Accueille-le paysage

 
(Photo Julien Mignot)

Murat est mort. Mort est Murat. Comment l’écrire sans se pincer? Mort, Murat, cané. Parti sans crier gare, tel un voleur de rhubarbe… Nous laissant inconsolables, comme si nous, qui l'avons tant aimé, avions perdu un ami. Tant aimé le suivre depuis trente-cinq ans. D’albums en albums. Dont deux ou trois figurent indéniablement parmi les cent plus beaux disques de la chanson française*. Cette chanson française qu’il méprisait (peu d’artistes trouvèrent grâce à ses yeux, Véronique Sanson, Manset, Anne Sylvestre, Bashung, Camille), qu’il détestait aussi fort que nous adorions nous glisser dans l’encolure de ses chansons comme dans des manteaux de pluie que sa voix, sensuelle, voluptueuse et racée (la plus belle, et de loin, des crooners du cru), tropicalisait en averses caressantes, ombrageuses ou traversières. Tant aimé qu’on montait, comme des chenapans, l’espionner, chez lui, à Douharesse, au-dessus d'Orcival. Nous nous garions à l’entrée du hameau et prenions à pied, l’air de rien, le chemin creux qui, en contrebas, longe sa ferme. Alors, parfois, nous l’apercevions! L’été, allongé sur un transat, une guitare à portée de main, contemplatif, face aux roches Tuillère et Sanadoire. Ou bien l’automne revenu, vêtu d'un bleu de travail, en train de bêcher son lopin de terre. Tant aimé sa franchise et son intégrité, tant aimé son intelligence, son humour aussi, sa culture encyclopédique et son goût pour la joute oratoire, la castagne, à mots nus. Pourtant, au sein de son foyer, sous son toit d’ardoises, il était, dit-on, un personnage exquis. Jeanne Cherhal s’y rendit quelques jours au milieu des années 2010, pour un projet d’album qui, hélas, la faute à des embrouilles de labels, ne put se concrétiser. Il en reste quelques ébauches de maquettes. Et ce constat, délivré par texto après que son hôte l’avait déposée à la gare de Clermont-Ferrand : « Je n’avais jamais rencontré un tel gentleman. » L’élégance faite homme. Nous l’avons tant aimé, oui. Comment le dire autrement? Et nous avons aimé faire partie du dernier carré, orgueilleux et sûrs d’avoir raison contre les autres, la masse des endormis. Tant aimé son regard de loup, sa gueule de « gitan aux yeux bleus » (bien vu Olivier Nuc, Le Figaro du 26 mai). Tant aimé l'adorer, parce qu’il était intimidant, et que c’est souvent la marque des très grands. Ceux qui savent savent que Murat était un géant. Nous l’écouterons encore mille ans puisqu'il laisse une œuvre colossale de vingt-cinq albums studio dont même les plus pointus de ses aficionados n’ont pas encore décelé toutes les profondeurs poétiques. En septembre 2018, à l'occasion de la sortie du superbe IL FRANCESE (qui contient Je me souviens, ce chef-d'œuvre), une journaliste lui demanda si l’on pouvait le classer parmi les poètes: « Non, j’ai beaucoup de mal avec ça. La poésie, c’est niet. J’écris des paroles de chansons. Faut pas exagérer non plus! » Les seuls poètes, les vrais, sont ceux qui réfutent cette appellation. Par élégance d'abord. Et modestie ensuite. Comme Trenet, Brassens, Gainsbourg et Barbara avant lui. Une question demeure néanmoins: qui, désormais, emmènera Cathy regarder le taureau bander?

Baptiste Vignol

* À choisir parmi LE MANTEAU DE PLUIE, VÉNUS, DOLORES, MUSTANGO et LILITH.
 
 

Une carrière au long cours


TIRER LA NUIT SUR LES ÉTOILES, donc. Qu’en penser, passés les alléluias, les gros titres des journaux et les emballements médiatiques dont jouit systématiquement Étienne Daho quand il revient, tous les quatre ou cinq ans, avec un nouvel album? Giclant toujours des mêmes plumes enamourées, jamais lasses de se répéter, cette gerbe d'éloges qui accompagne en fanfare chaque comeback du «Pape de la pop française», résonne comme un râle extatique: «Un artiste en état de grâce», «Quarante ans de carrière au sommet», «L'éternel dandy amoureux», «Un best of à lui tout seul», «Il n’a jamais aussi bien chanté»... Ok, ok. Voyons ça de plus près. En commençant par la voix. Puisqu’un chanteur populaire, c’est d’abord, et avant tout une voix. Une voix qui, pour marquer l'oreille du public, doit se singulariser des autres. Certes, depuis belle lurette, la diction du «Rennais» s’est clarifiée, a pris du corps, du muscle, mais elle a perdu, avec l'âge, l'irrésistible fraîcheur de son voile originel, son ardeur triomphante, ce velouté, ce sex-appeal qui, jadis, faisait tomber la France. Car entre LA NOTTE, LA NOTTE (1984) et CORPS ET ARMES (2000), «Étienne» (comme l'appelle Match, par son prénom), en alignant avec nonchalance, dans un déhanchement britannique dont raffolaient ses fans, des succès d’une rare tenue, fit partie des aventuriers, des explorateurs, qui, sentant l'époque, donnaient le la. Celles et ceux qui l'ont vu au Zénith de Paris en janvier 1989, à l'Olympia en décembre 1992 et, dans le même écrin, huit ans plus tard, en novembre 2000, en sont restés baba. N'importe, voilà deux décennies que cette figure de proue du grand chic parisien n'a pas signé de tube, un vrai, et ça n’est pas dans cet album que les programmateurs radio en trouveront un. La faute à des mélodies pâlichonnes qui manquent d’ampleur et de style, et qu’une avalanche de chœurs ne parvient pas à sublimer. Dommage car deux textes au moins, inspirés, nets et sensuels, auraient mérité d'être mieux vêtus: 30 décembre (même si le chanteur, dans une interprétation trop appliquée, l'alourdit d’embarrassantes syllabes en «e» : «…nous griffe comme une fourcheuhhh», «…comme une soucheuhhh») et l'émouvant Roman inachevé: «Où sont tous nos je t'aime, où sont-ils les serments? / Le vent me les ramène en rafale et souvent, / Je pense à nos poèmes, je pense à notre banc, / Aux champs de cyclamens qui tremblent dans le vent...» Rien que pour ces quatre vers, merci. Finalement, sur le transatlantique que pourrait incarner le vaste répertoire d’Étienne Daho (quinze LP studio tout de même), et dont la douzaine de chefs-d’œuvre* laisse un impressionnant sillage, ces onze nouvelles chansons ressemblent moins à des cartouches qu'à des fanions qui, tendus entre les deux grandes cheminées du bâtiment, battraient gentiment au vent.

Baptiste Vignol

* Week-end à Rome (1984), Tombé pour la France (1985), Épaule tattoo (1986), Paris, le Flore (1986), Duel au soleil (1986), Bleu comme toi (1988), Des Heures indoues (1988), Des attractions désastre (1991), Saudade (1991), Quand tu m’appelles Éden (1996), Le premier jour du reste de ta vie (1998), Ouverture (2000), La Baie (2000).