes, qui vont en peau de chagrin, l’épiderme de Carla, lui, risque fort de brunir puisque celui de Julien dore.
Pendant ce temps, dans la tempête, des poids lourds qui faisaient naguère la pluie et le beau temps sur le marché hexagonal, traînent leur disgrâce au fond du classement. Trois semaines après sa sortie, le nouvel album d’Arthur H, L’HOMME DU MONDE, ne s’écoulait plus qu’à 1896 exemplaires ! Une misère. Ceux de Raphaël (2453 vendus cette semaine), Saez (1378), Camille (1365), Cali (1118) ou Arno (415), tous parus ce dernier trimestre, se morfondent déjà en queue de classement. Quant à Juliette et Jean-Louis Murat, ils n’y figurent même plus!
Le disque se meurt. Vive la chanson! Et après?

Baptiste Vignol